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Jean-Marc Lalanne : « La féminité de Delphine Seyrig est celle d’une drag-queen »   

  • Léa André-Sarreau
  • 2023-03-09

Les ressorties concomitantes de « Sois-belle et tais-toi » et de « Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles » jettent cette année la lumière sur les visages multiples de Delphine Seyrig – actrice éthérée, icône moderniste, cinéaste militante et visionnaire, qui a traversé son époque avec lucidité et grâce. Jean-Marc Lalanne, rédacteur en chef aux Inrockuptibles, fait résonner sa voix et ses combats dans « Delphine Seyrig. En constructions », un essai amoureux publié aux éditions Capricci. Rencontre.

D’où vient cette passion pour Delphine Seyrig ?    

Elle s’est jouée sur une quinzaine d’années d’apprentissage. D’abord avec Peau d’âne (1970), découvert vers dix ans. J’avais vu assez tôt Les Demoiselles de Rochefort (1967), qui m’obsédait, notamment à cause de Catherine Deneuve. J’étais déjà fan de Jacques Demy, j’avais identifié son univers plastique, donc je faisais un lien entre les deux films. En voyant Peau d’âne, je voyais bien que ça ressemblait à un autre film signé de la même personne, sans savoir ce qu’était un auteur de cinéma. Donc j’ai regardé Peau d’âne pour Demy et Deneuve.    

Et j’ai découvert Delphine Seyrig, qui n’a longtemps été que l’actrice de ce film. Elle existait fortement pour moi : j’étais ébloui par sa voix, son corps, cet extrême glamour qui allait jusqu’à une forme d’ironie, et que je percevais même enfant. Elle me faisait à la fois rêver et rire. Je pressentais sans me le formuler qu’elle était déjà l’agente de sa propre destruction.    

Le deuxième temps, c’est François Truffaut à l’adolescence. Quand j’ai retrouvé la fée de Peau d’âne dans Baisers volés [Delphine Seyrig y joue Fabienne Tabard, femme mariée avec qui Antoine Doinel a une brève passion adultérine, ndlr]. J’ai été à nouveau fasciné par le fait qu’elle soit mise en scène comme une apparition, tout en déconstruisant ce qu’était le mythe de l’apparition au cinéma. Après je l’ai découverte chez Alain Resnais, Marguerite Duras et Chantal Akerman, quand je me suis intéressé à des modernités plus radicales. Mais c’est à partir de Duras que j’ai compris sa trajectoire intellectuelle et politique.    

Delphine Seyrig et Carole Roussopoulos, caméra au poing

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Peau d'âne de Jacques Demy (c) Ciné Tamaris

Votre essai s’articule autour d’un paradoxe, qui définit Delphine Seyrig : elle a incarné l’ordre bourgeois au cinéma, tout en s’employant à désigner ce destin social, comme pour dévoiler son artificialité.    

Ce que je trouve très beau, c’est que le cinéma a rejoué ce qu’elle avait déjà essayé de résoudre dans sa vie. Elle était programmée pour être une « dame », par son ascendance de très grande bourgeoise, son capital économique et culturel important. En tant que haut fonctionnaire travaillant dans la sphère de la culture, son père côtoyait André Breton, Alexandre Calder. L’élite culturelle lui a été familière très vite. Elle a déjoué tout ce qui aurait pu faire d’elle la membre d’une classe dominante, en rejetant les signes de la féminité, en étant une jeune fille androgyne comme beaucoup de la jeunesse bohème du Saint-Germain-des-Prés d’après-guerre, à la Juliette Gréco. En ayant aussi une vie de bohème, en vivant à Paris d’abord puis à Greenwich Village à New-York, en faisant l’expérience d’une relative précarité économique.   

Le cinéma, à partir de L’Année dernière à Marienbad (1961), va la réinventer en dame. Resnais avait le désir de faire revivre cette créature, qui était comme une star de cinéma. Delphine Seyrig y travaille avec lui : elle recompose ce qui aurait dû être sa trajectoire sociale, mais une deuxième fois, et cette fois-ci dans l’ordre de la représentation, après l’avoir fait dans sa jeunesse. Elle tuera à nouveau la dame dans Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles (1976), et dans tous ses rôles des années 1970 qui défont la féminité sensuelle qu’avaient construit les auteurs de la Nouvelle Vague.    

