CANNES 2025 · Retour sur une édition intrépide et politique

Comme chaque année, le Festival de Cannes s’est fait la chambre d’écho de notre époque. Si cette 78e édition a donné à voir des œuvres imprégnées des ombres de la guerre ou d’autres traumatismes, c’était pour mieux les travailler, les recomposer, et souvent les exorciser. Et nous faire croire en la capacité du cinéma à renouveler les imaginaires.


lagent secret
« L’Agent secret » de Kleber Mendonça Filho

La guerre hors champ

Des fracas du monde, il a été beaucoup question pendant cette édition très politique. La mort de la photoreporter Fatima Hassouna, tuée par un missile israélien le 16 avril, a ébranlé le Festival avant même son lancement. Elle devait venir présenter, à l’ACID, Put Your Soul on Your Hand and Walk, docu tourné à l’iPhone par l’Iranienne Sepideh Farsi, dans lequel la jeune Gazaouie commentait les ruines de son pays à feu et à sang. « Les artistes ont la possibilité de témoigner pour les autres. Les démons de nos barbaries ne nous laissent aucun répit », a déclaré la présidente du jury Juliette Binoche pour lui rendre hommage lors de la cérémonie d’ouverture.

Certains cinéastes ont fait planer, de façon détournée, l’ombre du conflit israélo­-palestinien sur leurs intrigues. Exilés de leur pays d’origine, les frères palestiniens Arab et Tarzan Nasser ont présenté Once Upon a Time in Gaza (Un certain regard), fable située en 2007, après l’arrivée du Hamas au pouvoir à Gaza, qui promeut l’amitié comme résistance à l’oppression. Quant à l’Israélien Nadav Lapid, il signait avec Yes (Quinzaine des cinéastes) une tragédie musicale sur un artiste soumis à la propagande de son gouvernement. Féroce, outrageux, le film souligne l’aveuglement de son héros face aux massacres, réduits à des notifications qui énumèrent les victimes.

Sirat 3
« Sirat » © Pyramide Distribution

Dans Sirāt, western désespéré (« sirat » désigne en arabe le pont entre l’enfer et le paradis) récompensé du Prix du jury, Óliver Laxe imaginait un monde préapocalyptique : au milieu du désert marocain, des nomades écoutent la radio annoncer la fin du monde, croisent des camions militaires et s’oublient dans les rave-partys. Les rémi­niscences de la guerre en Ukraine ont traversé Enzo, film de Laurent Cantet réalisé par Robin Campillo. Un apprenti maçon (Eloy Pohu) y voyait sa quête d’idéal percutée par sa rencontre avec un collègue de chantier, un Ukrainien ayant fui la guerre. L’idée d’un conflit géographiquement lointain mais intimement proche était aussi au cœur du documentaire Nuit obscure de Sylvain George (ACID), portrait collectif de mineurs clandestins dont certains ont fui leur pays en guerre.

● ● À LIRE AUSSI ● ● CANNES 2025 · Oliver Laxe : « Le cinéma est encore un lieu dans lequel on peut proposer de transcender la mort »

Les traumas en héritage

Avec le lancinant Alpha (Compétition), Julia Ducournau prenait un parti pris fort pour représenter les victimes d’une maladie ressemblant au sida, celui de les figurer comme des statues. L’idée lui est venue d’une théorie psychanalytique, le « syndrome des gisants » : quand une mort brutale est passée sous silence, les générations suivantes peuvent développer des symptômes liés à cette mort. Cette question du trauma irrésolu se retrouvait beaucoup à Cannes, sondant ce qui nous a été transmis pour comprendre nos héritages trop lourds ou indicibles et, peut-être, espérer s’en délester.

