Fares Fares (« Les Aigles de la République » ) : « George Fahmy est quelqu’un d’extrêmement narcissique, à la “persona” très marquée. »

Révélé dans l’haletante saga suédoise « Easy Money », puis passé par le cinéma de Kathryn Bigelow (« Zero Dark Thirty ») et Thomas Vinterberg (« La Communauté »), l’acteur et producteur libano-suédois aura surtout donné une épaisseur remarquable aux héros diablement retors de la « trilogie du Caire » de Tarik Saleh. Rencontre à l’occasion de la sortie en salle des « Aigles de la République », dernier volet d’une fresque corrosive sur les rouages du pouvoir égyptien.


Fares Fares © duchili
Fares Fares © duchili

Les Aigles de la République prend les atours d’un film noir. Vous y incarnez un homme à l’opposé des personnages à la solde de la Sûreté d’État que vous campiez dans les deux premiers volets de la trilogie (Le Caire confidentiel, 2017, La Conspiration du Caire, 2022)…

Oui, c’est complètement différent, ce coup-ci ! George Fahmy [un célèbre acteur pris en étau par un régime répressif, qui se voit proposer d’incarner à l’écran l’ancien général al-Sissi, devenu président après un coup d’État militaire, et dont la vie intime se retrouve minutieusement scrutée, jusque dans la liaison qu’il entretient avec Donya, sa jeune maîtresse incarnée par Lyna Khoudri, ndlr] est quelqu’un d’extrêmement narcissique, à la « persona » très marquée, avec une aura que l’on pourrait comparer à celle d’un Mastroianni, d’un Delon ou d’un Bogart, ces icônes qui attiraient le public en salle pour leur façon caractéristique de parler, de se déplacer… On peut être tenté de se dire que Fahmy est un personnage plus proche de moi que les deux précédents parce que je suis acteur, mais nous sommes diamétralement opposés. Il n’y a pas cette idée de se mettre au centre de tout dans mon approche, je suis davantage un disciple de la technique Meisner [méthode d’acting basée sur les émotions plutôt que l’intellect, ndlr] : je prépare tout ce que je peux du rôle à l’avance, puis j’entre sur le plateau et me laisse guider par mes sensations et ce que me donnent les autres interprètes.

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© Yigit Eken

George est considéré comme le « Pharaon de l’écran », posture qui génère chez lui le sentiment d’être intouchable et qui le rend assez exécrable envers ses proches. Quels aspects du personnage vous ont permis de l’adopter, malgré tout ?

C’est un menteur invétéré, qui se sent un temps au-dessus de tout du fait de son statut, puis qui commence à demander des faveurs et donc à utiliser ce même système qu’il réprouve. Au moment où Tarik Saleh écrivait le film, on s’est demandé si George était un bon acteur ou bien s’il était simplement très célèbre. Or, il était vraiment important de faire de lui un bon acteur, fier de son métier, pour le rendre attachant, lui conférer une part d’humanité. Comme tout le film est raconté à travers son point de vue, il fallait que le public puisse avoir accès à ses pans de vulnérabilité, qui se dévoilent au fil de l’intrigue.

De quelle latitude avez-vous bénéficié pour façonner cet homme pris dans un incessant jeu de masques ?

À vrai dire, quand Tarik me remet le scénario pour lecture, la plupart de nos échanges créatifs ont déjà eu lieu. Pour Les Aigles de la République, je n’ai pas eu besoin d’opérer beaucoup de changements, car le scénario était très complexe et déjà bien développé. J’entrevoyais toutefois un George léger, et pour lui donner cette impression de poids plume, j’ai perdu 17 ou 18 kilos. Dans La Conspiration du Caire [Prix du scénario à Cannes en 2022, le film suit un étudiant d’une prestigieuse université sunnite, subitement plongé dans d’inextricables tractations politiques et religieuses, ndlr], Ibrahim, le colonel que j’incarnais, était à l’opposé, dans une vraie pesanteur, avec une apparence et un comportement que j’avais modelés moi-même, car je voulais m’éloigner complètement du Nourredine du Caire confidentiel. La physicalité des personnages est quelque chose que j’apporte toujours moi-même dans les rôles qu’on me propose.