L’Année dernière à Marienbad d'Alain Resnais (c) Tamasa

Selon vous, Delphine Seyrig « désigne » davantage qu’elle « incarne » : chacune de ses interprétations porte une critique, une distance vis-à-vis de ses personnages. Est-ce ce qui fait sa modernité ?    

Il y a deux temps dans cette déconstruction. D’abord la désignation ironique, qu’elle exerce dès les débuts en s’inventant en créature extrêmement sophistiquée. L’image de la féminité qu’elle incarne est tellement outrée, hyperbolique, qu’elle en vient à montrer les coutures de ce qu’est la féminité comme construction sociale, de ce qu’est une star de cinéma comme construction esthétique. Elle n’incarne pas seulement ses personnages, elle montre ce qui les configure. Elle joue comme si elle n’était jamais tout à fait dupe du fait qu’elle est en train de jouer, que c’est du cinéma. Tout ça en fait une actrice de la distanciation.    

Dans un deuxième temps, désigner, déconstruire, n’est pas assez. Il faut détruire. Elle le fera avec Duras et Akerman. Son personnage d’Anne-Marie Stetter dans India Song, c’est un peu l’inconnue de Marienbad, mais dans un état de décomposition cadavérique avancé. Ce n’est plus que l’écorce, totalement vidée de sa substance, d’un personnage, comme si l’élan vital fuyait de partout. Il ne reste qu’un principe de malheur, de pulsion suicidaire. Plus tard, Jeanne Dielman, qui est le contraire d’Anne-Marie Stretter - c’est un personnage tenu par quelques gestes moteurs répétitifs qui lui permettent de ne pas s’effondrer -, sera la réfutation de l’icône glamour qu’elle a été au début de sa carrière. Chantal Akerman la départ de ses atours séduisant, de sa parure de star. Elle la prive même de sa voix, puisque Jeanne Dielman parle très peu, elle est seule tout le temps.

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India Song de Marguerite Duras (c) Tamasa

Delphine Seyrig était-elle est un réceptacle de ces velléités modernes, ou une initiatrice ?    

Je pense qu’elle a été la maîtresse de ça. D’une part parce qu’en tant qu’outil, elle a permis ces gestes de rupture radicaux par tout ce qu’elle était. Mais elle a aussi choisi les techniciens qui allaient utiliser cet outil pour déconstruire. Elle a dit oui à tous les gestes les plus innovants et modernes. Elle les a attirés et choisis. Jusqu’au tournant des années 1970, où la déconstruction ne sera plus pour elle celles des formes du cinéma, mais celle des genres, des inégalités, de genre, du sexisme, des identités masculines et féminines. Tout à coup la déconstruction sort de l’esthétique pour aller vers la société.    

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Comment la voix si particulière de Delphine Seyrig est-elle devenue un palimpseste, capable de réactiver dans chaque film les réminiscences de ses précédentes œuvres ?    

Le premier effet de maniérisme sur Delphine Seyrig, c’est dans Accident de Joseph Losey (1967). Pour L’Année dernière à Marienbad, Resnais l’a beaucoup consultée afin d’élaborer son personnage féminin. Ils ont revu ensemble des films de Marlène Dietrich, ont réfléchi à la manière dont elle serait habillée, maquillée, à sa gestuelle, à ce jeu qui se rapproche de la pantomime. Ces images ont pris une telle puissance iconique qu’elles ont frappé Joseph Losey. Dans Accident, il l’utilise non pas comme actrice mais comme image, la convoque pour lui faire rejouer Marienbad - dans son film, les phrases qu’on entend sont toujours off, ses lèvres sont closes, il y a une dissociation entre ce qu’on voit et ce qu’on entend, le son et l’image sont en décalé… C’est un procédé mis en place par Resnais, que Duras radicalisera à l’extrême dans India Song, et dont Joseph Losey est un peu la courroie de transmission. A partir d’Accident, elle sera donc toujours convoquée avec la mémoire des grands gestes esthétiques auxquels elle a participé.

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Vous racontez comment, dans Chère inconnue de Moshé Mizrahi (1979), l’intonation de Seyrig est raillée par Simone Signoret, comme pour faire taire la modernité qu’elle représente. Delphine Seyrig était vue comme une menace par le cinéma à papa des années 1980 ?   

