
Au début des années 2000, les réalisatrices pionnières de la décennie précédente doivent faire un choix : poursuivre une carrière indépendante précaire, mais plus libre sur le plan créatif, ou tenter l’aventure hollywoodienne. Pour celles qui prennent la deuxième option, le constat est sans appel : elles sont contraintes de délaisser les représentations lesbiennes et queer qui faisaient l’identité de leurs premiers films. Après The Incredibly True Adventure of Two Girls in Love (1995), Maria Maggenti mettra ainsi onze ans à réaliser Puccini et moi (2004), sur deux femmes et un homme en triangle amoureux.
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Depuis, elle n’a pas réalisé d’autres films et s’est cantonnée à coscénariser des teen movies « grand public » dont les représentations lesbiennes sont absentes (comme Monte Carlo, en 2011, avec Selena Gomez). Il en va de même pour Lisa Cholodenko, qui, entre les films lesbiens High Art (1998) et Tout va bien. The kids are all right (2010) réalise plusieurs films exempts de représentation LGBT+ (Laurel Canyon, en 2002, avec Frances McDormand et Christian Bale). Quant aux réalisatrices qui ont fait le premier choix, celui de rester indépendantes, elles sont moins nombreuses et doivent se battre pour conserver la liberté de raconter des histoires de femmes queer.
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C’est le cas de Cheryl Dunye (The Watermelon Woman, 1996), qui a toujours refusé tout compromis avec le circuit mainstream et dont la filmographie n’a jamais cessé de construire des représentations fortes et engagées du vécu des femmes noires et lesbiennes (notamment The Owls et Mommy is Coming, au début des années 2010). Autre cas d’école : la percée hollywoodienne de Lana et Lilly Wachowski, qui entament, après le thriller lesbien Bound (1996), la saga de SF Matrix (dont les trois premiers volets sortent entre 1999 et 2003), considérée aujourd’hui comme leur œuvre majeure et, a posteriori, comme un objet profondément queer. Seulement, au moment de réaliser ces films d’action à gros budget, les sœurs n’avaient pas encore annoncé leur transition et avaient pris soin de savamment coder les interprétations queer possibles de leurs œuvres pour passer entre les mailles du filet d’Hollywood.
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Un héritage contrasté
Du côté du cinéma indé, dans les années 2000, quelques nouvelles-venues parviennent à prendre la relève. Comme Angela Robinson avec D.E.B.S (2004), parodie de film d’espionnage qui s’inscrit dans la droite lignée de la comédie aujourd’hui culte But I’m a Cheerleader de Jamie Babbit (1999), célébrant la force des amitiés et les amours lesbiennes. Katherine Brooks, avec Loving Annabelle (2006), donne quant à elle une troisième vie au classique Jeunes filles en uniformes déjà adapté par Léontine Sagan (1931) puis par Géza von Radványi (1958). Sex Revelations (2000), film réalisé à six mains par Anne Heche, Jane Anderson et Martha Coolidge, explore la diversité des vécus de plusieurs relations lesbiennes : une histoire d’amour butch/fem adolescente, le désir de parentalité d’un jeune couple lesbien et la vieillesse et l’expérience du deuil.

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Du côté d’Hollywood, les représentations lesbiennes se font rares, les grands films primés en ce début de millénaire se focalisant plutôt sur des représentations gays avec de grandes fresques politiques et dramatiques : Le Secret de Brokeback Mountain d’Ang Lee (2005), qui dénonce l’homophobie, et Harvey Milk de Gus Van Sant (2009), qui célèbre le parcours politique d’une grande figure des droits gay et LGBT+ aux États-Unis. On trouve tout de même un exemple de l’ambiguïté du regard que peut poser Hollywood sur les représentations lesbiennes avec Mulholland Drive (2001), aujourd’hui autant une référence pour les fans de David Lynch que pour la communauté lesbienne. L’histoire d’amour tourmentée de Rita/Camilla Rhodes et Diane/Betty Elms se construit ainsi dans les limites de ce qu’Hollywood permet comme représentation du lesbianisme : une relation « fem for fem » (entre deux personnes d’apparences très féminines) érotisable par le regard masculin. Pourtant, l’univers de Lynch offre aussi à ses héroïnes une émancipation d’un stigmate du code Hays, dans un geste que la suite des années 2000 viendra confirmer : la disparition du coming-out comme enjeu narratif pour les personnages LGBT+.
Le refuge The L Word
Face à ce dilemme ciné indé/Hollywood, la télévision offre une troisième voix pour les réalisatrices de l’âge d’or, avec l’apparition des chaînes câblées un peu plus libres et audacieuses. Le projet qui va donner la possibilité aux réalisatrices de continuer d’inventer des représentations lesbiennes et bi déterminantes, c’est évidemment The L Word (2004-2009). Quatre ans après la première saison de Queer as Folk (2000-2005), show sur la vie d’une bande d’amis gays ne comportant qu’un couple de femmes, la chaîne câblée Showtime ose enfin entièrement centrer une série sur des femmes queer. Autant adorée que critiquée (notamment pour certains clichés et son manque de diversité), la série d’Ilene Chaiken permet à certaines pionnières des années 1990 de retrouver cet esprit de bande et de famille choisie qui a fait la richesse de leurs premiers films. On retrouve, entre autres, Rose Troche, Jamie Babbit et Lisa Cholodenko à la réalisation et au scénario de certains épisodes. Tout comme Guinevere Turner, qui joue également le personnage secondaire de Gabby Deveaux. Laurel Holloman obtient l’un des rôles principaux, celui de Tina Kennard, grâce à celui de jeune butch qu’elle avait incarné dans The Incredibly True Adventure of Two Girls in Love.

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À l’occasion de sa venue à Paris pour présenter son mythique Go Fish (1994) lors de la 30e édition du festival Chéris-Chéries en novembre 2024, Rose Troche est revenue sur l’aventure de The L Word. Selon elle, la série lui a permis de s’exercer à la réalisation et de sortir de la précarité du cinéma indépendant, tout en continuant d’être portée par cette énergie de collectif qui donnait sa force à Go Fish et aux films lesbiens de la décennie précédente. Si The L Word est encore un objet si marquant aujourd’hui, il le doit aussi à sa forme sérielle : 6 saisons comptants 70 épisodes en tout, soit 60h consacrées à des personnages lesbiens et LGBT+, permettant de développer en profondeur les personnages et leurs histoires.
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Depuis, aucune création originale de fiction n’a donné autant de place à des personnages lesbiens et bi dans le milieu des séries, mis à part sa suite : The L Word : Generation Q, depuis 2019. Le reste des séries, LGBT+ ou non, continuent d’être un refuge pour de nombreuses réalisatrices de l’âge d’or, qui y trouvent un gagne-pain vital : Cheryl Dunye, Rose Troche ou encore Jamie Babbit réalisent toutes un maximum d’épisodes de diverses séries, en attendant de parvenir à trouver les financements de leurs propres projets de longs métrages – ce qui reste compliqué, encore aujourd’hui, quand il s’agit d’un film lesbien.