Dans son troisième long poétique, le beau coming-of-age Romería (Compétition), Carla Simón tentait par la fiction de retrouver ses parents morts du sida, comblant les images manquantes de sa propre vie. Alors que dans le très profond Valeur sentimentale de Joachim Trier (Grand Prix), c’est plutôt le patriarche, réalisateur de renom qui a toujours peu verbalisé ses émotions, qui cherchait à renouer avec ses filles en utilisant ses films. Bien sûr, il le faisait avec maladresse : nos filiations sont toujours pleines d’angles morts et de silences. Et nos psychés sont un jeu de piste semé de chausse-trappes, comme l’apprenait à ses dépens Jodie Foster, psychanalyste enquêtant sur une patiente mystérieusement décédée dans Vie privée de Rebecca Zlotow­ski (hors Compétition).

● ● À LIRE AUSSI ● ● Rebecca Zlotowski : « Les actrices qui m’ont plu sont les actrices qui se sont construites seules. »

Avec Sound of Falling (Prix du jury ex æquo), Mascha Schilinski exprimait tous les reliefs et les vertiges de nos histoires, en laissant le spectateur tisser les liens entre différentes générations de femmes face au patriarcat. Tout comme Kristen Stewart qui, dans son premier long The Chronology of Water (Un certain regard), refusait la linéarité du biopic (celui de l’ex-­nageuse et romancière Lidia Yuknavitch) pour saisir la façon dont une vie peut se trouver déviée, violentée par les abus vécus dans l’enfance.

Sound of Falling
« Sound of falling » Photo © Fabian Gamper – Studio Zentral

Comment alors composer avec les blessures du passé ? Faut-il tenter de les fuir au risque qu’elles nous rattrapent, comme pour Marcelo, interprété par Wagner Moura, qui, dans L’Agent secret de Kleber Mendonça Filho (Prix d’interprétation masculine et Prix de la mise en scène), essaye de se dissoudre dans les mirages du carnaval de Recife ? Ou doit-on sombrer dans la vengeance, comme est tenté de le faire le héros d’Un simple accident de Jafar Panahi (Palme d’or), confronté à celui qui l’a autrefois torturé dans une prison iranienne ? Les films de Cannes 2025, tout en reconnaissant la complexité du travail de réparation et la lenteur – parfois l’impossibilité – de la cicatrisation, ont tous refusé l’amertume et l’apitoiement – pour mieux parler d’élan et de réinvention.

● ● À LIRE AUSSI ● ● CANNES 2025 · Kristen Stewart : « Il y a des secrets que l’on garde et qui nous détruisent »

Face à la loi

Cette édition aura aussi suivi pas mal d’individus aux prises avec les règles. Ainsi du shérif patibulaire d’une bourgade américaine en temps de Covid, campé par Joaquin Phoenix dans Eddington d’Ari Aster, en résistance contre le masque de protection, contre le maire de la ville (Pedro Pascal), contre la « bien-pensance » (jamais nommée ainsi dans le récit, mais le complotisme plane sur tout le film). Cette fresque parano fait s’affronter tous les personnages et toutes les opinions, exposant un monde si clivé que les convictions elles-mêmes en semblent anéanties, et qui finit par sombrer dans le sarcasme et la violence pure.

Un même couperet tombait sur le plus jeune et naïf des Deux Procureurs de Sergei Loznitsa (Compétition), alors qu’il se rendait compte de la corruption implacable sévissant pendant les purges staliniennes. Moins nihilistes, d’autres films exploraient avec plus d’espoir la lutte de personnages pour la justice. L’obsession qu’entretenait – parfois au mépris des procédures – l’enquêtrice de l’IGPN de Dossier 137 de Dominik Moll (Compétition) pour la vérité de l’image dans une affaire de « gilet jaune » victime d’un tir de LBD ne manquait pas de rappeler l’entêtement de l’infirmière campée par la même Léa Drucker dans L’Intérêt d’Adam de Laura Wandel (Semaine de la critique).

