QUEER GAZE ⸱ L’âge d’or du cinéma lesbien, partie 2

Pendant quarante ans, le code de censure Hays a lourdement pesé sur les représentations queer dans le cinéma hollywoodien. Mais les années 1990 ont vu une génération d’actrices et de réalisatrices – qu’on vous présentait dans un premier article de la rubrique – changer les codes pour enfin proposer des représentations lesbiennes créatives et positives.


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Queer Gaze est  de notre journaliste Timé Zoppé sur le cinéma LGBTQ+.

Le premier article sur l’âge d’or du cinéma lesbien est disponible ici.

Au début des années 1930, des pressions émanant du Vatican, qui juge les représentations hollywoodiennes trop dévergondées, poussent les studios à nommer à leur tête Will Hays, qui donnera son nom au code par lequel Hollywood va s’autocensurer jusqu’en 1966. Dès lors, Hollywood se dote d’un censeur, Joseph Breen, chargé de relire et modifier chaque scénario contenant des représentations interdites par le Code Hays. C’est le cas de l’homosexualité, catégorisée comme « perversion sexuelle ».

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De nombreuses intrigues de films vont ainsi être hétérosexualisées et des scénarios entiers charcutés, au mépris de toute logique, pour empêcher toute mention de l’homosexualité. C’est le cas du scénario de La Chatte sur un toit brûlant (1958) de Richard Brooks, duquel des pans entiers sont censurés pour empêcher toute interprétation d’une relation amoureuse entre les personnages de Brick et Skipper. Les interdits du Code Hays ont ainsi entravé les représentations positives des personnages LGBT+, les condamnant souvent à la mort (suicide, assassinat…) ou les assignant à la monstruosité (vampires, psychopathes…). C’est ce lourd héritage de représentations que la génération des cinéastes lesbiennes des années 1990 a porté sur ses épaules et s’est employé à briser en changeant radicalement les règles.

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La Chatte sur un toit brûlant (1958) de Richard Brooks

Casser les codes

Desert Hearts (1985) adapté du roman éponyme de Jane Vance Rule, par Donna Deitch, ouvre avec force cette ère de réappropriation des représentations lesbiennes. Le film, dans une veine de mélodrame, donne à voir la rencontre entre deux femmes que tout semble séparer. Si les stigmates du code Hays nous laissent imaginer un amour impossible, Donna Deitch, en offrant à ses spectatrices un des premiers happy end lesbien d’Hollywood, crée un horizon qui a cruellement manqué aux personnages LGBTQIA+ jusqu’alors : le temps de vivre leurs vies et leurs histoires d’amour.

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Libérées de l’injonction de faire souffrir ou mourir leurs personnages, les réalisatrices de cette décennie explorent la complexité des expériences et des vécus de la communauté lesbienne. Cheryl Dunye, avec The Watermelon Woman (1996) et ses courts-métrages (She Don’t Fade, 1991 ; Vanilla Sex, 1992…) va ainsi casser un double interdit du Code Hays : celui de la représentation des femmes noires lesbiennes et des couples interraciaux. Outre l’enjeu de la représentation des lesbiennes noires au cinéma, The Watermelon Woman dénonce l’invisibilisation des femmes noires dans l’histoire du cinéma hollywoodien, effacées des génériques de films et cantonnées aux rôles de “mammies” (le stéréotype des femmes noires esclaves assignées aux tâches domestiques), en célébrant toute une génération d’actrices noires (Hattie McDaniel, Butterfly McQueen…) qui ont contribué à lutter contre les stéréotypes.

La sororité comme principe

L’amitié et le collectif prennent une place fondamentale dans les films de cette décennie, de la bande d’amies de Go Fish de Rose Troche (1994) en passant par le collectif naissant des Lesbian Avengers dans le documentaire de Su Friedrich et Janet Baus, Lesbian Avengers Eat Fire Too (1993). Certaines actrices, nourries de sororité et de féminisme, contribuent à changer la donne. 

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Dans le documentaire The Celluloid Closet de Rob Epstein et Jeffrey Friedman (1995), Susan Sarandon revient longuement sur les victoires féministes qui lui ont permis de changer le sens des films dont elle était l’actrice. C’est le cas du baiser final de Thelma et Louise (1991), qu’elle propose à Gena Davis de jouer sans consulter Ridley Scott et qu’elle parviendra à faire garder au montage. Elle fait également modifier le scénario de The Hunger (1983) de Tony Scott, à propos d’une scène d’amour avec le personnage de Catherine Deneuve dans laquelle leurs deux personnages étaient censées être ivres, arguant qu’elle ne tournera la scène que si son personnage et celui de Deneuve ne soient représentées comme explicitement conscientes et en possession de leur désir.

Du côté des réalisatrices, le passionnant documentaire de Thibaut Sève, De “Matrix” à “Sense 8” la révolution Wachowski (2024), revient sur la résistance et l’engagement profondément féministe de Lana et Lilly Wachowski à l’égard de leurs actrices sur le tournage de Bound (1996). Pour faire produire ce premier film, les sœurs se confrontent aux producteurs, qui leur demandent d‘hétérosexualiser leur intrigue en engageant un homme pour jouer le personnage de Corky. Cette bataille gagnée et l’intrigue lesbienne préservée, elles tiendront la promesse faite à Jennifer Tilly et Gena Gershon de tourner l’unique scène de sexe du film en plan séquence (soit un seul plan long) afin que les studios ne puissent pas remonter la scène et changer la manière de montrer les corps des actrices selon les codes du male gaze.

Un autre geste puissant qu’opère cette génération de réalisatrices, c’est celui de réinvestir le terrain de la comédie pour se réapproprier le pouvoir du rire. The Celluloid Closet montre comment l’homophobie à Hollywood s’est construite sur le fait de rire des personnages LGBT+ et de mettre en scène leur humiliation. Là où Hollywood riait des folles et des butchs, la comédie, dans les années 1990, célèbre la culture LGBTQIA+ et tourne en dérision la violence qui lui a été faite. But I’m a Cheerleader (1999) de Jamie Babbit, qui clôt cette décennie, est un bel exemple de ce geste de retournement du stigmate, où les thérapies de conversion sont ridiculisées et où l’amour lesbien et les amitiés queer triomphent.