
Vous êtes en train de tourner dans le film Dix pour cent, dans le sud-est de la France. Qu’est-ce que ça vous fait de retrouver Andréa Martel, un personnage emblématique de votre carrière ?
Ça me fait extrêmement plaisir. C’est un personnage inspirant à jouer, et je suis heureuse de retrouver toute l’équipe : l’ambiance est très familiale. Mais ce n’est pas évident de reprendre un personnage cinq ans plus tard [la quatrième saison a été diffusée sur France 2 en 2020, ndlr]. Lui aussi a « cinq ans de plus » : il a évolué, traversé des choses, il n’est plus le même. Surtout, Andréa n’est plus agente : fini de donner des ordres dans les bureaux en tailleur et talons hauts. Elle est devenue réalisatrice. Ça lui va bien, vu son tempérament, disons… directif. La configuration est très différente, il faut la réinventer. C’est intéressant, parce que, moi non plus, je ne suis plus la même.
Entre Andréa et le personnage de Connasse, deux rôles marquants qui vous ont imposée à l’écran, vous incarnez des femmes pas très sympathiques au premier abord – rigides, parfois méprisantes – auxquelles vous apportez humanité, drôlerie, chaleur. Comment pensez-vous ces personnages ?
Pour Andréa, c’est quelqu’un de très exigeant avec les autres, car elle l’est d’abord avec elle-même. Il y a quelque chose d’honnête. Connasse, elle est carrément odieuse : elle ne prend pas soin des gens. Mais l’un des ressorts comiques, c’est qu’elle dit tout haut ce que tout le monde pense tout bas. Pour préparer les tournages, les créatrices, Eloïse Lang et Noémie Saglio, allaient sur place – chaque épisode était dédié à un lieu –, observaient et prenaient des notes [Camille Cottin s’en servait pour improviser les sketches, filmés en caméra cachée dans des lieux publics, ndlr]. Chez ces deux personnages, il y a un manque de délicatesse, une obsession de la vérité. Mais Andréa est plus nuancée : son histoire d’amour dévoile sa vulnérabilité et la rend touchante – d’autant plus qu’elle a été dure auparavant. Son humanité vient de là.
Vous n’avez jamais caché vos engagements, notamment féministes. Au contraire, puisque vous avez activement soutenu le mouvement MeToo, dès la vague de 2017. Est-ce que vous avez senti que ça aurait pu porter préjudice à votre carrière ?
Vraiment pas, au contraire. MeToo m’a tout de suite semblé être un mouvement de fond, avec la possibilité de créer des connexions entre les gens. J’ai senti très fort la solidarité et la sororité : ça m’a donné de la force plus que de la vulnérabilité. Je mesure le courage nécessaire pour s’exprimer, ça reste un acte de bravoure malgré la puissance du mouvement. Parce qu’il y a des backlashs. Politiquement, on peut lire certaines réactions – notamment d’extrême droite – comme une volonté de l’écraser. Donc c’est un élan collectif qui donne de la force, mais reste en danger, tout le temps : il faut continuer de le nourrir et d’être solidaire.
Pour Toni, en famille (2023), qu’est-ce qui vous a convaincue de travailler avec Nathan Ambrosioni, un réalisateur si jeune, en début de vingtaine, pour un de ses premiers films ?
Il m’a subjuguée, comme il a ébloui beaucoup de spectateurs et de personnes qui ont suivi son travail. C’est une personnalité atypique, il est passionné de cinéma. Il a eu une révélation très tôt. Je trouve ça assez puissant, ça me donnait envie de le suivre. Surtout, tout était très abouti : il parlait de son scénario et de ses personnages avec une maturité impressionnante. Il arrivait à tout décrire merveilleusement, toute la dimension adolescente à travers cinq personnages qui avaient pourtant des âges très différents, dans un film choral où chacun existe avec justesse malgré le peu de temps à l’écran. Et ce personnage de femme de 40 ans, Toni, qui me semblait aussi tellement juste. Le sens de l’observation de Nathan, sa sensibilité, ses références, ses envies de cinéma… tout ça m’a fascinée. Et il écrit, réalise et monte lui-même ! Ça prend beaucoup de place dans sa vie, et il arrive à être quand même très engagé. Il reste ouvert, en prise avec le réel.
