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Estelle Meyer : « Jeanne Dielman, c’est une panthère qui ose enfin avoir des griffes, des poils. »
- Léa André-Sarreau
- 2024-02-26
On l’a découverte en 2023 dans « Niquer la fatalité », déchirante pièce à la croisée de la comédie musicale et du one-woman-show, dans laquelle elle entamait un dialogue post mortem avec l’avocate Gisèle Halimi pour lui confier ses doutes et ses combats de femme. Chamanique, performeuse, enragée, Estelle Meyer enfilera aussi, à la rentrée, le costume de l’actrice Sarah Bernhardt au Théâtre du Palais-Royal. En attendant, elle donnait un concert et un atelier d’incantation au Champs-Elysées Film Festival, où on lui a soumis notre questionnaire cinéphile.
Décrivez-vous en 3 personnages de fiction.
Arsène Lupin, pour le côté dandy, canaille, filou, gentleman, secret, prince caché. C’est un voleur ardent, un petit sauvage rapide. L’héroïne de Consuelo de George Sand, une gitane qui danse sur les pavés. Au début, elle a les mains pauvres, puis fait tout un chemin spirituel jusqu’à se faire initier pour élever son âme. Bel-Ami, le personnage dans le livre éponyme de Maupassant. J’adore ce type qui part de rien et qui, à la force de ses poignets, se hisse dans le monde. Et allez, Harry Potter, pour la magie, les licornes, le côté orphelin qui se démerde, la découverte de mondes intérieurs qu’on ne soupçonnait pas.
3 films pour niquer la fatalité ?
Sois-belle et tais-toi de Delphine Seyrig, avec toutes ces actrices qui font de gros fuck aux injonctions, font péter le regard des hommes et les discours de la société sur ce que doit être un corps féminin. C’est un film qui exhorte à la danse libre, à ce que chaque femme s’invente au-delà de toute prédestination, à être heureuse dans son sexe, ses jambes, sa beauté quelle qu’elle soit. À assumer le fait d’être une planète. Daddy de Niki de Saint-Phalle, un film dans lequel elle révèle l’inceste de son père. Elle y flingue des chemises d’hommes, pour faire péter la fatalité de ce destin qu’on a tenté de lui assigner. Elle ouvre ses blessures – mais au lieu que ce soit du sang qui en jaillisse, c’est de la couleur, de la gouache. Elle repeint sa vie. Jeanne Dielman de Chantal Akerman, l’histoire d’une femme apparemment normée, normale, tenue par un quotidien de mère de famille, qui fait exploser le carcan pour révéler sa violence, sa colère, ses dents. Jeanne Dielman, c’est une panthère qui jaillit du moule, ose enfin avoir des griffes, un sexe, des poils.
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Saint Omer d’Alice Diop. Dans son discours final, l’avocate générale évoque le micro-chimérisme. C’est un phénomène complètement dingue : le placenta est poreux entre une mère et un enfant, leurs cellules s’échangent. Chaque être porte les traces de sa mère et de sa grand-mère. Donc le monde est tellement plus féminin qu’on ne le pense ! Cette avocate dit que les femmes sont des créatures, des monstres, des anges, que tout cohabite. Nous n’avons pas à choisir un unique visage, le monde n’est pas lisse. Il n’y a pas de gentil ni de méchant. Comme dans le Tao [concept de philosophie chinoise qui désigne la « Mère du monde », principe premier qui engendre tout ce qui existe, ndlr], il y a du noir dans le blanc, le monde est à l’image de nos visages changeants. Je dirais aussi Wanda de Barbara Loden.
Une comédie musicale qui t’emporte ?
West Side Story de de Leonard Bernstein et Stephen Sondheim, pour la sensualité des corps, pour les premiers baisers, la sauvagerie de clans qui s’affrontent mais sont en fait les mêmes. Pour les premiers claquements de doigts, les premières extases adolescentes. Je voulais tellement danser comme eux ! Pour ces hommes en collant moulant avec des sexes qui jaillissent, les mains qui montent au ciel, la ville qui devient géométrique. Je rajoute Peau d’âne de Jacques Demy, pour « Amour, amour je t’aime tant », les robes « couleurs du temps ». Derrière la peau de l’animal se révèle la plus grande des princesses qui a accepté son animalité, sa pauvreté. Alors elle peut régner, et rééquilibrer le désordre du monde.