C’est une interprétation critique de ma part – impossible de savoir si c’était conscient chez Simone Signoret. Cher inconnu est un film un peu pantouflard, où Signoret est un peu chez elle car elle a déjà fait le film précédent de Mizrahi, La Vie devant soi, qui a été un immense succès. Bref, Signoret est en terrain connu, Seyrig est l’invitée. Son personnage est très raillé par les deux stars du film que sont Simone Signoret et Jean Rochefort, qu’elle connaît depuis longtemps car ils ont joué ensemble dans les pièces d’Harold Pinter mises en scène par Claude Régy dans les années 1960. Mais Rochefort est un peu passé du côté du dark side du cinéma français, il ne tourne plus que dans des films dits de « qualité française ». La présence de Seyrig est décalée dans cet univers. Lorsqu’elle dit quelque chose et que Signoret le répète en accentuant le côté traînant de sa voix, ce que j’entends, c’est un peu plus qu’un personnage se moquant d’un autre personnage. C’est aussi une idée du cinéma qui se moque d’une autre idée du cinéma. Une star de cinéma française, avec les choix qu’elle a faits, qui se moque d’une autre star française qui a fait des choix opposés.    

Qu’est-ce qui fait de Delphine Seyrig une star un peu part à part ?   

Delphine Seyrig n’a jamais eu le statut industriel d’une star – c’est une vérité factuelle. Elle n’a jamais fait partie des actrices les mieux payées de France, on n’a jamais fait des films chers sur son nom, n’a jamais été identifiée par une partie très large de la population française. Par contre, à l’intérieur des films, les réalisateurs l’ont filmée comme une star. C’est donc une star de fiction, diégétique.    

Or, c’est un des traits du cinéma moderne d’avoir réactivé l’imagerie de la star, à une époque où elle était le pilier de l’industrie hollywoodienne des années 1930, le poumon d’une économie, celle du star system. On pense au cinéma moderne, celui d’Andy Warhol, avec ce qu’il appelle ses « supers stars », c’est-à-dire ces gens qui ne sont connus par personne, mais que lui filment comme des stars. Ou à Rainer Werner Fassbinder, Werner Schroeter, toute cette veine moderniste du cinéma allemand des années 1970, qui va filmer de manière ultra iconique des figures féminines comme Magdalena Montezuma, Margit Carstensen. Ils mettent en place un glamour dégénérescent, où est réactivé l’imagerie de la star classique, mais à des fins de distanciation. La star, tout à coup, a une fonction anti-représentative, elle est déliée de sa puissance économique qui la caractérisait dans le cinéma classique. L’Année dernière à Marienbad est le film qui, à l’aube des années 1960, va pasticher le glamour hollywoodien au bénéfice d’un film qui défait la star de l’aura populaire qu’elle devait créer et consolider.    

L’Année dernière à Marienbad d'Alain Resnais (c) Tamasa

Delphine Seyrig affectionnait l’approche psychologisante de l’Actors Studio, malgré l’opacité de son jeu. Quel regard portez-vous sur cette contradiction ?    

C’est à la fois touchant et fascinant. Non seulement elle adorait l’Actors Studio, mais aussi le Théâtre national populaire [fondé en 1920 par Firmin Gémier, alors directeur de l’Odéon, ndlr], et a échoué à intégrer l’un comme l’autre. La modernité de son jeu s’est construite sur ces deux échecs. A la fin des années 1950, lorsqu’elle vit aux Etats Unis, elle admire Montgomery Clift, Elia Kazan. Cette manière de s’immerger dans les affects d’un personnage produisait une grande intensité à l’écran pour elle. Mais elle a fait tout le contraire : on a le sentiment non pas qu’elle s’immerge dans ses personnages, mais qu’elle s’en détache.

Dans le making-of que Sami Frey a filmé sur le tournage de Jeanne Dielman…, on voit bien que Seyrig est dans un état de très grande insatisfaction. Elle aimerait qu’Akerman lui donne les motivations de son personnage : « Mais à quoi elle pense ? » De manière très désinvolte, en haussant les épaules, Akerman lui répond : « Mais on s’en fout Delphine, tu coupes des patates, point. » Seyrig a besoin d’une backstory, un arrière-monde psychologique à tout ce qu’elle fait, pour l’apaiser. Le film a pourtant la pureté du théâtre japonais : chaque geste est désigné en tant que geste, n’est pas du tout produit par une ébullition psychologique. Je ne m’explique pas cet attachement à un jeu plus classique, mais le fait est qu’elle en avait besoin. En même temps, ce désir l’a nourrie, existe comme une trace fantôme.    

