CANNES 2025 · Sergeï Loznitsa · : « J’ai voulu me tourner vers le passé pour remonter à la source des événements que l’on vit aujourd’hui »

Avec Deux procureurs, le cinéaste ukrainien Sergeï Loznitsa retourne à la fiction après plusieurs documentaires. Suivant les déboires d’un procureur se heurtant à l’extrême dureté du système stalinien dans les années 1930 en URSS, le cinéaste ukrainien échafaude un récit rigoureux, scindé en deux parties qui se font écho. Il évoque avec nous la conception et les inspirations de ce film ludique mais implacable.


Deux procureurs
© Pyramide Distribution

Deux procureurs est votre première fiction depuis Donbass en 2018. Comment avez-vous envisagé votre retour à la fiction, après de nombreux documentaires réalisés pour la plupart avec des images d’archive ?

À vrai dire, je n’avais tout simplement pas les possibilités de faire de la fiction depuis 2018. En 2020, le Covid nous a empêché de tourner pendant environ deux ans. J’avais en 2022 un projet de fiction que je n’ai pas pu mener à bien à cause de la guerre en Ukraine puisqu’il devait y être tourné. Et pour arriver à réunir le budget de Deux procureurs, ça nous a pris deux ans, ce qui nous amène à peu près à aujourd’hui. Or, comme je ne peux pas rester assis sans rien faire, je me suis attelé à la réalisation de films dont je considérais qu’il était capital que je les fasse. Durant cette période, j’ai fais sept documentaires, l’équivalent de 15h de cinéma – ça compte ! De manière générale, j’ai toujours été stupéfait par la séparation entre la fiction et le documentaire. Je fais du cinéma tout court. Et si mes documentaires ont jusqu’à présent été présentés en Séance Spéciale à Cannes, j’espère bien un jour en réaliser un qui sera en compétition et bénéficiera d’autant de visibilité.

Dans quelle mesure l’invasion de l’Ukraine par la Russie a-t-elle impacté la réalisation de Deux procureurs ?

Je ne suis pas journaliste donc je ne cherche pas à essayer de relever le défi que le présent, et son actualité, me propose. Tous mes films mûrissent en moi durant plusieurs années. À l’heure actuelle, j’ai environ une quinzaine de projets auxquels je pense. Dva prokourora de Gueorgui Demidov, l’ouvrage à partir duquel Deux procureurs est réalisé, je l’ai par exemple lu il y a quinze ans. J’y ai pensé pendant dix ans et j’en ai écrit le scénario il y a trois ans. Ce n’était pas lié à la guerre. De toute façon, l’état de guerre est un état permanent dans le pays où je suis né. L’URSS, puis la Russie, a toujours mené des guerres. Depuis des années, le pays est impliqué en Syrie, en Géorgie, en Tchétchénie et maintenant en Ukraine. Il y a des régiments russes qui sont même en train de se battre en Afrique, dont on parle peu. C’est un pays qui a une politique extérieure extrêmement agressive encore aujourd’hui. Au fond, le film est davantage lié et motivé par les films précédents que j’ai réalisés, quand bien même son tournage en Lettonie a été impacté par l’actualité. En l’occurrence, j’ai surtout voulu me tourner vers le passé pour remonter à la source des événements que l’on vit aujourd’hui.

D’où vous est venue l’idée de faire jouer Kornev, le jeune procureur du film, par Alexander Kouznetsov, acteur montant en Russie qui a dû s’exiler à la suite de l’invasion russe en Ukraine ?

Parce que c’est un acteur formidable, et que c’est un rôle pour lui. Il suffit de voir les expressions de son visage et les petits gestes qu’il effectue pour que l’on comprenne ce qu’il a en tête et ce qu’il ressent. Comme les cellules nerveuses sur l’épiderme, qui révèlent ce qu’il y a en-dessous. Il se trouve que l’on s’est rencontrés pour la première fois à Cannes, ici, il y a un an.

Vous utilisiez jusqu’à présent le format Scope dans vos fictions, et vous recourez ici à un format 4:3. Par ailleurs, votre sens de la composition apparaît plus aiguisé que d’habitude, plus géométrique. Est-ce quelque chose que vous avez retenu de vos documentaires d’archives ?

