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Plaisirs sans bornes : l’histoire des pornos féministes

  • Timé Zoppé
  • 2018-02-28

En parallèle à une industrie du porno mainstream centrée sur le désir masculin et aux codes très normatifs existent des films explicites féministes, éthiques et queer. En Europe, Erika Lust et Ovidie sont les têtes de proue de cette frange révolutionnaire du cinéma pour adultes. Opération à corps ouverts.

Une sculpturale usine en friche à ciel ouvert. Deux hipsters sexy – un homme noir, courtes tresses, muscles fins ; une femme brune, peau blanche, l’air impérial – commencent à rire, à s’aguicher, à jouer avec des sex-toys et, quand ils brûlent complètement de désir, la femme pénètre l’homme avec un gode-ceinture. On voit parfois le pénis en érection du garçon en gros plan, mais il ne s’en sert jamais pour donner du plaisir à sa partenaire ; pour cela, il utilise d’autres parties de son corps – à la fin de la vidéo, chacun aura joui. Le court métrage Architecture Porn d’Erika Lust s’inspire d’un fantasme confié par un internaute, comme les autres films à louer sur XConfessions, la plate-forme de cette grande figure du porno féministe, qui a d’ailleurs lancé, en septembre 2017, un appel à produire des pornographes prometteuses.

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Dans le porno féministe, le récit, les rôles genrés, les apparences physiques, les positions et les performances sexuelles ne collent à aucun schéma prédéfini. La seule norme, c’est de privilégier les points de vue et les désirs féminins, le consentement (pas de violences entre partenaires, sauf dans le cadre de règles établies, comme dans le BDSM, et c’est toujours la complicité qui fait monter la température) et le safe sex (la capote est partout, le gant en latex est même souvent utilisé pour la pénétration manuelle, et leur mise en place est très érotisée). Cet exaltant champ de liberté est une réponse aux carcans de représentations du porno mainstream. Il y a presque quarante ans, une poignée de femmes a entrepris de les dynamiter.

DOUCHE CHAUDE

Fin des années 1970. En plein âge d’or des grands studios pornos, les féministes américaines se déchirent dans des luttes encore vivaces aujourd’hui, les sex wars, autour d’une question : la pornographie et la prostitution avilissent-elles les femmes ? Dans les milieux queer, on pense que non, pas forcément, et que cela peut constituer de formidables moyens d’empowerment dès lors qu’émergent d’autres points de vue que celui des hommes blancs hétéros. C’est ainsi que naît ce que la journaliste américaine Ellen Willis a nommé le féminisme « pro-sexe » dans son essai Lust Horizons: Is the Women’s Movement Pro-Sex? en 1981. Des actrices issues de l’industrie du porno américaine retroussent leurs manches et prennent en main la représentation des corps féminins. Candida Royalle fonde dès 1980 sa société Femme Films, alors qu’Annie Sprinkle se met en scène dans des performances sexuelles publiques qui feront date.

Au début des années 2000, Erika Lust et Ovidie se mettent à faire des films au contenu explicite et en renouvellent les formes. Comme leurs aînées, ces réalisatrices de la deuxième vague ne sont pas accueillies à bras ouverts par l’industrie dominante. « À nos débuts, se souvient Ovidie, la plupart des diffuseurs mainstream nous disait : « Il n’y a pas de demande pour ça, ça marchera jamais. » Ces mecs qui nous avaient claqué la porte au nez sont aujourd’hui à l’agonie ou ont déjà fermé boutique. Nous, on n’a jamais fait fortune, mais on est encore là. » En 2000, à seulement 19 ans, elle utilise sa notoriété d’actrice X pour convaincre la société Marc Dorcel de produire son premier long métrage, Orgie en noir. « J’avais déjà des idées sur ce que je voulais faire, inspirée par la première vague de féminisme pro-sexe, mais j’ai dû faire des concessions, sinon le film n’aurait eu aucune chance d’exister. » Grâce au bon accueil du film, on lui lâche la bride dès le suivant, Lilith (2001), et elle n’a pas cessé depuis de réaliser des pornos non sexistes dans lesquels elle n’hésite pas à montrer digues dentaires et rapports sexuels avec un préservatif féminin ou pendant les règles.

Podcast : « La Poudre », avec la réalisatrice Ovidie

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Dans son documentaire Pornocratie (2017), elle dénonce la culture du viol et la performance inhumaine qui gangrènent le porno mainstream depuis l’avènement en 2006 des tubes, ces plates-formes de streaming diffusant gratuitement du porno qui ont détraqué le marché – et provoqué la faillite de la plupart des studios. « Le sexe peut rester sale, mais les valeurs doivent être propres », clamait Erika Lust dans son discours intitulé It’s time for porn to change lors du TEDxVienna en 2016. Dans son cinéma, le care, le « souci de l’autre », passe aussi par une esthétique chaleureuse. Lumières travaillées, mouvements de caméra voluptueux, plans de coupe contemplatifs… Ses productions ressemblent plus à des films indés traditionnels qu’au porno gonzo (dans lequel souvent les acteurs masculins filment eux-mêmes, caméra au poing, leurs rapports sexuels dans des lumières naturelles souvent trash) qui inonde les tubes. Cette fracture esthétique vise aussi à appâter l’audience vers ses sites payants (erikalust.fr, xconfessions.com) : il faut créer de la valeur ajoutée par rapport aux contenus gratuits.