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Le féminicide est un continuum dans l’œuvre de Seyrig, décliné chez Resnais (L’Année dernière à MarienbadMuriel ou le temps d’un retour), Harry Kümel (Les Lèvres rouges), Duras (Baxter, Vera Baxter). De quoi est-il le nom ?   

J’ai été comme éclaboussé par cette idée en revoyant Marienbad, sidéré de ne pas l’avoir vu la première fois. Aujourd’hui, je suis persuadé que le film ne parle que d’un viol, d’un féminicide, d’un abus total affligé à une femme. La forme elle-même est celle du processus de harcèlement : des questions proférées sans cesse à un personnage qui tente de s’y dérober sans y parvenir.    

Plus troublant encore : alors même que Delphine Seyrig a joué des personnages d’une certaine puissance, ces derniers sont aussi sanctionnés par des morts violentes, que ce soit dans Le Jardin qui bascule de Guy Gilles, où elle est assassinée par un tueur à gages, dans Muriel ou le temps d’un retour – le secret du film est le meurtre d’une jeune fille - ou dans Les Lèvres rouges d'Harry Kümel, où elle joue une vamp qui sera empalée sur un arbre. Toute son œuvre est hantée par le crime d’une jeune femme par un homme.   

On peut avancer, même si c’est une hypothèse, que quelque chose chez elle a pu déclencher une violence inconsciente de la part de ceux qui ont écrit pour elle. Une violence qui correspondait à leur envie de la mater imaginairement. Mais il faut rester prudent. Je n’ai lu aucune déclaration d’elle à propos de ce motif mortuaire dans sa carrière. Je ne sais pas si elle en avait conscience, si elle allait vers ces rôles parce que quelque chose de très fort s’y disait sur les rapports hommes-femmes.    

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Les Lèvres rouges d'Harry Kümel (c) Malavida

L’œuvre – en tant qu’actrice et en tant que réalisatrice – de Delphine Seyrig dénonce le fétichisme féminin et la mythification comme une forme de domination. D’où lui vient cette acuité avant-gardiste sur les questions féministes ?   

Un des traits biographiques saillants chez Delphine Seyrig, c’est le nomadisme de son enfance. Elle naît au Liban en 1932, part vivre à New-York à 10 ans avant d’y revenir à 14 ans, passait ses étés en Suisse chez sa grand-mère. Elle était à la confluence de trois sociétés, entre l’Orient et l’Occident, où les rapports à la domination économique, aux corps, sont complètement différents. Elle a toujours observé les sociétés avec un sentiment de non-appartenance, puisqu’elle s’en détachait, y revenait. Elle avait le sentiment de ne jamais être tout à fait de là ou d’ici. Elle observait la façon dont les gens faisaient à un endroit précis, tout en sachant qu’on pouvait faire autrement. Il lui a été inculqué de façon inconsciente que tout était relatif. C’est la meilleure posture pour nourrir une attitude critique. Être partout une étrangère lui a permis de se désidentifier de tout ce à quoi elle aurait pu être identifiée.    

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« Si on veut se sortir de l’obligation de plaire, il faut d’abord bien la connaître » dira Seyrig en 1972 dans une interview donnée à la télévision. Comment cette phrase éclaire-t-elle sa grande lucidité vis-à-vis de l’injonction à la beauté ?    

Ici, elle retourne un argument qui vise à décrédibiliser la lutte féministe, en supposant qu’il y a une concession aux codes de la séduction féminine telle qu’elle est définie par la société hétérosexuelle classique. Ce qu’elle dit, c’est que l’un des paliers de l’empowerment, c’est le maniement conscientisé de ces codes, qui ne délégitime pas du tout ce qu’elle désire et dénonce. Utiliser ces codes-là, c’est une arme parmi d’autres.    

