
Queer Gaze est la rubrique de notre journaliste Timé Zoppé sur le cinéma LGBTQ+
« Je crois que ma première image, c’est celle de ma sœur faisant de la danse classique. On dansait ensemble chaque semaine. À l’époque, on interprétait tous les ans Le Casse-Noisette de Tchaïkovski, dans une version adaptée aux enfants. Comme j’étais considérée comme le seul petit garçon du groupe, c’est toujours moi qui jouais le rôle-titre. C’est probablement l’un de mes premiers souvenirs de socialisation essentiellement féminine. Même si Le Casse-Noisette, en soi, n’est pas du tout queer, ces images-là, pour moi enfant, le sont devenues avec le temps.
Je commence la danse vers 4 ans. On avait une prof américaine, arrivée je ne sais comment dans ce petit village belge près de la frontière néerlandaise où mes parents se sont rencontrés et où ils vivent encore aujourd’hui. J’y suis restée jusqu’à mes 17 ans, avant de partir vivre une année à Berlin, puis d’enchaîner mes études ailleurs. Mais ce village, c’est mon point de départ.

Un film qui m’a profondément marquée, c’est A.I. Intelligence Artificielle de Spielberg [2001, ndlr]. Je l’ai vu enfant, vers 10 ou 12 ans, offert à Noël en VHS. On l’a regardé en famille avec mes cousins, ma sœur… personne n’a vraiment accroché, sauf moi. Le film m’a bouleversée. Avec le recul, je me rends compte que j’étais peut-être trop jeune, mais il y avait une forme de reconnaissance immédiate envers ce petit robot-enfant, créé pour remplacer un enfant plongé dans le coma, puis abandonné quand l’enfant biologique se réveille. Ce récit m’a suivie longtemps. Je l’ai même étudié plus tard, à l’école. C’est un conte moderne à la Pinocchio, cruel et chargé de réflexions sur l’identité, le rejet, l’obsolescence des corps non normés. Rien n’est explicite, mais tout est là.
À la même époque, ma sœur et moi adorions Le Mariage de mon meilleur ami [de P.J. Hogan, 1997, ndlr]. L’un des personnages est gay — ce n’est pas le sujet du film, mais c’est là, en filigrane. Ce genre de représentation m’était familière. Et puis, mon parrain est gay, à la maison on parlait toujours de « David et David », ça n’a jamais été un sujet tabou. J’ai entendu des choses négatives à l’école ou ailleurs, bien sûr, mais dans mon entourage proche, l’homosexualité n’a jamais été perçue comme un problème.
Avant de m’intéresser au cinéma, j’ai dansé jusqu’à mes 21 ans. C’est une prof qui m’a fait découvrir Pina Bausch, puis les chorégraphes belges comme Sidi Larbi Cherkaoui, Anne Teresa De Keersmaeker, plus tard Damien Jalet. N’ayant pas accès aux théâtres dans mon village, je les découvrais par vidéo. Et je pense que ce filtre, cette médiation par l’image, m’a formée à une certaine esthétique — quelque chose de cinématographique dans la danse.
C’est vers 16 ou 17 ans que je commence à aller au cinéma, seule, dans les villes voisines. Je ne pouvais pas sortir tard car je n’avais pas l’âge d’avoir le permis, donc le cinéma est devenu mon échappatoire. J’ai vu tout et n’importe quoi. J’ai découvert Christophe Honoré, Pedro Almodóvar… A Single Man [de Tom Ford – qui est aussi styliste -, 2009, ndlr] m’a bouleversée. Mais c’est plus tard que je découvre vraiment Lynch, David Cronenberg ou Stanley Kubrick. Crash de Cronenberg [1996, ndlr] reste une obsession.
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J’ai étudié à La Cambre à Bruxelles, en option mode. En première année, on avait un cours de littérature assez libre qui nous a fait découvrir Eraserhead de Lynch [1977, ndlr]. Ça a été un choc. À ce moment-là, mes goûts changent radicalement. L’école m’a permis de tout remettre en question — le beau, la narration, les références. J’ai quitté l’école après un an pour travailler. J’ai eu un stage chez Mugler, puis trois ans chez Balenciaga. Chaque été, je revenais à Paris. J’ai fini par obtenir mon diplôme en 2017, tout en bossant dans la mode depuis 2012.
En 2018, je découvre la performance, un peu par hasard. Je sors maquillée, lookée, sans savoir si c’est du drag, du club kid ou autre. Et je fais ma première scène à une soirée ouverte. Je me rends compte que ce que je cherche, ce n’est pas juste sortir pour sortir, mais créer un moment, une interaction. C’est là que tout démarre vraiment.
Je continue à travailler dans la mode jusqu’en 2022. En 2021, je monte un drag show avec musique live qui s’appelait La Messe. À ce moment-là, j’étais en burn-out dans mon job. Drag Race venait d’arriver en France, et on avait l’espoir que ça allait professionnaliser un peu le milieu. J’ai profité de cette parenthèse pour explorer mon personnage.
Mais assez vite, je réalise que ce n’est pas le drag qui m’appelle, mais plutôt le cabaret — dans son rapport plus libre à la performance, au chant, à l’intime. Je commence à développer des formats plus longs, moins centrés sur l’apparence, plus proches d’une narration continue. Et j’ai la chance d’être invitée dans des musées, des institutions. Mais je ne vivais pas de ma pratique. J’ai accepté un poste à l’Institut Français de la Mode, où j’enseigne encore aujourd’hui. C’est ce qui me permet d’avoir un équilibre.
Je me suis demandé, parfois, si je voulais faire des castings. Mais tout ce que je fais avec Tuna Mess est si incarné, si loin du “jeu”, que je ne sais pas si je serais capable de jouer un rôle qui n’est pas de moi. Si je devais le faire, ce serait à la faveur d’une vraie rencontre artistique, avec un·e réalisateur·rice qui partage ma vision. C’est à moi d’être vigilante, de ne pas me laisser embarquer là où je ne veux pas aller. »
: Tails Tales de Tuna Mess, en collaboration avec Martin Pérénom, mercredi 18 juin au Passage vers les étoiles, Paris 11e
: Tuna Mess performera à Artklub, nuit de lives et de clubbing au Centre Pompidou, le 5 juillet de 22h30 à 5h