Juliette Armanet : « Il y a plein d’âges où l’on se métamorphose »

La star de la chanson française saute le pas du cinéma. Dans « Partir un jour » d’Amélie Bonnin, film d’ouverture du Festival de Cannes ce mois-ci, elle tient le rôle principal, celui d’une cheffe qui, sur le point d’ouvrir son restaurant à Paris, est contrainte de séjourner chez ses parents (Dominique Blanc et François Rollin), patrons d’un resto-route en zone rurale. Là, elle renoue avec son amour de jeunesse (Bastien Bouillon). À partir de ce film musical nostalgique, parcouru de tubes des années 1990-2000, on a exploré les premières amours de cinéma de Juliette Armanet.


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Juliette Armanet photographiée par Julien Liénard pour TROISCOULEURS

Pendant vos études de lettres et de théâtre, vous avez tenté le Conservatoire. Vous aviez déjà envie de faire du cinéma ?

Le prolongement très naturel de mon amour pour la littérature, c’était le théâtre. Pousser le texte jusqu’au jeu, incarner des mots que j’adorais. Le spectacle vivant, le rituel du rideau qui s’ouvre, les coulisses, la dramaturgie… Le cinéma, je l’adorais, mais je ne m’y projetais pas.

Quels films vous ont marquée en grandissant ?

Je suis une enfant des années 1980, j’ai grandi avec les blockbusters de Steven Spielberg, genre Indiana Jones… Ce sont des souvenirs très forts, mais, assez rapidement, j’ai eu envie de découvrir autre chose, comme le cinéma français des années 1970, Claude Sautet, François Truffaut… Mes parents m’ont emmenée voir des films, mais pas forcément ça. De la même façon, pour la musique, on écoutait Alain Souchon et Laurent Voulzy, mais le reste de la chanson française, c’est moi qui suis allée le chercher.

C’est quoi, vos premières amours de cinéma ?

Meryl Streep m’a toujours fascinée. Son visage, ses rôles uniques, sa manière d’être… Et puis, j’ai un amour profond pour Le Père Noël est une ordure [de Jean-Marie Poiré, 1982, ndlr], avec cet humour noir très fort. Et Anémone, Josiane Balasko… Des femmes incroyables. Balasko a beaucoup fait évoluer la représentation des actrices.

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Après vos études, vous avez fait du journalisme et de la musique. À quel moment le cinéma est revenu dans votre vie ?

Je voulais faire du théâtre, ça ne s’est pas fait. Je me suis tournée vers le journalisme, j’ai fait du documentaire pendant huit ans [elle a notamment réalisé des documentaires pour Arte et pour l’émission de radio Les Pieds sur terre, sur France Culture, ndlr]. C’était génial. Et je composais toujours à côté. Puis j’ai rencontré Amélie [Bonnin, la réalisatrice de Partir un jour, ndlr], qui faisait un spectacle assez politique intitulé Radio Live, qui mélange performances et chansons. En plein Covid, elle m’a proposé un court métrage [ce film d’Amélie Bonnin, qui porte le même titre que son premier long métrage présenté à Cannes cette année, Partir un jour, a remporté le César du meilleur court métrage en 2023, ndlr]. Je ne pensais pas être la bonne personne, j’ai essayé de la dissuader. Elle a insisté. J’ai tourné trois jours, c’était super, on est restées en contact.

Après, elle a eu son César, et elle m’a proposé le long. Là, j’ai mis du temps à lui dire oui : j’avais encore la gueule dans la tournée [pour son deuxième album studio, Brûler le feu, sorti en 2021, ndlr], j’encaissais les dates et les kilomètres… et puis, entre-temps, j’avais eu un enfant. J’avais un emploi du temps très chargé. Mais le propos du film m’a touchée. Je trouvais beau de donner une visibilité à cet âge-là de la vie, la quarantaine, comme moment de transformation, avec la question des racines, de l’émancipation… Rien n’est résolu quand on a 20 ans, même si c’est généralement le moment où l’on part de chez ses parents. Il y a plein d’âges où l’on se métamorphose. Et puis le titre, Partir un jour : pourquoi faudrait-il partir un jour de là où l’on vient ? Et si on le fait, comment partir ? Ça résonnait très fort avec de nombreux enjeux perso et ceux de proches. Je me suis sentie représentée, et j’ai senti que ce récit pouvait parler à beaucoup de gens, de plein de générations différentes.

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« Partir un jour » (c) Gaumont

Est-ce qu’Amélie Bonnin a pensé à vous en écrivant le long métrage ?

En partie, je crois. Le patinage artistique, ça vient clairement de moi : je lui avais parlé de mon année de sport-études en patinage. Mais elle parle aussi d’elle, de son parcours de petite-fille de boucher qui est en train de devenir une réalisatrice française importante. Il y a un côté un peu Annie Ernaux [qui, elle dont les parents tenaient un café­-épicerie dans un village normand, est devenue une des écrivaines françaises les plus reconnues et a reçu le prix Nobel de littérature en 2022, ndlr]. Et je pense qu’Amélie a aussi puisé dans ce qu’elle a vu de moi dans le court métrage. En tout cas, j’ai eu le sentiment que le rôle était taillé sur mesure.

