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RÈGLE DE TROIS · Julie Doucet : « Je pourrais être Cecilia dans La Rose pourpre du Caire de Woody Allen, car je suis comme elle, une incorrigible rêveuse. »
- Quentin Grosset
- 2023-03-27
Sacrée Grand Prix du festival d’Angoulême 2022 pour son fanzine déglingué « Dirty Plotte », publié dans les années 1980-1990, l’autrice québécoise Julie Doucet revient (alors qu’elle avait décidé d’arrêter la BD) avec « Suicide total » (L’Association), une fresque vertigineuse sur sa correspondance avec un jeune lecteur français. Elle répond à notre questionnaire cinéphile.
3 films de votre jeunesse qui ont été déterminants ?
Il y a d’abord Stranger Than Paradise de Jim Jarmusch, que j’ai vu à sa sortie en version originale sans sous-titres. Mon anglais étant loin d’être parfait à l’époque, j’en ai fait une lecture, disons, très personnelle. C’était la première fois que je me sentais comprise, voyant ma génération représentée sur un grand écran. J’y avais vu des jeunes gens déboussolés, désœuvrés, cherchant une issue. Cette issue étant de faire ses valises et de partir. Le film ne raconte pas tout à fait ça… Mais ça reste un portrait fidèle de cette période, d’une certaine scène artistique qui ressemblait assez à celle de Montréal.
Et puis il y a La Maman et la Putain de Jean Eustache. Je l’ai vu pour la première fois à la Cinémathèque québécoise, lorsque j’étais étudiante. J’ai adoré voir Paris et son milieu intello-hippie-branché des années 1970. Bien sûr, il y a la superbe performance des trois interprètes ; le texte fleuve ; le personnage de Jean-Pierre Léaud en jeune homme oisif, qui vit aux crochets de sa copine, quel bonimenteur ; les archétypes… La démonstration est parfaite. Les Ailes du désir de Wim Wenders, que j’étais allé voir avec ma mère en 1987. J’avais été émue aux larmes par ce portrait de Berlin, très beau, en noir et blanc. L’atmosphère générale, plutôt sombre, me plaisait beaucoup.
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Le Cabinet du docteur Caligari de Robert Wiene pour ses décors tout de travers, pour l’absence de perspective, l’effet cauchemardesque général. Ça me rappelle mes premières bandes dessinées. Au clair de la lune d’André Forcier, un film tourné à Montréal en 1983 dans lequel on voit la ville l’hiver, ses ruelles, ses petits coins sombres habités par toute une brochette de personnages plus ou moins marginalisés. Le style de Forcier est toujours très poétique, sombre mais merveilleux. C’est à peu près l’époque où j’ai commencé à dessiner des bandes dessinées, c’est le Montréal de mes années d’étudiante. Subway de Luc Besson, parce qu’il se passe dans les années 1980, qu’il est très urbain et que j’ai dessiné plusieurs histoires qui se passent dans le métro et qui impliquent toutes sortes de personnages bizarres.
3 films féministes importants pour vous ?
Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles de Chantal Akerman est un incontournable. J’ai vu il y a un an pour la première fois Sois belle et tais-toi ! de Delphine Seyrig. Ça fait mal à regarder et à écouter. Le Bonheur d’Agnès Varda. Ce film à l’allure paisible, tout en couleurs pastel et en décor champêtre… Le drame est amené comme un non-événement ou presque, rien n’est grave. Et la femme disparue est vite oubliée, remplacée par une autre. C’est un film qui m’a toujours fait assez froid dans le dos.
Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles de Chantal Akerman (c) Capricci
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J’adore tous ces films en Technicolor des années 1940-1950. Les Chaussons rouges de Michael Powell et Emeric Pressburger. C’est visuellement époustouflant. Le Secret magnifique de Douglas Sirk, avec Rock Hudson et Jane Wyman – tout les sépare, mais ils tombent amoureux. Un sacré ramassis de clichés en couleurs sur-saturées. Un vrai bonheur. La Mémoire des anges de Luc Bourdon. C’est un assemblage d’archives et d’extraits de films produits par l’Office national du film du Canada qui nous montre le Montréal des années 1950 et 1960. Il n’y a pas de commentaire, seules les images parlent. C’est comme un long et doux poème. La meilleure des berceuses.
Décrivez-vous en 3 personnages de fiction.
Je pourrais être Cecilia dans La Rose pourpre du Caire de Woody Allen, car je suis comme elle, une incorrigible rêveuse. Leopoldine Dieumegarde dans Au clair de la lune d’André Forcier, cette petite fille timide, qui n’a plus que son père, garagiste de son métier. Solitaire, elle passe ses soirées à crever des pneus de voiture. Enfin Ada, dans La Leçon de piano de Jane Campion, qui ne parle pas depuis l’âge de 6 ans. Moi qui ne parle pas beaucoup, j’aime bien ce personnage buté.
Suicide total de Julie Doucet (L’Association, 144 p., 65 €)
Image Julie Doucet (c) Kate Mada