Une actrice qui te faisait fantasmer à 13 ans ?
Lara Croft, Penelope Cruz aussi… Je trouvais que c’étaient des meufs trop bonasses. À l’adolescence, je dessinais des filles hyper sexuées, des seins comme des fruits, des bouches qui mordent, des fesses comme des grenades, des tailles de guêpe. Comme si j’avais besoin de passer par l’hyperféminité, la sur sexualisation. J’aimais les femmes qui ne blaguent pas, qui assument une féminité qui explose au visage.
La série à mater une nuit d’insomnie ?
En thérapie. Parce que ça vous plonge dans l’inconscient. C’est fascinant la psychanalyse, le travail sur soi, le fait d’avoir quelqu’un qui t’ouvre des fenêtres sur toi-même – tu dis un mot et tu en révèles bien plus. L’insomnie, c’est vraiment l’endroit où tout bascule dans l’onirisme, donc autant fouiller le psychisme directement !
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Fric-Frac de Maurice Lehmann et Claude Autant-Lara, avec Arletty. Elle se fait draguer par un gangster, c’est une grosse canaille. Elle est hyper violente, en même temps elle a ce phrasé assez lent, dessiné. J’ai vachement regardé To Be or Not To Be d’Ernst Lubitsch. Ça me faisait mourir de rire, le monologue de ce gars qui dès qu’il entame le monologue d’Hamlet, l’amant de sa femme se barre de la salle. Petite, j’ai beaucoup regardé Sissi l’impératrice – Romy Schneider toute jeune, si belle, avec cette chevelure qui me faisait rêver.
3 cinéastes disparus avec lesquels vous aimeriez rentrer en dialogue, comme avec Gisèle Halimi ?
J’aimerais trop parler avec Maya Deren, cinéaste américaine surréaliste qui faisait des films avec rien. Une vraie magicienne. Ses films, c’est Alice au pays des merveilles, une plongée de l’autre côté du miroir : on la voit qui pose une main sur un coquillage, rampe dans un banquet, se tord en déesse indienne. Elle plonge dans un tournesol et c’est une piscine, elle devient une abeille qui finit sur la lune. C’est étrange, ça pète le réalisme, c’est vénéneux, comme un collage de Magritte.
Ensuite, Federico Fellini, parce que j’aime ses mondes grotesques, ses personnages de la démesure, sa théâtralité, son cirque, les carnets où il a dessiné ses rêves. C’est comme un labyrinthe, un secret à percer. Ça ne parle pas à la raison, mais au symbolisme de l’humain. Et Forough Farrokhzad, une poétesse iranienne, morte très jeune. Elle a écrit un magnifique poème où elle dit : « J’ai péché, péché dans le plaisir ». Son unique film s’appelle La Maison est noire, il se passe chez des lépreux. On ne sait pas si ce qu’on voit est beau ou laid : le référentiel est décalé, c’est comme avoir la tête en bas. Ce sont des gros plans en noir et blanc d’une poésie absolue. Toute la chair est étrange et belle. La beauté de ce film me casse en deux.
3 leçons de vie apprises avec le cinéma ?
On ne meurt pas à la fin, la violence ne tue pas. On est immortels, on peut rembobiner le film pour le revoir, on peut embrasser à pleine bouche, se transformer en antilope. Tout est sublimé. On peut y être l’hyper proue de soi-même, devenir pointu, légende. Ça fait réfléchir à ce qu’est un humain, c’est la catharsis, la purgation des passions. Tout y est plus beau, plus tragique, plus déchirant, plus fin, plus romantique – on n’y progresse dans sa propre vie. Le cinéma, c’est de l’hyper vie, de la « sur » vie, ça donne envie de vivre encore plus sa propre vie, de la jouir, de la bouffer, de la danser, parce que tu as le temps de regarder défiler une existence sous tes yeux, en accéléré.