11b63e50e3a185c7f43ace6dc2232e3e
« Dossier 137 » de Dominik Moll Copyright Fanny De Gouville

Sur un air jazzy faussement plus détaché, The Mastermind de Kelly Reichardt (Compétition) faisait le récit d’un voleur de tableaux de petite envergure, dans une ville modeste des États-Unis. Alors que le gouvernement de Richard Nixon réprime la rébellion contre la guerre du Vietnam, un père de famille chômeur (parfait Josh O’Connor) prend la liberté de (mal) organiser un casse de toiles qu’il aime bien, avant d’échapper (facilement) à une descente de police chez lui, puis de prendre (mollement) la fuite – because he can. Un pamphlet d’apparence douce contre les privilégiés qui ne se sentent pas concernés et mettent pourtant tout le monde dans la mouise. À la Semaine de la critique, l’héroïne du long Des preuves d’amour d’Alice Douard, campée par Ella Rumpf, était au contraire on ne peut plus concernée par la loi. Le film la cueille au moment où elle commence à réunir les éléments du dossier qu’elle doit constituer pour adopter l’enfant qu’attend sa compagne (Monia Chokri). Le récit, situé en 2014 – un an après l’adoption de la loi du mariage pour tous –, s’émancipe vite de sa pédagogie initiale pour montrer ce que la loi, à travers le dossier d’adoption, ne prend pas en compte : l’amour puissant qui circule dans cette famille.

● ● À LIRE AUSSI ● ● CANNES 2025 · « The Mastermind » : Vol planant

Vers la lumière

S’arracher aux normes, aux injonctions, aux déterminismes, c’est possible, si on en croit les personnages les plus libres (et enivrants) de cette édition cannoise. À la Quinzaine des cinéastes, le héros du magnétique Enzo refuse de suivre le chemin tracé par sa famille intellectuelle et bourgeoise en devenant apprenti maçon. Dans Sorry, Baby (toujours à la Quinzaine), premier film de l’Américaine Eva Victor, le personnage d’Agnes, qui subit un grand choc, ne se résume jamais au traumatisme qu’elle a vécu – tout le film tend précisément à montrer qu’elle est bien plus. Dans Kika d’Alexe Poukine (Semaine de la critique), les personnages féminins (principalement des travailleuses du sexe) sont explorés dans toute leur complexité, loin des clichés doloristes. Une sensibilité à l’œuvre dans Nino de Pauline Loquès (Semaine de la critique), qui raconte l’errance d’un jeune homme (Théodore Pellerin) atteint d’un cancer et reconstitue toute une mosaïque de sentiments.

● ● À LIRE AUSSI ● ● CANNES 2025 · Avec « Sorry, Baby », Eva Victor signe un grand film de réparation

La Petite dernière de Hafsia Herzi
« La Petite dernière » de Hafsia Herzi (c) Ad Vitam

Ou le lumineux Jeunes Mères des frères Dardenne (Prix du scénario), qui suit des jeunes filles confrontées à des maternités précoces, prises en charge par une maison maternelle, sans tomber dans le récit social plombant. Dans La Petite Dernière, la très fine Hafsia Herzi n’assigne jamais son héroïne – une jeune femme lesbienne et musulmane, interprétée avec une folle intensité par la révélation Nadia Melliti (Prix d’interprétation féminine) – à une identité. L’émancipation se manifeste parfois de manière plus mystérieuse, voire mystique, comme dans L’Engloutie de Louise Hémon (Quinzaine), dans lequel une jeune institutrice laïque de la fin du xixe siècle (Galatéa Bellugi) se laisse happer par les coutumes d’un village enneigé des Alpes qu’elle était censée sortir de son archaïsme – magnifique renversement du mythe de l’émancipation républicaine opéré par le film. Inclassable sur le fond et la forme, Pillion de Harry Lighton (Un certain regard) transforme la rencontre entre un jeune homme introverti (Harry Melling) et le charismatique leadeur d’un groupe de motards aux pratiques BDSM (Alexander Skarsgård) en explosion de surprises et d’extase. Le genre de sorties de route qu’on redemande.

● ● À LIRE AUSSI ● ● Hafsia Herzi : « Je préfère filmer des beaux baisers qu’une scène de sexe simulée qu’on a vu cinquante fois. »