
À voir une carrière comme la vôtre et réaliser un premier long métrage aussi audacieux, c’est courageux…
Cool ! Quand j’entends ça, je me dis : « Imagine si tu avais fait autre chose ! » Ça n’aurait pas eu de sens. Si j’avais été embauchée comme réalisatrice sur un film et que j’avais juste fait mon boulot… Je ne pourrais jamais faire ça.
Après avoir percé en tant qu’actrice avec la saga Twilight, vous avez pris une autre direction en allant vers le cinéma d’auteur européen avec Sils Maria (2014) et Personal Shopper (2016) d’Olivier Assayas. Avez-vous l’impression que ce premier long métrage comme réalisatrice marque le même genre de rupture dans votre carrière ?
Oui, j’ai l’impression que c’est quelque chose qui s’est débloqué. Ça s’accumulait depuis des années, pas seulement avec ce projet. Depuis que je suis très jeune, je voulais passer de l’autre côté de la caméra, être celle qui allume la mèche. Je ne voulais pas être dans une position de pouvoir, car je ne crois pas qu’un plateau de cinéma puisse fonctionner comme ça. Je pense que le seul vrai pouvoir que vous avez, c’est de choisir les personnes qui vous entourent. Ensuite, votre rôle, c’est de dégager le chemin pour qu’ils puissent briller. Ce film devait être très précis pour ne pas ressembler à un vrai bordel. Et si on lui avait donné une structure plus simple, plus attendue, il serait devenu banal. Ça aurait juste été l’histoire de Lidia Yuknavitch qui devient écrivaine après avoir traversé des galères typiques : un père pourri, la drogue, l’alcool. Voilà ce que raconte ce film, sur le papier.
En réalité, il parle du fait de transformer la douleur en récit, de la manière de sublimer des expériences traumatisantes. D’aller chercher dans ses blessures, ses désirs, et de les réorganiser. Réorganiser la mémoire : c’est ça, écrire. Et il n’y a pas de meilleur médium que le cinéma pour transmettre avec précision ce sentiment fugace de se souvenir d’une vie entière. Pour moi, ce livre était l’occasion de faire quelque chose d’original.
On vous a fait des remarques dans la profession ?
Beaucoup de gens m’ont dit que j’aurais dû choisir un film plus simple, plus contenu pour une première réalisation, parce que celui-ci était immense, éclaté. Il fallait tourner plusieurs pièces de puzzle pour que le film possède sa propre mémoire. Le scénario était écrit assez précisément, et on s’y est tenu, à part un gros morceau qu’on a supprimé au milieu. Mais toutes les petites fulgurances, les petits éclairs – les images, les sons, les flash-back qui nous ramènent jusqu’à vingt ans en arrière – ont été découverts sur le plateau, car j’avais une équipe et un casting prêts à me suivre dans cette façon de raconter l’histoire.
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Le projet a été difficile à monter, à tel point que vous avez temporairement mis votre carrière d’actrice en pause pour pouvoir le mener à bien. Est-ce que vous voulez davantage réaliser que jouer maintenant ?
Hum… Je crois qu’il faut que je saute vraiment, consciemment, du train dans lequel je suis depuis mes 10 ans et qui fonce à toute vitesse. J’enchaîne les rôles et j’aime toujours ça. Mais ce que j’aime dans la réalisation, c’est la relation avec les acteurs. Je dois me laisser plus d’espace dans ma vie pour pouvoir réaliser davantage. J’ai actuellement quatre projets en préparation qui bouillonnent, j’attends de voir lequel décollera en premier. Si je continue à m’attacher à des films parce que j’adore tel réalisateur ou tel scénario… C’est triste, mais je dois un peu fermer la porte et dire : « Non, je ne vais pas lire. » Parce que si je lis, je vais vouloir le faire. Je dois trouver cet équilibre. J’en suis au début.
Le film raconte l’histoire d’une ado talentueuse, confrontée à la violence et à une énorme pression, et aux traumatismes que ça engendre. Cela fait-il écho à votre histoire ?
