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Joyce Maynard : « Je pense que presque tous mes livres feraient de beaux films »

  • Juliette Reitzer
  • 2023-08-23

Apprenant qu’elle était en résidence d’écriture à Paris, on a bondi : on rêvait de parler cinéma avec l’immense écrivaine américaine, sujet sur lequel on l’a peu entendue et qui irrigue pourtant son œuvre, qu’elle s’intéresse aux relations d’emprise, à l’ambivalence des rapports mère-enfant ou aux affres de la vie domestique. Deux de ses romans, « Prête à tout » et « Long Week-end », ont d’ailleurs été adaptés à l’écran, respectivement par Gus Van Sant et Jason Reitman. Quelques semaines avant la parution de son nouveau livre, « L’Hôtel des oiseaux », elle nous a répondu dans un café, devant un spritz, et en français.

Vous pratiquez une écriture très visuelle, avec une grande attention portée au son, à la lumière, au point de vue. Quel rapport votre écriture entretient-elle avec le cinéma ?

Énorme ! C’est vraiment intéressant de parler de cinéma parce que je me sens toujours comme une cinéaste, mais une cinéaste low budget, avec un stylo et un clavier d’ordinateur. Je suis la réalisatrice, l’actrice, mais aussi la monteuse – très important. Quand je commence à écrire un roman, mon idée est toujours de faire un film qui se jouera dans la tête des lecteurs. D’ailleurs, je pense que presque tous mes livres feraient de beaux films.

Vous terminez une résidence d’écriture à la librairie Shakespeare and Company. Comment l’atmosphère parisienne vous a-t-elle nourrie ?

La chose qui m’inspire réellement ici, c’est le respect que m’ont donné les Français, leur accueil de mes livres. J’ai beaucoup de lecteurs aux États-Unis, mais pour le monde littéraire américain, je suis pour toujours la femme qui a eu une histoire avec Salinger [Joyce Maynard a raconté l’histoire toxique qu’elle a vécue avec l’écrivain J. D. Salinger au début des années 1970, alors qu’elle avait 18 ans et lui 53, dans le livre Et devant moi, le monde, publié en 1998. Cette parution a suscité de nombreuses attaques contre l’autrice dans les médias américains, ndlr]. Mais j’ai aussi profité de ce séjour pour réaliser un grand rêve : apprendre le français. J’ai pris deux heures de cours par jour, sept jours sur sept.

À 18 ans, en 1972, vous envoyez au New York Times Magazine un texte plein d’assurance et d’humour, titré « Une fille de 18 ans se retourne sur sa vie » (consultable ici, en anglais). Publié en une avec votre photo, il vous a rendue célèbre. Quels étaient vos rêves à l’époque ?

Quitter ma petite ville du New Hampshire. Une ville qui ressemble beaucoup à celles de mes romans. Voir le monde – New York, l’Europe. Ma famille n’avait pas d’argent pour voyager, mais ma mère rêvait de Paris. Elle écoutait de la musique française, la chanteuse Patachou, et Georges Brassens. J’étais très timide à l’époque et je n’avais pas confiance en moi, notamment avec les garçons. Mais j’ai toujours eu confiance dans mon écriture. Et la raison à cela, c’est que ma mère nous a enseigné l’écriture, à ma sœur et à moi, de façon très appliquée.

Le cinéma était important pour l’ado que vous étiez ?

Oui, et aussi la télévision. J’adorais Autant en emporte le vent, les comédies, et surtout les documentaires. La série britannique Seven Up ! m’avait fascinée. Le réalisateur, Michael Apted, a fait un documentaire en 1964 sur quatorze enfants de sept ans, de différents milieux sociaux. Puis il a fait un nouveau film sur eux tous les 7 ans. C’est incroyable. Et il y avait aussi Frederick Wiseman. Il est venu dans ma ville quand j’étais jeune, invité par l’université pour montrer son film High School [sorti en 1968, ndlr]. Après ça, j’ai décidé que je serais documentariste. De toute évidence, je ne suis pas devenue documentariste, mais quand j’écris, je réfléchis comme une documentariste. C’est la réalité qui m’intéresse.

