De « Jeunes filles en uniforme » à « Toutes pour une » : quand les héroïnes de cinéma se travestissent

À l’occasion de la sortie de « Toutes pour une » le 22 janvier, un film de cape et d’épée 100% féminin, on s’est intéressés à la façon dont le cinéma met en scène les héroïnes qui se travestissent. Elles le font pour toutes sortes de raisons, et y trouvent bien souvent une forme d’émancipation.


"Toutes pour une" d'Houda Benyamina
"Toutes pour une" d'Houda Benyamina Antonin Amy-Menichett / ®2025 - EASY TIGER - STUDIOCANAL - VERSUS PRODUCTION - FRANCE 2 CINEMA - RTBF (TELEVISION BELGE) - SPIRIT BIRD

Se travestir consiste à prendre l’apparence vestimentaire et les codes sociaux des autres genres. La pratique trouve ses racines dans le théâtre. Shakespeare glisse des travestissements féminins dans les intrigues de La Nuit des rois (1602) et Comme il vous plaira (1623), pièces adaptées au cinéma à différentes époques, jusqu’au biopic fictif Shakespeare in love (1998), avec une Gwyneth Paltrow prenant les traits de Romeo. Outil narratif malin, le travestissement permet moults quiproquos et rebondissements comiques.

Dans The Female Highwayman (Gilbert M. Anderson, 1906), l’héroïne se déguise en homme pour commettre des vols. Puisque qu’une femme travestie contrevient aux normes en vigueur, le cinéma en fait une hors-la-loi. D’autres films, comme The Wicked Lady (1945 et 1983) ou Perfect Gentlemen (1978), reprennent ce trope de la criminelle travestie.

Katharine Hepburn dans "La Phalène d'Argent"
Katharine Hepburn dans « La Phalène d’Argent » de Dorothy Azner © D.R.

DÉSIR QUEER ET IDENTITÉ DE GENRE

L’ère du muet nous livre la pépite Je ne voudrais pas être un homme (Ernst Lubitsch, 1918), dans lequel une jeune femme grimée fait le mur pour assister à un bal. Elle sympathise avec un homme qu’elle finit par embrasser, créant un trouble gay. La réalisatrice pionnière Alice Guy utilise le motif du travestissement dans ses films, à l’image de Sage-femme de première classe (1902) où elle porte un costume de Pierrot. Dans son essai « Alice Guy Blache : Lost visionary of the cinema » (2002), Alison McMahan constate que ses films explorent « la construction du genre et les obstacles auxquels se heurte le développement de l’action féminine dans une société patriarcale. ».

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Les années 1930 représentent un âge d’or du travestissement féminin. Katharine Hepburn, Greta Garbo et Marlène Dietrich jouent avec les codes masculins à l’écran et sur les tapis rouges. Dans Morocco (Josef von Sternberg, 1930), Marlène Dietrich – en costard et chapeau de forme – embrasse une femme dans un cabaret.

Dans La Reine Christine (Rouben Mamoulian, 1933), Greta Garbo incarne une reine de Suède qui se travestit pour échapper à ses obligations. Elle embrasse sa dame de compagnie sur la bouche. Katharine Hepburn enfile une tenue de pilote d’avion dans La Phalène d’argent (1933), romance moderne réalisée par la cinéaste lesbienne Dorothy Azner, puis se travestit dans Sylvia Scarlett (George Cukor, 1935) pour échapper à la justice avec son père. Ses beaux traits androgynes évoquent ceux de David Bowie.

Sylvia Scarlett (1936) de George Cukor
« Sylvia Scarlett » (1936) de George Cukor © RKO Radio Pictures

Ces films offrent de nouveaux modèles de féminité, affranchis des normes binaires. Si l’ordre héténormatif est toujours in fine restauré, ils font planer une fluidité du désir d’autant plus prégnante que des rumeurs de bisexualité entourent Garbo et Dietrich.