En incitant les spectateurs à payer leur porno, elle espère aussi leur faire prendre conscience des coulisses de ce qu’ils consomment. Alors que les acteurs X mainstream doivent brader leurs tarifs, accepter n’importe quoi et sont souvent voués à l’anonymat, Lust Films fait tout pour bien rémunérer ses acteurs et les valoriser en publiant making of et interviews. « L’éthique de notre démarche est primordiale, explique la Suédoise par Skype depuis son bureau à Barcelone. Être responsable, prendre soin, s’assurer que l’équipe et les acteurs vont bien, qu’ils ont envie d’être là, leur expliquer à l’avance ce qu’ils vont faire sexuellement… C’est très important. »

LES AFFRANCHIES

« Il ne faut pas se leurrer, rappelle Ovidie, le porno alternatif, féministe, queer, n’est jamais qu’un grain de sable dans toute cette merde. » Si les sites d’Erika Lust sont de plus en plus fréquentés (et à 40 % par des femmes) et que les initiatives du genre fleurissent sur la Toile depuis les années 2000 (pinklabel.tvgirlsoutwest.com…), difficile de rivaliser en ligne avec les tubes : le piratage représente aujourd’hui 95 % de la consommation de porno, selon le directeur général de Marc Dorcel interrogé dans Pornocratie. Mais la création des Feminist Porn Awards à Toronto en 2006 et de nombreux autres festivals de pornos alternatifs (le Pornfilmfestival à Berlin, Cinekink à New York), dont les séances affichent maintenant complet des semaines à l’avance, démontrent un engouement pour le genre. À partir de 2010, le nombre de films soumis aux festivals explose : c’est la troisième vague de porno féministe avec, selon Ovidie, « des réalisatrices féministes 2.0, des digital natives qui ont accès à des outils de prises de vue plus cheap que nous dix ans plus tôt et qui ont surtout la possibilité d’“uploader” elles-mêmes leurs contenus. »

La seule technique toujours coûteuse, c’est la réalité virtuelle. Jennifer Lyon Bell est la seule pornographe féministe ayant pu se lancer dans l’aventure. Dans son film Second Date, un homme et une femme se séduisent et se donnent un orgasme sans pénétration et sans enlever leurs vêtements. La VR n’est ainsi pas utilisée dans son potentiel de performance (le champ à 360 degré ne sert pas à montrer frontalement et simultanément plein de pratiques), mais avec un minimalisme qui crée une intimité troublante de réalisme.

Second Date de Jennifer Lyon Bell (2017)

En termes de diversité des représentations, s’il y avait déjà une production de pornos queer du temps de la deuxième vague (des femmes obèses, de toutes les couleurs, des personnes trans ou non binaires et des pratiques soft et BDSM dans les célèbres Crash Pad Series de l’américaine Shine Louise Houston et sur la tentaculaire plate-forme américaine de Courtney Trouble, Indie Porn Revolution), ces franges, affranchies des diffuseurs, ont gagné en importance et en accessibilité ces dernières années.

My Body, My Rules d'Emilie Jouvet (2017)

En France, c’est Émilie Jouvet, qui ne réalise pas de pornos mais travaille notamment sur « le féminisme intersectionnel et la nudité politique », qui bouscule les représentations depuis son manifeste queer autoproduit One Night Stand en 2005. Pour elle, « le corps féminin/queer doit faire face à plusieurs formes d’oppression qui s’imbriquent (patriarcat, racisme, colonialisme, capitalisme, hétérosexisme, aliénation religieuse). Les protagonistes de mes films transgressent le partage entre sujet et objet afin d’interpeller sur la condition des femmes et des LGBTQI. » My Body My Rules, son bousculant dernier documentaire, se clôt sur une orgie en forme d’utopie inclusive impliquant entre autres une femme handicapée et une autre au corps vieillissant.

Parmi les autres performeuses, Rébecca Chaillon et Élisa Monteil, qui créent des spectacles queer au sein de la compagnie Dans le ventre. Élisa Monteil a aussi monté il y a un an le projet Super sexouïe, un podcast érotique qui propose d’exciter par le son à grand renfort de lectures, bruits de liquides, gémissements et respirations savamment mélangés. Une menace plane cependant. S’il y a toujours eu plus de liberté en Europe qu’aux États-Unis en matière de représentations du sexe (raison pour laquelle l’Américaine Jennifer Lyon Bell s’est installée à Amsterdam), Ovidie craint pour l’avenir du porno, toutes catégories et nationalités confondues. « Aux États-Unis, on a le droit de tourner seulement dans certains états comme la Californie, et même là ça commence à être remis en cause depuis deux ou trois ans par des forces conservatrices. Des formes d’interdiction de la pornographie ont aussi lieu en Angleterre et ça se profile doucement en Suède. » Pour le futur, c’est pourtant bien le plaisir et non la censure qu’on souhaite sans frontières.

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