La violence subie par chaque femme doit rester secrète : dès l’école, on cache le fait d’avoir ses règles, de se sentir mal entourée de garçons… Au fil du temps, encore plus de choses deviennent secrètes. Les femmes vivent cachées. Les événements extrêmes qui arrivent à l’héroïne du film, je ne les ai pas vécus. Mais, même si on a « la chance » de ne pas avoir vécu une chose aussi horrible que d’être désirée par son père, des choses innommables, on vit quand même dans un monde qui nous considère comme un objet dès 9 ans [Kristen Stewart a commencé sa carrière à cet âge-là en tournant dans Les Pierrafeu à Rock Vegas de Brian Levant, sorti en 2000, ndlr].
Il y a un passage dans un livre que j’adore, Animal de Lisa Taddeo [paru en 2021, ndlr], où une fillette traverse un resto, et tous les regards masculins, d’hommes âgés de 6 à 60 ans, se posent sur elle. Cette sensation d’être dévorée par le regard, c’est une forme de violence. Chaque image qu’on nous balance, chaque attente projetée, c’est violent. J’ai grandi avec plusieurs frères [elle a un frère aîné et deux frères adoptifs, ndlr]. Ça m’a rendue forte, mais ça m’a aussi fait grandir dans un monde d’hommes, où on essaie toujours de répondre à leurs attentes. En même temps, vous voulez garder votre différence, vous dire : « Je ne suis pas comme les autres filles. » Alors qu’en fait on est toutes les mêmes. Je ne suis pas devenue héroïnomane à cause de mon père, mais est-ce que je comprends le fait d’écrire une histoire et de la jeter à la poubelle en pensant qu’elle est nulle ? Oui. C’est une expérience profondément féminine. Le film parle de ça : réorganiser les choses qui nous sont arrivées pour se les réapproprier, les transformer, et continuer à vivre avec.

C’est aussi un film sur une femme qui finit par trouver sa voix. Est-ce que vous avez trouvé la vôtre ?
D’une certaine manière, oui, mais je continue à l’interroger. Même maintenant, quand vous me posez cette question, je me demande : comment vais-je y répondre ? Ce n’est pas seulement la peur de choisir le bon mot sous pression, comme en interview. C’est surtout la peur de devenir une cible. Cette peur-là, elle a disparu. Maintenant, je veux carrément mettre une cible sur mon front – et j’ai conscience que c’est complètement fou de dire ça aujourd’hui. Mais il n’y a pas d’autre manière de vivre. Et, en même temps, quand on individualise trop, cela devient effrayant. Il faut écouter sa voix, mais comprendre qu’on fait aussi partie d’un groupe de gens qui peuvent se soucier de nous. Et l’accepter. Le film raconte aussi ça : Lidia vit des choses positives qu’elle ignore. Elle trouve sa voix intérieure, mais elle ne dit pas toujours « oui » aux bonnes choses. Trouver sa voix, c’est le parcours de toute une vie. Parce que ça évolue. Et le monde change tellement vite que ce que je dis aujourd’hui sonnera peut-être différemment demain.
L’identité queer du personnage est évoquée, notamment à travers une scène de sexe lesbien abstraite et poétique, sans pour autant être au centre du récit. C’est comme un espace de liberté pour Lidia. Comment avez-vous abordé cet aspect de l’histoire ?