J’ai lu dans une interview que vous rêviez aussi de devenir actrice.

Oui ! D’ailleurs, quand on m’a contactée pour adapter au cinéma Prête à tout, ma seule condition était de jouer un petit rôle dans le film [publié en 1992, ce roman s’inspire d’un fait divers réel : une jeune femme manipule un ado pour qu’il tue son mari. Il a été transposé au cinéma par Gus Van Sant en 1995, ndlr].

Quels souvenirs gardez-vous de votre rencontre avec Gus Van Sant ?

Il était assez froid, nous avons très peu échangé, et je respecte ça : c’était son film. L’homme que j’adorais, c’était Buck Henry [qui a écrit l’adaptation de Prête à tout pour le cinéma, ndlr]. C’était un grand scénariste : il a écrit Le Lauréat, il a aussi réalisé le film Le ciel peut attendre. Il m’a invitée chez lui quand il était en train d’adapter Prête à tout, et il a vraiment respecté ma vision, et aussi l’humour du roman, qui est très important pour moi. Jason Reitman, qui a adapté Long Week-end [roman de Joyce Maynard publié en 2009, et adapté au cinéma en 2014 sous le titre Last Days of Summer, ndlr], n’a pas gardé l’humour du livre, par contre.

Dans votre roman Prête à tout, Suzanne imagine qui pourrait jouer son rôle si l’on faisait un film sur sa vie : « La femme de Tom Cruise. » Et c’est bien Nicole Kidman qui tient ce rôle dans l’adaptation réalisée par Gus Van Sant. Comment ça s’est passé ?

Oui ! Nicole Kidman n’était pas très connue à l’époque, et elle n’est pas nommée dans le livre. Quand je l’ai rencontrée sur le tournage, dans la loge maquillage, elle m’a dit : « C’est incroyable, les producteurs m’ont envoyé un exemplaire du livre, fait spécialement pour moi, dans lequel ils avaient ajouté mon nom ! » À l’origine, l’idée pour ce rôle était Meg Ryan. Je pense que c’est Buck Henry qui a insisté pour que ce soit finalement Nicole Kidman. Selon moi, c’est un de ses plus grands rôles.

Suzanne dit aussi que pour jouer son avocat, elle verrait bien Harrison Ford. Et c’est finalement vous qui jouez ce petit rôle dans le film. En écrivant l’histoire de cette femme, vous aviez envie de la défendre ?

Je ne dirais pas ça. Mais, pour moi, chaque personnage a sa propre histoire, son humanité, ça ne m’intéresse pas d’avoir des gentils et des méchants. Même dans Et devant moi, le monde, je ne présente pas Salinger comme un homme mauvais. Je suis allée en Normandie ce week-end et j’ai pensé à lui – ce qui ne m’arrive pas en général – sur les plages du Débarquement. Il a vécu ça [enrôlé dans l’armée américaine, l’écrivain a débarqué à Utah Beach le 6 juin 1944, ndlr]. Je pense que, comme tous les Américains qui ont vécu le Débarquement, il a été totalement traumatisé. Si on connaît l’histoire de quelqu’un, on peut éprouver de la compassion. Et c’est mon travail de trouver cette histoire.

« Le mensonge qu’on nous dit sur la maternité est destructeur »

Dans Où vivaient les gens heureux, paru en 2021, vous évoquez de façon magnifiquement tragique et romanesque la vie domestique d’une femme, très inspirée de votre propre vie. À quel point était-ce important ?