Dans ses interventions télévisées, Delphine Seyrig carbonise la déesse que mettait en scène le cinéma des années 1960. Tout à coup la déesse parle, et ce qu’elle dit irrite, dérange, provoque. Je pense à cette séquence où, blonde décolorée, jambes repliées sur un canapé, un fume cigarette à la main, elle dit : « Je suis le type même de l’esclave. » La voir avec cette élocution, ce phrasé, cette arrogance, cette coiffure, dire qu’elle est une esclave, c’est fulgurant. Cette phrase résonne avec le choix de Chantal Akerman, trois ans plus tard, de lui confier le rôle de Jeanne Dielman. Elle aurait pu choisir une actrice de la classe populaire belge, comme sa mère, qui a inspiré le film. Une actrice qui correspondait aux codes du naturalisme, qui désignerait une femme du peuple, comme pourrait l’être aujourd’hui Yolande Moreau. Elle choisit tout le contraire, en se disant : voir cette femme-là, ce corps là, cet habitus social là, à la place de l’asservissement absolu, ça va être insupportable à tout le monde. Tout à coup cela rend cette place invivable, intolérable, bien plus que si on y mettait une femme dont tout le dressage social a conspiré à lui faire tenir cette place. 

Intersectionnalité, éco-féminisme, double standard de la vieillesse… L’œuvre de réalisatrice de Seyrig, notamment Sois-belle et tais-toi, anticipe beaucoup de concepts des gender studies.    

Delphine Seyrig était anglophone, mais je ne suis absolument pas sûr qu’elle ait lu ces textes. C’est ça qui est fou. Mais ce n’est pas que son génie personnel. Elle évoluait dans des groupes de réflexion, d’action, était proche des créatrices du groupe des MLF [mouvement de libération des femmes, créé en 1968 pour lutter pour le droit à la contraception et à l’avortement, ndlr]. Ces questions affleuraient chez elle comme chez Susan Sontag par exemple. Elles irriguent effectivement Sois belle et toi [documentaire dans lequel elle interroge une vingtaine d’actrices sur la misogynie de l’industrie cinématographique, ndlr], dans lequel l’actrice noire Maidie Norman [Ecrit sur du ventUne étoile est néendlr] raconte qu’on l’a assignée aux rôles de servante. Seyrig a déjà conscience que la lutte pour les droits des femmes et les droits des noirs doivent fédérer dans une lutte commune. La fin du film s’élargit sur une réflexion presque cosmique, avec cette idée que défaire la domination masculine consiste aussi à sauver l’humanité, la planète, puisque ce sont des décisions masculines qui ont amené à sa destruction. L’assurance avec laquelle Ellen Burstyn [La Dernière séanceL’Exorciste, ndlr] dit que les femmes peuvent sauver la planète car elles sont naturellement du côté du care est impressionnante. Le choix du vocabulaire, avec un mot comme « care », est visionnaire.    

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Vous montrez comment, dans les années 1970, l’image sophistiquée de Seyrig se brise au profit de coups de gueules médiatiques qui la rendent peu populaire. Ce franc-parler a-t-il nui à sa carrière ? 

Ce qui est sûr, c’est que certains journaux, la presse de droite en premier lieu, vont la brocarder sans relâche, stigmatisant ses origines bourgeoises, son élégance, pointées comme paradoxales au vu de ses engagements politiques. On la qualifie de « révolutionnaire en Chanel », on délégitimise sa parole contestataire. Tout ça l’a rendu antipathique auprès des médias, et de l’establishment du cinéma français. A partir des années 1980, elle ne tourne quasi plus que dans des projets marginaux. Elle-même pensait qu’elle avait été blacklistée par les gens puissants du cinéma à cause de sa radicalité, sa dénonciation systémique des inégalités sur les tournages. Yves Montant l’aurait écarté de Trois places pour le 26 de Jacques Demy (1988), au profit de Françoise Fabian. Daniel Toscan du Plantier, directeur de Gaumont, aurait interféré pour qu’elle ne soit pas dans Un amour de Swann de Volker Schlöndorff (1984). Ça a aussi à voir avec le sexisme naturel du cinéma, qui est que certaines actrices sont moins désirées passé 50 ans.  

Pourquoi Delphine Seyrig introduit-elle un trouble dans le genre, selon la formule de Judith Butler ?   