Sorti en 1931, le film allemand Jeunes Filles en uniforme de la réalisatrice lesbienne Leontine Sagan raconte le désir qu’éprouve une adolescente envoyée dans un internat strict pour sa professeure. Manuela clame son amour en tenue de Roméo. Porté par l’interprétation sensible de la jeune Romy Schneider, le remake de 1958 suggère une réciprocité des sentiments. Un remake contemporain, Loving Anabelle (Katherine Brooks, 2006) transforme le chaste crush en liaison torride.

Se glisser dans des attributs féminins permet autant d’ouvrir les vannes d’un désir queer que de jouer avec son identité de genre. Classique de la comédie musicale queer, Victor and Victoria (Reinhold Schünzel, 1933) connaît six remakes, dont celui de Blake Edwards avec Julie Andrews en 1982. En quête d’un travail, une chanteuse classique accepte de se faire passer pour un artiste travesti. Le film repose sur un double travestissement et célèbre l’art du drag. De quoi percer à jour la mascarade du genre et son aspect performatif.

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Le travestissement peut aussi être une porte d’entrée vers une identité transgenre, comme dans Orlando (Sally Potter, 1992), Boy’s don’t cry (Kimberly Pierce, 1993) et Tomboy (Céline Sciamma, 2011). Il devient un outil pour affirmer son véritable moi. Jules & Jim (1962) met en scène le trouple transgressif le plus iconique du cinéma. Liberté d’aimer, liberté de jouer : Jeanne Moreau s’invente un alter-ego masculin, Thomas.

"Jules et Jim" de François Truffaut
« Jules et Jim » de François Truffaut © DR

S’ÉMANCIPER DANS UN MONDE D’HOMME

L’instauration du code de censure Hays, entre 1934 et 1966, ralentit considérablement la production de films « gender bender » (« jouer avec le genre») « A la différence de celui des hommes, le travestissement des femmes se prête à des interprétations socio-politiques et non pas seulement érotiques ou ludiques » avance l’historienne Christine Bard. Aujourd’hui comme hier, les motifs du travestissement des protagonistes féminins permettent d’éclairer la condition féminine. Il s’agit d’investir des terrains interdits aux femmes comme la guerre dans Elle s’en va-t-en guerre (Henri King, 1929), Lady Oscar (Jacques Demy, 1979) ou Mulan (Tony Bancroft, Barry Cook, 1998).

A partir des années 1980, des films où les personnages féminins se travestissent pour briser le plafond de verre dans le monde du travail voient le jour.  En 1983, Barbra Streisand réalise et incarne le rôle-titre du drame musical Yentl, où une jeune femme juive se déguise en garçon pour étudier le Talmud.

Dans Les Musiciens vagabonds (Joseph Green et Jan Nowina-Przybylski, 1936) et Me ha besado un hombre (Julián Soler, 1944), les héroïnes se travestissent pour voyager en toute sécurité, quand celles d’Osama (Siddiq Barmak, 2003), Albert Nobbs (Rodrigo García, 2011), Les Misérables (Tom Hooper, 2012) et bien d’autres y sont poussées pour des raisons économiques. Le bouleversant Osama explore la condition tragique des femmes sous le régime des Talibans, mais aussi celle des hommes, endoctrinés dès leur plus jeune âge.

"Toutes pour une" d'Houda Benyamina
« Toutes pour une » d’Houda Benyamina © Antonin Amy-Menichett / 2025 – EASY TIGER – STUDIOCANAL – VERSUS PRODUCTION – FRANCE 2 CINEMA – RTBF (TELEVISION BELGE) – SPIRIT BIRD

Dans Toutes pour une, libre adaptation du classique d’Alexandre Dumas réalisée par Houda Benyamina (Divines, 2016), quatre femmes (Daphné Patakia, Sabrina Ouzani, Déborah Lukumuena et Oulaya Amamra) enfilent les costumes des légendaires mousquetaires.

Si l’intrigue se situe au XVIIe siècle, Toutes pour une respire l’ère post Me Too. Il y règne une ambiance sororale et rageuse à la Thelma et Louise. Parce que travestissement féminin rime avec quête de soi, il permet à ses héroïnes de découvrir des aspects insoupçonnés de leurs personnalités. Nos guerrières croisent le fer dans la nature environnant Paris et font éclater une violence féminine toujours subversive.

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