Très important. Un de mes buts est de faire un portrait réaliste de l’expérience des femmes, y compris des choses qui ne sont généralement pas considérées, comme la dureté de la vie domestique. Moi, j’ai toujours travaillé, mais je faisais aussi le ménage, la cuisine, je gardais les enfants – comme beaucoup de femmes. Le mensonge qu’on nous dit sur la maternité est destructeur, je pense aux histoires très dures de Sylvia Plath, d’Anne Sexton, des artistes qui ont eu de grandes difficultés avec leur rôle de mères [ces autrices et poétesses américaines se sont suicidées, respectivement en 1963 et 1974, ndlr]. Beaucoup de lectrices ont été fâchées par Où vivaient les gens heureux : pourquoi l’héroïne cède-t-elle la maison familiale à son mari infidèle, pourquoi se sacrifie-t-elle ? Je comprends leur réaction, mais ce n’est pas mon travail de faire un portrait des femmes telles qu’on voudrait qu’elles soient. Cela dit, ces lectrices m’ont fait comprendre que c’est important de donner à l’héroïne une autre époque, pour elle-même – comme moi aujourd’hui, qui, pour la première fois, à 69 ans, peux vivre pour moi-même. C’est pour ça que j’ai décidé d’écrire la suite de l’histoire – c’est ce livre que j’ai fini d’écrire ici, à Paris.

D’où vous vient cette obsession pour la vérité ?

J’ai été élevée au sein d’une famille dans laquelle on parlait beaucoup : on parlait d’art, de politique, de religion, de sexe… Mais il y a une chose dont on ne parlait jamais : l’alcoolisme de mon père. Et j’ai ressenti beaucoup de honte à cause de ce non-dit. Donc, pour moi, la liberté vient avec la vérité. C’est au moment où l’on dit les choses qu’on est libéré. C’est pour ça que chaque année j’organise une retraite d’écriture destinée aux femmes uniquement, pour les aider à écrire leur propre histoire [Joyce Maynard organise cette retraite d’écriture, nommée « Write by the lake », dans une maison au Guatemala, ndlr]. On n’a pas besoin d’un permis pour raconter notre histoire.

Vous avez raconté dans une interview à France Inter une anecdote éloquente, au sujet du film Jean de Florette

Oh oui, c’était après la naissance de mon troisième enfant, j’avais 30 ans. Mon mari avait décidé de partir skier le jour où j’organisais une fête pour l’anniversaire de notre fils de 2 ans – me laissant gérer seule la fête, notre fille de 6 ans, et le bébé. Et il s’est cassé le poignet. Il était artiste, n’avait pas d’argent ni d’assurance, et l’opération coutait très cher, alors j’ai téléphoné à un magazine à New York, à six heures de route de chez nous, pour leur proposer de travailler comme éditrice pour eux, deux jours par mois. C’était merveilleux. J’y allais avec mon bébé que j’allaitais, et je logeais chez une amie. Ce jour-là, je devais rentrer, mais j’ai vu que le film Jean de Florette [réalisé par Claude Berri, sorti en 1986, ndlr] passait au cinéma et j’y suis allée avec mon bébé. La suite, Manon des sources, était projetée juste après. Entre les deux films, je suis sortie pour appeler mon mari : « Je dois voir ce film. » Mais il m’a dit : « Non, j’ai gardé les enfants deux jours : tu dois rentrer ! » Et je suis rentrée. C’est une histoire un peu dure. Mais depuis, j’ai vu le film !

Dans votre roman L’Hôtel des oiseaux, qui paraît ce mois-ci, il y a cette idée très forte de se trouver un lieu à soi, où se réparer. L’héroïne fuit sa vie américaine après un drame et trouve refuge au Mexique, dans une maison près d’un lac…

Oh oui, une chambre à soi comme l’a écrit Virginia Woolf. C’est vrai, je construis des refuges dans ma vie réelle pour les femmes qui viennent dans mes retraites. Mon premier roman, Baby Love [en 1981, ndlr], je l’ai écrit sur la table de la cuisine. Maintenant, il m’est indispensable d’avoir un espace pour moi, pour écrire, même très petit.

L’Hôtel des oiseaux de Joyce Maynard, traduit de l’anglais (États-Unis) par Florence Lévy-Paoloni, éditions Philippe Rey, paru le 24 août

Photographie : Julien Liénard

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