La « première féminité » de Delphine Seyrig serait celle qu’on lui a inculqué petite fille, et qu’elle a choisi d’éliminer en étant une adolescente qui porte des pantalons, se coupe les cheveux. Sa « deuxième féminité », qu’elle retrouve par le biais de la représentation du cinéma dans L’Année dernière à Marienbad, est construite presque exactement comme celle d’une drag-queen, en ayant conscience que la féminité est un réseau de signes à manipuler. Elle joue avec comme un artiste-performeur transformiste. D’ailleurs, dans India Song de Marguerite Duras, un plan récurrent dessine cette dimension travestie. On y voit une perruque, un peignoir, des escarpins, tous les attributs qui construisent Anne-Marie Stretter. Ils sont posés comme s’ils étaient dans la loge dans un artiste transformiste. La féminité de Delphine Seyrig consiste à enfiler ces pastiches. Dans les années 1950, au théâtre, elle a souvent incarné des rôles de garçons. Sans oublier, dans Baisers Volés, ce lapsus d’Antoine Doinel qui lui dit : « Pardon monsieur », alors qu’elle est extrêmement féminine…    

India Song de Marguerite Duras (c) Tamasa

Pourquoi rencontre-t-elle un regain d’intérêt auprès des jeunes générations, après avoir été éclipsée dans les années 1980 ?

Dans l’histoire des formes, les années 1980 sont une période de restauration narrative du cinéma, certains héros de la modernité des années 1960-1970 n’ont pu y survivre. Delphine Seyrig était trop associée à cette période d’expérimentation pour trouver sa place dans ce cinéma-là. 

L’une des raisons de son retour, c’est l’importance de son œuvre, indéfiniment redécouverte, même de façon minoritaire. Il y a trente ans, quand je disais que j’aimais Seyrig, j’étais plus isolé qu’aujourd’hui. De jeunes cinéphiles ont défriché ses films. Puis il y a #MeToo, la résurgence très forte de la pensée féministe, et l’apparition d’outils techniques comme YouTube. La rencontre des deux a rendu ses prises de parole clairvoyantes complètement virales. Sans oublier la revue Sight and Sound, qui a élu Jeanne Dielman meilleur film en 2022. Ce qui a suscité la véhémence, c’est le machisme, le fait que ce soit un film de réalisatrice qui soit une critique aussi radicale du patriarcat. Il y a aussi des raisons réactionnaires qui ne sont pas idéologiques mais esthétiques : c’est un cinéma très peu narratif, confidentiel dans son mode de circulation industriel. Cela revient à assumer que le plus grand film du monde aurait été vu par une petite minorité de cinéphiles, et n’a donc pas une vocation fédératrice.   

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Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles de Chantal Akerman (c) Capricci Films

Avec qui aurait-elle tourné aujourd’hui ?    

Bulle Ogier, dans les années 1980, a été minorée avant d’être récupérée par le jeune cinéma français des années 1990. Delphine Seyrig aurait sûrement tourné avec cette nouvelle garde, chez Arnaud Desplechin, Noémie Lvovsky, puis dans les années 2000 chez Christophe Honoré, cinéaste très fétichiste de la modernité des années 60. Je l’aurais bien vu traverser l’univers de Bertrand Bonello - elle aurait pu être la mère de Saint Laurent dans le film éponyme [rôle tenu par Dominique Sanda, ndlr].    

Le dernier chapitre parle de la « dissémination » de Seyrig, de la façon dont son aura est venue se loger chez certains acteurs et auteurs.    

Toute une veine du cinéma français, antinaturaliste, dont Bertrand Mandico et Yann Gonzalez, travaille sur une stylisation chargée. Ces deux réalisateurs font un clin d’œil à la robe de Delphine Seyrig dans Les Lèvres rouges, portée par Nathalie Richard dans Notre-Dame des Hormones (2015) et Fabienne Babe dans Les Rencontres d’après minuit (2013). Dans Dieu seul me voit de Denis Podalydès (1998), Jeanne Balibar a une espèce d’effet d’apparition, d’iconisation, de musicalité très particulière dans sa voix, qui me font penser à Seyrig. Jusqu’à découvrir, dans des interviews qu’elle a données à propos de Barbara de Matthieu Amalric (2017) qu’elle a croisé Seyrig et Barbara pour incarner la chanteuse. Ce qui trace d’ailleurs une filiation intéressante entre les deux, outre le fait que Barbara ait écrit une chanson qui s’appelle Marienbad… Quand j’entends Adèle Haenel, sa protestation, je vois aussi Delphine Seyrig. Elle est l’incarnation contemporaine d’une certaine puissance contestataire de l’actrice, qui sort tout à coup de la sphère du cinéma pour interpeller la société.  

Delphine Seyrig. En constructions de Jean-Marc Lalanne, Capricci, 184 p. 17e 

Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles de Chantal Akerman, Capricci Films, 3h18, ressortie le 19 avril  

Sois belle et tais-toi de Delphine Seyrig, Splendor Films, 1h52, en salles  

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