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À voir sur mk2 Curiosity : « La Vie de Jésus » de Bruno Dumont, une épiphanie intacte

  • Éric Vernay
  • 2024-06-10

Premier film de Bruno Dumont, « La Vie de Jésus » impose le style saisissant de l’ex-philosophe venu du nord de la France. Traquant le divin dans le trivial, son esthétique future est déjà là : on devine en germe la crudité de « L’Humanité », la crise mystique de « France » ou l’esprit de bande du « P’tit Quinquin », transfigurés dans une œuvre à la puissance intacte, disponible gratuitement une semaine sur la plateforme mk2 Curiosity.

Une certitude et un mystère accompagnent la sortie de La Vie de Jésus en 1997. Certitude : le premier film de Bruno Dumont, adapté de son roman éponyme, est un choc esthétique, couronné d’un prix Jean-Vigo et d’une Mention spéciale Caméra d’or à Cannes. Mystère : pourquoi ce titre biblique ?

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L’antihéros du film ne se nomme pas Jésus, mais Freddy, et il végète à Bailleul, commune du nord de la France située entre Lille et Dunkerque, et Freddy n’a pas grand-chose d’un saint. Souffrant d’épilepsie, le jeune chômeur occupe son temps entre visites médicales, élevage d’un pinson, rapports charnels avec sa petite amie, Marie, caissière à Intermarché, et poussées d’adrénaline en mobylette avec sa bande de copains tout aussi désœuvrés que lui. Alors que l’un d’entre eux se meurt du sida, le clan se réunit à son chevet. Sur le mur bleuâtre de sa chambre d’agonisant, une image religieuse : la résurrection de Lazare.

« T’as vu ce qu’il y a marqué sur l’affiche ? » demande l’un d’entre eux à Freddy. Le leader de la bande coupe court au débat liturgique d’un cinglant « Ferme ta gueule ». Pour la leçon de catéchisme, on repassera. Mais pourquoi « La Vie de Jésus », alors ? Dans la bande-annonce très méta du film, en 1997, Bruno Dumont interroge justement ses jeunes acteurs amateurs sur son titre cryptique. « C’est beaucoup demander, balbutie Marjorie Cottreel, qui interprète Marie.

Mais je ne pense pas que ça ait trop quelque chose à voir avec le film. » Son partenaire David Douche (Freddy) tente une amorce d’explication : « Ça s’appelle La Vie de Jésus parce que pfff… Il y a du bien, il y a du mal. » Samuel Boidin (Michou) : « Je sais pas, dans le film, il y a quand même beaucoup de violence et tout… » Pour un autre acteur, « ça doit être, euh… par rapport à la vie de tous les jours, ce qui s’est passé ». D’abord amusantes, ces bribes de théories maladroites (peut-être jouées ?) finissent, mises ensemble, par constituer un tout cohérent.

Nulle moquerie chez Dumont en effet, le natif de Bailleul diplômé de philo ne fait ici que reformuler par la bande son dogme esthétique. À savoir : un cinéma qui fait cogiter le public peut-être, avec un souffle mystique certes, mais pas un cinéma intello pour autant. L’idée est de partir du « réel », c’est-à-dire de la matière même, pour toucher l’esprit.

LESS IS MORE

C’est pourquoi Dumont fixe les corps, les visages et les paysages de manière si frontale. Dans La Vie de Jésus, les scènes de sexe se révèlent d’une crudité rare, tout comme elles le seront plus tard dans L’Humanité (1999), TwentyNine Palms (2003), Flandres (2006). Dumont ne craint pas de cadrer un coït en gros plan ni de montrer l’aspect le plus mécanique de l’amour physique, ce moment bestial qui suit ou précède la tendresse.

En détournant le jeu brut d’acteurs non professionnels et en le reconfigurant par le montage, Dumont entend obtenir une troisième image qu’il considère comme plus vraie et qu’il traque obstinément avec sa caméra : il cadre donc ses personnages de près, scrute leurs visages de face, lesquels oscillent sur leur moto ou s’avancent vers nous, comme s’ils voulaient déchirer la surface de l’écran et ainsi nous atteindre.

La figure de Freddy fascine dès le premier plan : une faille insondable semble traverser son regard de petit voyou buté, comme si ses pertes de connaissance épileptiques lui avaient donné accès à un gouffre de vies antérieures, invisibles sur les scanners cérébraux. Quant au corps du jeune nordiste, il retrace son chemin de croix. Le biceps droit tatoué d’un crucifix rudimentaire, il exhibe dans les rues de Bailleul un torse balafré, la poitrine creuse et le dos bombé, comme écartelé par des tensions contraires, portant haut et fort les stigmates de ses fréquentes chutes à moto.

Mais ces attributs virilo-christiques ne sont que des éléments parmi d’autres dans le décor existentiel de Freddy. Les paysages des Flandres, vastes étendues agricoles écrasées par le ciel pesant, en sont un autre, tout aussi important. Dumont magnifie sa région natale en format Scope, comme il le fera dans ses films suivants. Mais son lien autobiographique au lieu ne l’empêche pas de l’altérer par l’artifice de la mise en scène. Loin d’un reportage nostalgique ou d’un documentaire social, ces décors de briques rouges et d’espaces désertés sont avant tout des paysages mentaux.

« Quand j’ai tourné La Vie de Jésus, j’ai vidé la ville et les rues de Bailleul, confiera Bruno Dumont dans le dossier de presse de Flandres, presque dix ans plus tard. J’ai enlevé les gens, j’ai enlevé les voitures, pour arriver à une sorte d’abstraction, j’ai besoin d’éliminer. Je passe mon temps à retirer, mais je n’ajoute rien. » Less is more. Les dialogues, assez peu intelligibles pour un non-autochtone, sont eux aussi réduits au minimum. Élaguer pour révéler. Or, que révèle La Vie de Jésus ?

Le chemin hyper accidenté de Freddy vers une forme d’éveil. Vu de loin, son parcours mystique a quelque chose d’une chronique sociale à la Ken Loach : le film raconte le quotidien d’une jeunesse pauvre et abandonnée dans une région déclassée, gangrénée par le racisme, un quotidien grisâtre rythmé par les tambours de la fanfare locale. De ce terreau fertile pour l’extrême droite naîtra la soif de vendetta d’un Blanc qui s’est fait piquer sa copine par un Maghrébin, puis l’implacable mécanique de la tragédie.

Le genre de fait divers sordide que la mère de Freddy – lumineuse mater dolorosa incarnée par Geneviève Cottreel – voit au JT chaque jour, scotchée à l’horizon télévisuel. Sauf que Dumont, qui exècre autant le manichéisme du cinéma social que la bonne conscience cathodique, refuse de délivrer une morale prémâchée : bien et mal se chevauchent en permanence dans La Vie de Jésus, accouchant d’une beauté volontiers dérangeante. Le passage de l’obscurité vers la lumière, voilà ce qui intéresse Dumont : quand, à force de se cogner contre le tangible, le ciel finit par s’ouvrir un peu. Une forme profane et chaotique d’épiphanie.

La Vie de Jésus de Bruno Dumont (1997), disponible sur mk2 Curiosity  du 20 au 27 juin

Image : © Tessalit - Photographe R. Arpajou

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