Il y a en effet une scène de sexe, que j’appelle affectueusement le « girly fuck trip ». Je ne voulais pas que le film montre une succession d’hommes dans la vie du personnage. Son expérience intérieure, dans le livre, est très queer. Elle a aussi rencontré plein de mecs pourris. Quand elle est avec des filles, on filme comme depuis l’intérieur du corps. On compare les corps à la matière organique. Par exemple, la voix off [du personnage de Lidia, ndlr] dit : « On a poussé ici. » « Je voulais rester comme ça, hors des mots, dans le non-nommé mouillé. » Parce qu’on n’a pas besoin de parler de ça entre nous. On le partage. Le plan le plus explicite du film, c’est celui où l’on voit deux doigts couverts de sang. Quand je l’ai vu, j’étais surexcitée. Cette scène, c’est presque un court métrage en soi. Quand Lidia entre dans cette chambre, elle est super confiante, genre : « Le sexe ? Facile, c’est mon deuxième prénom. » Et il y a cette fille qui l’aime vraiment et qui n’a jamais vécu ça. Lidia lui dit : « T’inquiète, fonce. » Mais, à la fin, c’est Lidia qui se retrouve complètement bouleversée, ouverte d’une façon qu’elle n’avait jamais connue, en train de rire sans se contrôler à cause de l’ampleur de ce qu’elle a vécu.
On a tourné cette scène pendant trois heures. Ce n’est pas une scène de sexe, c’est un portrait. Et, à 4 heures du matin, Imogen [Poots, qui joue Lidia, ndlr] n’en pouvait plus. Elle voulait rentrer. Et je lui ai dit : « Justement, c’est ça qu’on cherche. On continue. » Et cette fatigue a créé une libération émotionnelle incroyable. Je crois que c’est ça, le female gaze.
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Quels films vous ont aidée à faire le vôtre ?
Le Voyage de Morvern Callar [de Lynne Ramsay, 2003, ndlr]. Le rapport à la nature, et la manière dont une héroïne difficile à suivre est filmée dans une telle intimité. We the Animals [de Jeremiah Zagar, 2019, ndlr], que j’adore, avec une vision de l’adolescence pas clichée, pas lourde. Et puis le cinéma d’Andreï Tarkovski. Ses films sont comme des éclats de vie intérieure. Ils m’ont fait comprendre qu’un film pouvait porter sur un sentiment, pas uniquement sur « quelque chose ». C’était une découverte énorme pour moi. Et aussi L’Eau froide d’Olivier Assayas [1994, ndlr]. Il y a cette liberté à laquelle j’ai toujours aspiré.
Vous et votre film représentez, d’une certaine manière, ce que hait le gouvernement américain actuel. Comment le vivez-vous ?
Les gens vont adorer ou détester ce film. Comme tout ce qui existe aujourd’hui. Je flippe, oui. J’ai toujours été outspoken [elle clame ses idées haut et fort, ndlr], j’ai toujours su que chaque geste était politique. Mais là, est-ce que je veux m’associer ouvertement à certains ? L’envie de quitter les États-Unis est réelle. D’un côté, je me dis : je n’ai pas besoin d’y rester. De l’autre côté, je veux continuer à faire mes films et à les sortir là-bas. Jusqu’à ce qu’on me l’interdise. À ce moment-là, je dirai bye bye. En attendant, c’est aussi exaltant que terrifiant de sortir ce film aux États-Unis.
Vous avez coécrit la comédie The Wrong Girls avec votre épouse, Dylan Meyer, qui le réalise. Où en est le projet ?
C’est une erreur propagée dans les médias : Dylan Meyer a écrit le film seule. Moi, j’ai joué dedans et on l’a produit ensemble. C’est un film plus gros que le mien, donc plus long à réaliser, mais Dylan finit actuellement le montage. Ça sortira l’année prochaine. J’adore ce film. C’est la joie féminine incarnée. C’est un stoner movie [sous-genre de la comédie dans lequel les personnages sont défoncés à l’herbe, ndlr], donc un peu débile, mais avec une sorte de pacifisme rafraîchissant : ces filles ne veulent rien gagner d’autre que de continuer à être ensemble. Leur plus grand dilemme, c’est de savoir si elles vont encore vivre ensemble après l’âge de 35 ans. C’est un coming-of-age pour trentenaires, ce qui me semble un sujet très actuel. Alia Shawkat [qui joue dans le film, ndlr] est incroyablement drôle, et Dylan a assuré. Le film a mis douze ans pour se faire, comme le mien. C’est fou qu’ils sortent presque en même temps !
The Chronology of Water de Kristen Stewart, Les Films du Losange (2h08), sortie le 15 octobre