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Cristian Mungiu, l’enfer du père

  • Juliette Reitzer
  • 2016-12-06

Le cinéma roumain semble dynamique. Il est en tout cas plutôt bien représenté sur les écrans français.
Oui, mais en Roumanie, ce sont les gros films américains qui sont populaires, pas le cinéma roumain. Le pays a perdu quatre cents salles ces six dernières années, donc c’est difficile d’amener les films aux spectateurs. Du coup, j’organise des projections moi-même ; avec ma société de production, on se rend avec une caravane dans les villes où il n’y a pas de cinéma. Pour Baccalauréat, j’ai voulu retransmettre en direct l’arrivée de l’équipe sur le tapis rouge cannois le soir de la projection officielle. J’ai loué une ancienne salle du Parti communiste : 4 000 places ! Le film a plutôt bien marché en Roumanie, il a fait environ 50 000 entrées. Il faut savoir que, là-bas, un film des frères Coen fait dans les 20 000 entrées, et un Woody Allen, dans les 10 000 entrées. Pedro Almodóvar, pareil. Bref, c’est un tout petit marché pour ce genre de cinéma. Si les choses continuent comme ça, je me demande quelle sorte de cinéma indépendant on pourra encore avoir dans dix ans.

Romeo est un quinquagénaire inquiet mis face à ses contradictions et à ses choix. C’est votre alter ego ?
Les personnages principaux de mes précédents films étaient des jeunes filles, mais c’étaient déjà mes alter ego. Ici, bien sûr, le personnage a mon âge, et le film parle de dilemmes devant lesquels j’ai moi-même été placé – c’est relativement simple de faire un choix pour soi et de l’assumer, mais c’est beaucoup plus compliqué de devoir faire un choix pour ses enfants. Mais ce personnage, c’est aussi l’alter ego de tous les gens de cet âge-là que je vois autour de moi. C’est une génération déçue. On a commencé nos vies avec la chute du communisme – on avait 20 ans –, et ça nous a donné trop d’espoir. On pensait que la vérité et la justice arrivaient. Bien sûr, si tu commences comme ça, tu finis par être un peu déçu… C’est donc plutôt le portrait collectif d’une génération.

Dans le film, les regrets de Romeo écrasent sa fille : il décide à sa place qu’elle doit partir étudier à l’étranger.
C’est sans doute ce qu’il y a de plus compliqué quand tu es parent : laisser les enfants décider pour eux-mêmes. Comme dans mes précédents films, je voulais aussi parler des choses qu’on fait par amour pour quelqu’un. Les gens pensent que les décisions motivées par l’amour sont bonnes, mais ce n’est pas toujours le cas… Après une projection, une dame m’a dit que mon opinion sur les personnages n’était pas claire, mais c’est à chacun de se forger une opinion. En tout cas, j’encourage toujours les spectateurs à ne pas prendre les choses pour argent comptant. Dans le film, parfois, les gens mentent, comme souvent dans la vraie vie.

À travers cette question du choix, le film montre une corruption institutionalisée dans la Roumanie d’aujourd’hui. D’ailleurs, tous les personnages sont fonctionnaires : médecin hospitalier, professeur, policier…
C’est vrai que la plupart des personnages travaillent pour des institutions d’État, mais ça reflète la réalité. C’est un pays dans lequel tout le monde travaillait pour l’État il y a encore vingt-six ans, et c’est un statut qui rassure toujours les gens aujourd’hui. Dans le film, je parle beaucoup de la corruption de la société actuelle, mais aussi du compromis. Je fais une différence entre les deux. Le compromis est un choix privé que tu peux éviter, si tu as l’énergie de ne pas choisir la solution de facilité pour résoudre un problème. La corruption, c’est plus compliqué : ça n’appartient pas qu’à toi. Mais je pense que parfois tu peux quand même changer des choses, à ton niveau, même si ça demande beaucoup d’énergie et de volonté. Le film dit donc aussi que tu dois avoir la force d’accepter que tu n’es peut-être pas le héros que tu essaies d’être pour tes enfants. Si tu veux évoluer, regarde-toi dans un miroir, et fais le bilan.

Le film ménage un certain mystère. Une menace plane sur le personnage principal : des jets de pierres brisent une vitre de son appartement puis le pare-brise de sa voiture, un chien se jette sous ses roues…
Ces scènes retranscrivent les états d’âme du personnage. C’est un homme très anxieux, stressé, qui se sent coupable – quelqu’un qui ment se sent toujours un peu angoissé. C’est pour ça que je voulais avoir une dimension de thriller dans le film. Mais, au sujet de la clarté du film, je peux vous raconter une anecdote. Au mixage, quand j’ai montré le film à Jean Labadie, il l’a aimé, mais il regrettait qu’à la fin on ne donne pas toutes les réponses. Il disait : « Ce n’est plus la Nouvelle Vague, le spectateur a changé, il doit avoir toutes les réponses. » Quelques semaines plus tard, nous avons reçu la réponse du Festival de Cannes : le film était sélectionné, ils l’avaient aimé, mais exprimaient un seul regret : que le film soit trop clair quant à l’identité de la personne qui jette la pierre. Je me suis dit : bon, si pour l’un tu es trop clair, et pour l’autre, pas assez, c’est que tu es sans doute dans le vrai. Cela dit, si tu veux absolument les réponses, elles sont dans le film.

Vous apportez un grand soin aux dialogues, extrêmement réalistes, d’une efficacité redoutable. Comment les travaillez-vous ?
J’écoute les gens parler, je réécris les dialogues mille fois avant de tourner, pour qu’ils soient aussi simples, banals et accessibles que possible. J’encourage aussi les comédiens à ne pas prononcer les consonnes, par exemple. Quand tu parles, en réalité, il y a beaucoup de lettres ou de syllabes que tu ne prononces pas. S’il y a une chose que je veux dans un film, c’est des gens qui parlent exactement comme dans la vie. Pour Au-delà des collines, par exemple, le film était parlé avec un accent local, donc j’ai écrit le scénario directement de façon phonétique. C’était très difficile à lire !

L’écriture est une étape que vous aimez ?
Oui. Je m’exprime mieux à l’écrit qu’à l’oral, et c’est important pour moi d’être mon propre scénariste, parce que je fais des films très personnels, dont le rythme, la logique interne, se construisent à l’écriture. La période la plus difficile, c’est le moment où tu cherches le bon sujet. Toute l’expérience accumulée sur tes autres films ne t’est d’aucune aide. Tu recommences à zéro : tu ne sais plus rien, tu n’arrives plus à te souvenir comment tu avais fait les fois précédentes… C’est toujours très angoissant.

« Baccalauréat »
de Cristian Mungiu
Le Pacte (2 h 08)
Sortie le 7 décembre

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