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Entre le court métrage et le long, votre rôle a été interverti avec celui de Bastien Bouillon. Quel effet ça vous a fait, d’apprendre que vous alliez être la tête d’affiche d’un film pour la première fois ?

En recevant le scénario, j’ai vu qu’il y avait soixante-douze scènes en tout et que j’étais dans les soixante-douze. C’était à la fois une lourde responsabilité et une chance. Être sur le plateau tous les jours, ça m’a aidée à me relâcher, à prendre confiance. Si j’étais venue juste quelques jours, je n’aurais pas trouvé autant de plaisir parce que, au début, j’étais quand même beaucoup dans le stress. Ce n’était pas évident de trouver de la familiarité avec les gens qui défilent et te regardent de tout près.

Vous avez l’habitude d’être regardée sur scène. C’est différent, d’être filmée pour le cinéma ?

Oui ! Dans la musique, le live est très libre, mais tout le reste est calibré. Là, c’était l’inverse. En plus, Amélie voulait quelque chose de très brut. Juste avant le tournage, j’étais allée chez le coiffeur, j’avais fait mes ongles… Quand elle a vu ça, elle m’a dit : « Juliette, enlève ton semi-­permanent. Je veux que tu sois au naturel. » Il fallait s’abandonner.

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« Partir un jour » (c) Pathé

Comment avez-vous travaillé les scènes chantées et parfois chorégraphiées ?

C’était le contrepied total de Singin’ in the Rain [Chantons sous la pluie en VF, de Gene Kelly et Stanley Donen, 1953, ndlr]. Amélie Bonnin voulait que les chansons fonctionnent comme des dialogues, qu’on ne cherche pas la perfection de l’interprétation vocale. Pour moi, ce n’est pas une comédie musicale, mais plus un film musical, et c’est ce qui fait sa force. Quand François Rollin chante « Mourir sur scène » en épluchant des patates, ça ne ressemble pas vraiment à du Dalida mais il est Dalida, d’une certaine manière. Le film est un hommage à la musique populaire, au fait que les chansons sont la B.O. de nos vies, à ce socle qu’on a en commun, qui va de Claude Nougaro à K. Maro, de Céline Dion à Axelle Red. J’ai aimé qu’il n’y ait pas de prise de voix plus valorisante pour un personnage que pour un autre. Il fallait accepter, se dire « tant pis » si c’était un peu faux, un peu dans le souffle.

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Sur cet aspect, le film évoque beaucoup On connaît la chanson d’Alain Resnais (1997). À quel point c’était une inspiration pour vous ?

En fait…je l’ai vu pour la première fois avant-hier. La fin est très triste, mais j’ai trouvé ça génial. C’est à la fois très drôle et déstabilisant. Ça raconte le lien entre les gens, le fait qu’on est traversés par les mots des autres, qu’on peut emprunter ceux des chansons pour s’exprimer. Il y a une croyance profonde dans le pouvoir qu’a la musique de retranscrire les émotions les plus intimes. C’est très impudique, une chanson. On se permet de raconter sa vie, son enfance, d’une manière qu’on ne se permettrait jamais dans la vie. C’est la même chose dans Partir un jour.

À part chez Christophe Honoré (Les Chansons d’amour, 2007 ; Les Bien-Aimés, 2011), le genre du film musical se faisait rare en France, jusqu’à un renouveau l’an dernier avec Emilia Pérez de Jacques Audiardou Les Reines du drame d’Alexis Langlois… Comment analysez-vous ce retour ?

Je pense qu’il y a un besoin de réenchantement, au sens littéral du terme. Il y a une puissance, une énergie dans la musique. Et puis, on a mis longtemps à se défaire de certaines influences, à digérer Jacques Demy pour arriver à créer autre chose après cette référence absolue. Il avait fait quelque chose de si fort qu’on ne savait plus quoi faire ensuite. On a eu aussi un complexe face aux Américains. Et, aujourd’hui, j’ai l’impression qu’on peut reprendre le genre avec plus de liberté.

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« Partir un jour » (c) Pathé

Quels sont vos trois films musicaux préférés ?

Singin’ in the Rain, parce que c’est un de mes films d’enfance. C’est du grand spectacle, de l’art, et puis… ces orchestrations ! J’ai le souvenir de ces escaliers roses… Le film m’a bouleversée. Les Parapluies de Cherbourg [1964, ndlr], c’est mon préféré de Jacques Demy. C’est vraiment une tragédie antique, le sacrifice d’une innocence par une mère toute-puissante. En troisième, j’ai envie de dire Le Grand Bleu [de Luc Besson, 1988, ndlr], parce que la musique y est un personnage à part entière.

Partir un jour ouvre le Festival de Cannes, c’est d’ailleurs la première fois que cette place est donnée à un premier film. En tant que spectatrice, quel est votre plus grand souvenir de Cannes ?

