
« C’est à cause du soleil » lance Meursault lors de son procès – on juge ce petit employé modeste pour le meurtre d’un Arabe, exécuté de quatre balles sur une plage d’Alger. On le juge surtout pour les larmes qui n’ont pas coulées à l’enterrement de sa mère, pour son indifférence au monde. L’histoire de Meursault, tout le monde la connaît, mais personne n’en a percé le secret. La première force de cette adaptation est d’obscurcir le mystère d’un héros (Benjamin Voisin, beauté lascive et de marbre) absent à lui-même, astre nébuleux, yeux constamment prostrés vers le ciel, comme pour y vérifier le vide, l’absence de tout Dieu, de tout sens.
François Ozon (Mon crime, Quand vient l’automne) fond l’écriture blanche de Camus dans une forme behavioriste, surprenante par son ampleur, sa radicalité. Tout est surface, mutisme et lenteur, étude distanciée (jusqu’au noir et blanc abstrait) d’une ombre sur un visage, d’une crispation du corps. La mort guette, incarnée par le soleil, motif éminemment ambigu chez Camus, qui charrie la sensualité et la destruction.
Plus que Visconti – qui a signé une adaptation de L’Etranger en 1967 -, Ozon pense ses espaces comme Antonioni, cinéaste de la déconnexion spatiale, des surfaces irréelles, traversées par Meursault comme un fantôme, perdu dans les artères de sa propre vie, et pris de désaffection pour les femmes (Marie et Djemila, jouées respectivement par Rebecca Marder et Hajar Bouzaouit, que le cinéaste a pris soin d’épaissir et de complexifier par rapport au roman).
Il aurait été tentant de faire de cet étranger un personnage aimable, doté d’une épaisseur intérieure, racheté par une conscience morale. Ozon s’y est refusé, gardant ses aphorismes les plus cruels (« Je t’aime, ça ne veut rien dire », « Je ne suis pas sûre qu’on puisse changer de vie ») mais le privant d’une voix intérieure. Les mots de Camus, lus en voix off, ne surgiront qu’à deux moments stratégiques.
Lors du geste irréparable sur la plage, saisi dans une torpeur homoérotique – « J’ai compris que j’avais détruit l’équilibre du monde, le silence exceptionnel d’une plage où j’avais été heureux » – et à la fin du film, pour accompagner les derniers jours du condamné – « Je m’ouvrais pour la première fois à la tendre indifférence du monde ». Ce qu’affirme soudain Ozon, par l’irruption déchirante du texte de Camus, c’est l’humanité irréductible de Meursault, sa conscience tragique de l’absurdité. Alors le voile de sueur et de soleil dans lequel le film nous a englué se déchire, pour laisser apparaître le visage d’un étranger devenu intimement familier.
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