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Il nous a dit qu’il avait écrit le rôle pour vous sans vous connaître et qu’il a eu confirmation de ce qu’il avait projeté : votre bonhomie, votre gentillesse, votre générosité. Et que vous aviez tellement de profondeur que c’était impossible de tout mettre dans le personnage. Est-ce que le personnage de Toni vous ressemble ?
Je crois, oui. Je n’ai « que » deux enfants, mais j’ai eu quatre frère et sœurs et je suis l’aînée : il y a un côté « chef de tribu », même si être une mère, ce n’est pas être une grande sœur. C’était agréable, il a dessiné une maman qui n’était pas dans des codes d’autorité par rapport à ses enfants. Je trouvais ça très poétique, son rapport avec eux : l’inquiétude, la tension du quotidien restent en creux. J’aimais bien me glisser dans ce personnage parce que je pense que, moi, je peux être plus nerveuse. Jeanne, dans Les enfants vont bien, est plus taciturne, moins solaire, mais très solide, on peut compter sur elle. Elle est aussi très seule. Ces deux figures féminines le sont. Je l’ai senti en jouant : Toni est la seule adulte face à un groupe soudé d’enfants ; dans Les Enfants vont bien, Jeanne fait face seule à l’adversité, une espèce de fatalité qui vient perturber son existence – et qui, au final, va probablement la sauver. C’est plein d’humanité.
Dans Les enfants vont bien, il vous filme d’ailleurs souvent en plan large, comme perdue dans le cadre. Comment avez-vous composé avec ça ?
Nathan voulait filmer l’absence : que le fantôme de Suzanne plane, comme si elle les regardait de loin, et qu’on espère son retour. Le film est aussi tourné à hauteur d’enfant : on entend des conversations entre deux portes, des chuchotements, il y a plein de choses qu’on ne perçoit pas bien. Le plan large nous fait perdre des subtilités sur les visages, des émotions, au profit d’un ressenti qui colle à la perception des enfants. En tant qu’actrice, venant du théâtre, ça ne me perturbait pas d’être parfois filmée en plan large. Par exemple, dans la scène de fin : l’héroïne retrouve l’écharpe de Suzanne, elle craque. Elle lâche émotionnellement. Nathan a filmé plusieurs valeurs de plan, mais il a gardé au montage un plan de dos pudique, où l’on voit juste ma nuque et ma tête qui tombe dans l’écharpe. J’ai découvert ses partis pris au montage. Ça me touche de voir comment ça devient son film.
Dans ses films, l’écriture des personnages d’enfants est aussi soignée que celle des adultes, et il les dirige très bien. C’est étonnant de la part de quelqu’un de si jeune qui n’en a pas. Est-ce qu’il vous a demandé des conseils, un regard sur ces personnages ?
Même pas ! Il est très sensible à la protection de l’enfance sur le plateau. Dans Les enfants vont bien, l’histoire est dramatique, mais il refusait qu’on joue sur un sentiment de réalité, de pousser les enfants aux émotions en leur disant des choses comme : « Imagine que ta mère t’ait abandonné ». Il voulait vraiment qu’ils restent dans l’endroit du jeu. Il arrive à provoquer une concentration, à capter une intensité folle. Le casting a été crucial : il a vu cinq cents enfants. Il y avait des trucs durs à jouer, comme le moment où la petite sœur jette le téléphone par terre et se met en colère. L’actrice [Nina Birman, ndlr] est toute petite, elle a seulement 6 ans ! Sur le plateau, on n’a que quatre heures par jour pour tourner avec des enfants. C’est une pression, mais Nathan la cache très bien pour qu’ils ne la sentent pas. Il tisse un lien de confiance avec eux, il passe du temps avec eux hors du plateau : ils allaient au camping, jouaient au Uno, à la pétanque…

Vous avez souvent campé des personnages à contre-courant des idées reçues sur la maternité ou du « faire famille ». Qu’est-ce qui vous intéresse dans ces nouvelles représentations ?