Le tapis rouge, c’est rigolo. Mais le vrai enjeu, ce qui me bouleverse, c’est que, alors qu’on vit une époque avec une actualité politique d’une violence et d’une tristesse absolues, on continue d’avoir un rendez-vous qui célèbre la culture, l’émotion, l’artisanat du cinéma, le fait que les histoires peuvent changer nos vies… Ça devient un endroit très précieux de partage. Et puis, il y a la puissance collective d’une projection. C’est presque une cérémonie antique. Je me souviens d’y avoir vu Les Amandiers [de Valeria Bruni Tedeschi, 2022, ndlr] à côté de Nadia Tereszkiewicz : elle avait tourné dedans pendant des mois et voyait le film pour la première fois. Il y a eu un frisson dans la salle… C’était comme du théâtre grec. La salle de cinéma, c’est quand même un lieu de communion inébranlable.

Vous avez justement joué aux côtés de Nadia Tereszkiewicz dans Rosalie de Stéphanie Di Giusto (2024), sur l’histoire d’une femme à barbe. Et l’un des thèmes abordés dans Partir un jour est celui du non-désir d’enfants chez une femme. Est-ce que vous croyez que le cinéma peut changer la société ?

Oui, vraiment. Dans Partir un jour, il y une scène forte – je n’ai pas arrêté de pleurer en la tournant – entre mon personnage et une autre femme qui, elle, a eu un enfant. Je trouve sublime cette sororité, ce respect mutuel. J’ai l’impression que cette histoire permet d’entrer en empathie avec une femme qui ne veut pas d’enfants, qu’on peut la comprendre sans la juger. Ce genre de choses fait évoluer les mentalités, lentement mais sûrement.

Comment voyez-vous votre engagement évoluer au fil du temps ?

Je viens d’une génération où le mot « féminisme » sonnait complètement autrement. Je me souviens, quand Angèle a sorti son morceau « Balance ton quoi » [sorti en 2019, le titre fait référence au mouvement #BalanceTonPorc, ndlr], ça a réveillé un truc en moi qui n’arrivait pas à se dire. Je suis hyper reconnaissante envers cette génération qui nous a réveillés. On commence seulement à prendre conscience de plein de choses et à bouger. Je ne le fais pas de la même manière qu’Angèle, mais j’espère y contribuer en faisant des films comme ça avec Amélie, par exemple.

Est-ce que c’est le cas aussi avec l’un de vos rôles à venir, dans Les enfants vont bien de Nathan Ambrosioni ?

Le sujet du film est assez costaud. L’histoire est adaptée d’un fait divers : une femme [jouée par Juliette Armanet, ndlr] qui a disparu en laissant ses enfants à sa sœur [incarnée par Camille Cottin, ndlr]. Il y a une forme de monstruosité, qu’on essaie de dépasser, de comprendre. J’ai aimé m’atteler à ça parce que, cette fois, je n’avais aucune prise sur le rôle. Je suis l’inverse, je couve mon fils, je suis du genre à me lever la nuit pour remettre la couette sur son doigt de pied… Je me suis dit que je commençais à vraiment faire du cinéma, à avoir des rôles de composition. Et je trouve super que le film soit fait par un homme de 25 ans.

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Quels sont, aujourd’hui, vos rêves de cinéma ?

J’adorerais faire un film d’action, avoir des cascades. J’aimerais tourner avec Rebecca Zlotowski, Céline Sciamma, Julia Ducournau. Et puis Coralie Fargeat. Je n’ai pas tout aimé dans The Substance, mais c’était quand même bien couillu.

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Vous avez réalisé un court métrage documentaire sur votre grand-mère atteinte d’Alzheimer il y a quelques années, Paulette. Ça vous intéresse toujours, la réalisation ?

Oui. En regardant Amélie sur le tournage, je me suis dit : elle est à sa place. C’est un métier tellement collectif, une histoire à mener sur un si long terme, autant dans l’écriture que dans le tournage, le montage, la postproduction. C’est un travail de pointilliste. Un truc un peu obsessionnel. J’ai l’impression que ça pourrait me plaire. Mais bon, reste à écrire un scénario !

En tant que chanteuse et musicienne, vous vous inscrivez dans un certain héritage de la chanson française, vous avez souvent été comparée à Véronique Sanson. En tant qu’actrice, de qui vous sentez-vous l’héritière ?

Je ne pourrais pas dire, je n’ai aucun recul là-dessus. D’ailleurs, je connaissais très mal Véronique Sanson avant qu’on me dise que je lui ressemblais… Peut-être qu’au cinéma on va me dire que mon jeu ressemble à celui de Josiane Balasko. Franchement, j’en serais très contente.

Quelle est la première image de cinéma qui a résonné avec votre identité queer ?

Je pense au chanteur Prince dans Purple Rain [d’Albert Magnoli, 1985, ndlr], parce que c’était mon adolescence. Il était homme, femme, tout. Pleinement lui-même en réconciliant tous les genres, toutes les identités, toutes les tenues, en passant par les talons et les froufrous. C’était comme une espèce de grand-messe, une célébration de tous les possibles. Prince m’a bouleversée pour ça. C’était pour moi d’une liberté, d’une puissance politique incroyable. C’est vraiment mon icône queer de l’adolescence, et même forever.

Partir un jour d’Amélie Bonnin, Pathé (1 h 35), sortie le 13 mai