QUEER GAZE · Cinéma lesbien : les réalisatrices face au mur de l’industrie

Avec « La Petite Dernière » d’Hafsia Herzi (Queer Palm 2025), « Love Me Tender » d’Anna Cazenave Cambet et « Des preuves d’amour » d’Alice Douard, le cinéma lesbien a brillé au dernier Festival de Cannes. Mais derrière cette visibilité méritée, ces films sont le fruit d’un combat acharné en coulisses.


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Des preuves d'amour d'Alice Douard

Attendu le 22 octobre, La Petite Dernière de Hafsia Herzi, auréolé de la Queer Palm au dernier festival de Cannes, narre l’histoire du coming-in de Fatima, une jeune femme musulmane qui s’émancipe de sa famille et des traditions. Réalisé par Alice Douard, Des preuves d’amour (sortie le 19 novembre) suit le parcours de PMA de Céline et Nadia, la première cherchant sa place en étant celle qui ne porte pas l’enfant. Enfin, Love me tender d’Anna Cazenave Cambet, prévu pour le 17 décembre au cinéma, raconte le coming-out de Clémence, qui se bat pour la garde de son fils.

Trois films lesbiens français qui sortent la même année dans les salles obscures, c’est une première. Ajoutez le prix d’interprétation féminine à Cannes de Nadia Melliti pour La Petite Dernière et c’est l’occasion rêvée de célébrer ces héritières de la brèche ouverte par Céline Sciamma avec La naissance des pieuvres (2007) et Portrait de la jeune fille en feu (2019). 

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La Petite dernière d’Hafsia Herzi

Le couperet des commissions 

Les réalisatrices Anna Cazenave Cambet et Hafsia Herzi ont toutefois nuancé cette vision enthousiaste, rappelant à quel point leurs projets ont été difficiles à financer. Le passage en commission est une étape cruciale pour le budget d’un film. Parmi les aides possibles, celle du CNC, organisme public qui soutient la diversité du cinéma, reste un Graal de par son ampleur et la reconnaissance du milieu qu’il sous-tend. 

Pour Love Me Tender, Anna Cazenave Cambet n’a pas reçu cette aide, estimée à environ 500 000€ sur un budget initial de 3,5 millions d’euros revu à la baisse (environ 2,7 millions d’euros au final). « Ça a un impact sur nos conditions réelles de travail. On va faire sauter des journées en tournage. Tout se complique. Certains décors deviennent trop chers. Il faut réécrire, se séparer de certaines séquences, de personnages et d’acteurs. »  

Hétéro gaze

Alors, où est-ce que ça coince ? Pour Iris Brey, réalisatrice de la série Split en 2023 et qui développe un projet de long-métrage lesbien, « c’est difficile à tous les niveaux de convaincre qu’une histoire d’amour lesbienne peut être universelle ». Et ce, dès le casting, étape scrutée à la loupe par le distributeur, qui décide ensuite du nombre de salles où le film sera projeté. « Il nous manque des comédiennes bankable qui nous soutiennent et deviennent nos alliées », estime-t-elle. 

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Split d’Iris Brey

Sur le plateau de C ce soir, Hafsia Herzi confiait les réactions négatives d’acteurs et actrices face à La Petite Dernière : « Parfois, même en racontant le synopsis, on me disait : “non, ce n’est pas la peine”. Je n’ai pas envie d’être associée à ça. Je sais qu’il y a de l’homophobie, […] mais je ne pensais pas à ce point. » Il faut ajouter un regard sexiste et hétéronormé de la part des décideurs. Adapté du roman éponyme de Constance Debré publié en 2021, le film Love Me Tender propose le portrait d’une femme, et mère, qui sort de l’hétérosexualité. Anna Cazenave Cambet se souvient des réactions face à son script : « Pour une femme, elle n’est pas assez sympathique. » 

Un autre financeur tique sur la facilité avec laquelle le personnage drague des femmes dans des bars. « Ça et « est ce qu’on a vraiment besoin de montrer les séquences de sexe ? » ? Ces remarques étaient récurrentes […]. J’ai ressenti très fort qu’il était question de jouer avec “à quel point ce film est lesbien ou pas” ». En proposant une vision de la maternité en dehors de la norme, la cinéaste a essuyé « une autre couche d’irritation » de la part des femmes.

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Love Me Tender d’Anna Cazenave Cambet

Sortir de la niche 

Pour raconter son histoire lesbienne sans compromis, faut-il emprunter le chemin de l’auto-production ? Après s’être heurtée aux affres des circuits classiques, Caroline Fournier réalise en 2021 la web-série Q avec les moyens du bord et poursuit l’aventure sous la forme d’un long. Elle opte pour le financement participatif. « Je me suis dit : “Arrête de ne pas te sentir légitime avec ta caméra et d’attendre la validation des commissions”. Autour de moi, je vois tellement de gens dans l’attente. Pourquoi attendre, réécrire le scénario 12000 fois ? On cherche à plaire à qui ? »

La cinéaste est fière de ce qu’elle a accompli collectivement avec Amantes – un instantané de vies lesbiennes à Paris, doté d’un budget de 20 000€ et tourné en 18 jours. Mais l’expérience a été épuisante. « Ne pas avoir de productrice m’a énormément exposé à tout. J’avais tous les rôles. » Lors de la projection en avant-première de son film au MK2 Bastille le 19 juin dernier (sans distributeur, il sera visible en festival et peut-être en VOD), la réalisatrice a été positivement surprise de rencontrer des spectateurs hétérosexuels conquis. De quoi démentir l’argument de « films de niche ». « J’ai l’impression que beaucoup de diffuseurs ne parieraient jamais que des mecs hétéros cis se reconnaissent dans des récits lesbiens. Alors qu’en fait si. » 

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Amantes de Caroline Fournier

Les films lesbiens sont si rares qu’ils sont visionnés en priorité par les concernées, en mal de représentation. Mais ces récits possèdent aussi une portée universelle, trop sous-estimée. « L’identité queer est primordiale pour moi. En même temps, je refuse de laisser nos films être enfermés dans cette catégorie, parce que ça nous joue des tours », résume Anna Cazenave Cambet. 

Un avenir incertain

Il y a des raisons de croire à une amélioration. Les choix des sélectionneurs du Festival de Cannes ont permis de visibiliser le cinéma lesbien hexagonal, également soutenu par la vitalité des festivals queer partout en France. Seul l’avenir nous dira s’il s’agit d’une parenthèse (lesbienne) enchantée ou de l’épanouissement d’un cinéma queer, jusqu’ici dominé par la perspective gay. « Le cinéma est un entre-soi masculin. Au-delà de l’homophobie, la base de tout, c’est le sexisme », pense Caroline Fournier.  

La réalisatrice reste tout de même optimiste : « De plus en plus de jeunes vont se dire “moi, je suis lesbienne, je fais des films lesbiens et c’est tout”. » Mais le retour de bâton, ressenti dans le monde de la culture ces derniers temps, rend l’avenir incertain. Et Anna Cazenave Cambet de conclure : « On m’a beaucoup demandé si c’était plus facile de faire un film lesbien aujourd’hui qu’il y a dix ans, et je ne suis pas sûre. »  

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