Je suis profondément attachée à la famille, à celle qu’on se crée, qui peut même vous sauver de votre famille d’origine. La famille est sublime si l’on ne la subit pas, si l’on peut la choisir, la construire. La réduire aux liens de sang, c’est antinomique. Il faut continuer à raconter ces familles choisies. L’amitié en est une sublime.
Vous avez souvent incarné des personnages de femmes lesbiennes. Qu’est-ce qui vous a rendu sensible à cette question ?
Mon entourage proche est très queer. J’ai intégré une école de théâtre, l’École Périmony, à partir de 17 ans, j’ai ensuite fait du café-théâtre. Je me suis fait beaucoup d’amies pour qui c’est hyper naturel, donc ça l’est pour moi. J’adore interpréter des lesbiennes comme des hétéros. Il y a un enjeu de représentation, mais ce que j’aime, c’est quand la sexualité n’est pas un sujet, que ce n’est pas ce qui anime les personnages, comme c’est le cas pour Andréa ou pour Jeanne [dans Dix pour cent et dans Les enfants vont bien, l’orientation des héroïnes incarnées par Camille Cottin n’est pas un enjeu dramatique en soi, ndlr]. Pour Nathan, c’est une volonté politique de mettre des personnages queer dans ses films. Je suis hyper heureuse de pouvoir y participer.
Vous êtes populaire aux États-Unis et en Grande-Bretagne entre vos rôles dans Stillwater de Tom McCarthy et House of Gucci de Ridley Scott en 2021, la série Killing Eve de Phoebe Waller-Bridge (2018-2022), les pubs Nespresso… Vous êtes aussi ambassadrice de marques de luxe. Qu’est-ce que vous pensez incarner aux yeux des Anglo-Saxons ?
Honnêtement, je ne pourrais pas dire… Je sais que Dix pour cent a eu un succès énorme à travers le monde, notamment aux États-Unis. Je pense que j’ai bénéficié de la modernité du personnage d’Andréa, de sa liberté. C’est une lesbienne totalement assumée, c’était assez nouveau dans les codes de la fiction. Elle a une féminité très affranchie. Je pense qu’elle m’a portée.
Pensez-vous que ce succès vous donne une sorte de pouvoir, une influence sur ces questions de représentation ?
Je ne sais pas, mais ce serait génial ! Vous avez raison, c’est une question à se poser très sérieusement. Particulièrement aujourd’hui, parce qu’on a l’impression qu’il faut entrer en résistance très vite et de manière entière pour ne pas basculer définitivement du « côté obscur ».
À l’ouverture du Festival Cannes, en 2024, vous n’avez pas hésité, dans votre discours de maîtresse de cérémonie, à faire une référence à l’affaire Weinstein et à imaginer qu’une « loi MeToo » avait été adoptée. C’était une prise de risque pour vous ?
En fait, j’avais demandé à Fanny Herrero [qui a dirigé l’écriture des premières saisons de Dix pour cent, et a coécrit la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Paris, ndlr] et à Éloïse Lang de m’aider à écrire ce discours. J’ai une confiance absolue en leur finesse. Je voulais dire certaines choses, mais du côté de la lumière, comme si on parlait depuis le futur, en disant : « Ça, c’était l’ancien monde. » Ce n’est bien sûr pas totalement vrai aujourd’hui, mais je voulais le poser comme ça, en se projetant comme si c’était du passé. Et donc, quand les choses me paraissent évidentes, je ne me sens pas en danger. Il fallait trouver un équilibre : le Festival de Cannes, c’est une fête, c’est fédérateur, et c’est aussi un lieu où l’on dénonce, où les films sont des armes de résistance contre l’oppression et la censure. Avec Fanny et Éloïse, on pouvait le dire intelligemment, délicatement.