Oui, car au départ du projet, j’avais l’intention d’intégrer dans le récit des images d’archives, en 4:3, que j’avais déjà utilisé dans mon film Le ProcèsDeux procureurs est très lié à ce film, avec lequel il constitue en quelque sorte un diptyque. Le Procès racontait l’histoire d’un jugement fomenté contre des gens très respectables, des scientifiques de renom, qui ont été contraints de s’auto-accuser d’avoir voulu saboter le régime soviétique en s’alliant avec des Français ayant pour intention d’envahir l’URSS. Vous ne saviez pas que la France voulait envahir à un moment l’URSS, lorsque Henri Poincaré était au pouvoir (rires) ? Chez nous, on le savait, c’était répété partout par la propagande, et il y avait même eu une note diplomatique de l’union soviétique stalinienne envers la France à ce sujet, alors que celle-ci n’avait évidemment pas l’intention d’envahir l’URSS. C’était les vieux démons des conquêtes napoléoniennes qui resurgissaient ! Bref, ces gens ont donc été forcés de s’accuser de participer à quelque chose qui n’existait même pas. J’ai donc voulu imaginer, pour Deux procureurs, ce qui s’était passé dans leur tête. Le film est l’envers du Procès, en cherchant à imaginer comment l’on aurait pu défendre ces victimes. Finalement, après avoir monté Deux procureurs, j’ai abandonné l’idée d’utiliser ces archives, car le récit se suffisait à lui-même. Et puis la deuxième raison qui explique ce format et cette proximité visuelle avec mes documentaires tient à l’espace de la prison. Mon chef opérateur Oleg Mutu [également chef opérateur de plusieurs films de Christian Mungiu, ndlr], lors des repérages, avait pris des photos dans ce format sans connaître pourtant mes intentions. C’est que la prison est un espace claustrophobique où les choses sont plus verticales qu’horizontales : les barreaux, les couloirs, les cellules.

Le montage du film est très rigoureux, voire mathématique. Les deux parties, dans la prison puis dans le parquet général à Moscou, se répondent et forment une dialectique, tout comme les deux passages en train, très différents mais qui se font écho. Comment avez-vous pensé la structure du film ?

C’est très juste, car j’ai pensé le film à partir de cette formule duale. Le chiffre 2 est évidemment très important. Il y a deux procureurs, chacun aux deux bouts de la chaîne (un petit et un dirigeant), deux parties, avec un intermède qui lui-même a un double, lors du retour en train. L’acteur qui incarne le vieux prisonnier joue aussi deux rôles, puisqu’il campe également le vieil unijambiste un peu fantasque dans le train : il incarne donc l’icône et la caricature, amenant une double pensée. D’un côté, lorsqu’il est en prison, il envoie quelque part Kornev à la mort, tandis que dans le train, il lui annonce ce qui va lui arriver à Moscou. Il y a aussi deux morceaux de musique, dont l’un est joué deux fois, par une seule voix puis par un chœur, au moment où l’on se met à désespérer. Bref, tout fait duo, et l’idée est de changer à chaque fois, en passant de l’un à l’autre, que ce soit dans les lieux comme dans les situations, notre perception et notre compréhension des événements. Pensé comme un miroir replié sur lui-même, le film consiste en une même mélodie répétée à travers différentes octaves. Je recommande à ce sujet la lecture d’une nouvelle de Dosteïevski, Le Double.

Sur une note un peu légère, car le film a aussi une part de drôlerie : il y a trois ans, nous nous étions entretenus pour L’Histoire naturelle de la destruction, et vous m’aviez évoqué le cinéma de Jacques Tati, affirmant que vous aimeriez réaliser des films à sa manière. Deux procureurs en reprend certains éléments, dans son style de mise en scène et dans certains effets burlesques, évoquant Playtime dans les scènes au parquet général à Moscou, où les figurants ressemblent à des automates. Auriez-vous fait ici le film “à la Tati” auquel vous pensiez ?

Tati s’infiltre dans mon cinéma : il frappe à la porte (rires) ! Je prévois de continuer, voire d’un faire un vraiment inspiré de son travail. J’ai un scénario, coécrit avec Joël Chapron ici présent [auteur de nombreux ouvrages sur le cinéma soviétique et traducteur de cet entretien réalisé à Cannes, ndlr], un film qui racontera ses aventures en URSS en 1983 avec des tonalités burlesques. Quant aux figures automates dans les couloirs du parquet général, ça tient à une incongruité de tournage sur les lieux. On a tourné dans un bâtiment d’état en Lettonie dans lequel on nous a laissé travailler pendant une seule journée. Il fallait faire très vite et, étant donné qu’on n’a pas pu répéter sur les lieux avec les acteurs, tout devait être réglé à la minute près !Cette scène « tatiesque » joue finalement le rôle d’une respiration : le film est très oppressant, et là on respire, on sourit enfin un peu.

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