Vous avez cofondé une société de production féministe en 2019, Malmö Productions. Est-ce que vous êtes toujours investie dans les projets qui y sont fabriqués ?
Mon amie Shirley Kohn, avec qui j’ai cofondé la société, la pilote depuis quelque temps. On en a reparlé récemment, on a des idées : elle aimerait continuer du côté du documentaire et, moi, je compte m’y réinvestir, plutôt dans la fiction.
Vous avez envie de réaliser ?
C’est drôle parce qu’Andréa [dans Dix pour cent, ndlr] est maintenant réalisatrice… J’imagine le plaisir infini que cela doit être. Je trouve que c’est un métier sublime, mais je ne sais pas si j’ai les épaules.
Depuis des années, vous enchaînez les projets en tant que comédienne. Qu’est-ce qui vous pousse à maintenir ce rythme ?
J’ai un appétit insatiable de vie, de rencontres, de collaborations. Ça me fait me sentir vivante. J’aime aussi la transmission. Après, je pense qu’il y a plein de façons de travailler, et de nourrir le travail. Par exemple, refaire du théâtre [dans la pièce Le Rendez-vous, qu’elle a coadaptée avec Jonathan Capdevielle et qu’il a mise en scène l’an dernier, ndlr] a changé ma manière d’aborder le cinéma et mon travail. Ça a été une expérience parfois difficile, mais très intéressante.
Dans cette pièce, justement, on a pu vous voir dans un rôle très physique et ludique, avec des costumes, des métamorphoses, des chorégraphies, qui tranche avec vos rôles plutôt naturalistes au cinéma…
Oui, le corps y était super engagé et engageant. J’ai pris beaucoup de plaisir. Le texte était costaud [il s’agissait de l’adaptation du roman Jewish Cock de Katharina Volckmer, paru en 2021, monologue d’une femme hantée par la culpabilité d’avoir grandi dans une famille allemande après la Shoah et qui souhaite se faire greffer un pénis circoncis, ndlr] : il m’a fallu du temps pour harmoniser le corps, le texte et les émotions. Jonathan est un artiste merveilleux, d’une grande douceur, avec un univers singulier, très lié aux questions queer.

Avec qui d’autres rêveriez-vous de travailler ?
Au théâtre, avec Joël Pommerat. J’adore la façon dont il procède. Il fait passer des auditions pour faire un stage avec lui, et, à l’issue du stage, on peut être pris ou pas dans le spectacle. Ça me fait un peu fantasmer, même juste le stage. J’ai eu un énorme choc en voyant Benjamin Lavernhe – qui est un génie, on a joué ensemble dans Les Misérables [l’adaptation faite par Fred Cavayé, en salles en décembre 2026, ndlr] – dans Le Mariage forcé, mis en scène par Louis Arène, de la compagnie Munstrum, à la Comédie-Française. J’ai hâte de voir son Makbeth. J’ai vu aussi Adèle Haenel aux Bouffes du Nord [Voir clair avec Monique Wittig, que la comédienne a conçu, écrit et mis en lecture, ndlr], c’était génial. Et je rêve de voir Honda Romance de Vimala Pons.
Comme spectatrice, qu’avez-vous aimé récemment ?
C’est horrible, je n’ai rien pu voir, je suis dans une grande frustration. J’ai une liste de films, sortis ces dernières semaines, à rattraper : Un simple accident, Sirāt, Une bataille après l’autre, L’Intérêt d’Adam, Nino – je vais me jeter dessus via la plateforme des César. Le dernier que j’ai vu au cinéma, c’est Valeur sentimentale de Joachim Trier. Les acteurs y sont fantastiques.
Les Enfants vont bien de Nathan Ambrosioni, StudioCanal (1 h 51), en salles le 3 décembre