Vous êtes également l’un des producteurs du film et de la trilogie…

Oui, ça me permet d’être aux prémices du projet et de lui donner une portée plus personnelle. Je participe au casting – j’avais suggéré Tawfeek Barhom, l’acteur principal de La Conspiration du Caire, à Tarik [Saleh, ndlr] car nous avions travaillé ensemble pour The Way of the Wind de Terrence Malick [toujours inédit, ndlr] – et je fais beaucoup de retours sur les films avant que le montage ne soit finalisé. Tarik est très généreux et ouvert. J’ai donc l’impression que nous construisons les films ensemble. À mon sens, ce ne sont jamais seulement les personnages qui comptent, mais d’abord et avant tout le film. Je sais que parfois les deux vont de pair, mais si le film ne fonctionne pas, le fait que vous soyez un bon acteur importe peu.

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© Yigit Eken

La « trilogie du Caire » repose sur un travail de recherche minutieux entrepris par Tarik Saleh, tant en termes d’histoire socio-politique égyptienne que de composition d’une équipe pouvant donner corps à ces scénarios complexes avec véracité. Vous y incarnez des personnages cairotes, dans un arabe égyptien parfait, accompagné par un casting international (Lyna Khoudri, Zineb Triki, Cherien Dabis dans Les Aigles de la République). Comment avez-vous approché cet univers, vous qui êtes originaire du Liban et vous êtes installé en Suède depuis l’adolescence ?

Je suis né au Liban [en 1973, ndlr], où j’ai appris à lire et à écrire l’arabe. À mon arrivée en Suède, une nouvelle langue s’est installée et l’ancienne s’est un peu perdue, mais en préparant Le Caire confidentiel,beaucoup de choses me sont revenues et j’ai énormément travaillé sur l’accent avec un coach. Il faut aussi dire que j’ai grandi avec le cinéma égyptien, qui était omniprésent au Liban dans les années 1970 et 1980, au travers de comédies, de drames… Nous avons eu très tôt un magnétoscope VHS, ce qui n’était pas courant. Mon père tenait une petite boulangerie et, le soir, sur le chemin du retour, il nous louait toujours un tas de films. Nous regardions des longs métrages égyptiens, du kung-fu hongkongais, des films d’action américains des années 1980, des histoires d’amour bollywoodiennes, et j’en passe. Les images et les visages que l’on voit dans le générique d’ouverture des Aigles de la République, avec toutes ces vieilles affiches de cinéma, m’étaient donc familiers. Et puis, même si les films de la trilogie n’ont pas pu être tournés en Égypte, j’ai appris énormément de choses sur la situation actuelle et la vie quotidienne au Caire grâce aux acteurs égyptiens présents sur le plateau.

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© Yigit Eken

Le film pose un regard désabusé sur l’industrie du cinéma égyptien, comme sur la relation tortueuse que peuvent entretenir les acteurs et actrices aux sphères de pouvoir…

Étant donné que je vis en Suède – mais cela vaut pour l’Europe en général –, je ne me vois pas être soumis au même type de pression politique que George. Il se pourrait en revanche que je me retrouve dans une situation où je n’ai pas travaillé depuis un certain temps et qu’il me faille accepter de tourner dans un film que je n’ai pas envie de faire. J’ai vu Once Upon a Time in Hollywood de Tarantino récemment et il y a cette scène géniale où DiCaprio – qui joue aussi un acteur – discute avec Al Pacino, et où il comprend qu’il est officiellement un has-been. C’est un sentiment auquel George ou moi-même pourrions nous identifier. Autrement, je ne pense pas que le Premier ministre suédois me forcera à jouer son rôle de sitôt (rires).

Si vous ne vous lancez pas dans l’incarnation d’Ulf Kristersson, quels sont vos projets ?

Je suis actuellement en tournage en Sicile pour une série Netflix en quatre épisodes, et Vi kommer i fred, une série de science-fiction où une mystérieuse entité se met à surplomber le ciel de Stockholm, est diffusée en même que la sortie des Aigles de la République en Suède. Je planche également sur mon second long métrage [le premier, En dag och en halv, produit par Netflix et sorti en 2023, suivait la trajectoire d’un homme armé prêt à tout pour revoir sa fille, ndlr], sous le regard de Tarik qui est mon premier lecteur et qui avait visionné différentes versions de montage de mon précédent film. Il sait précisément sur quoi je travaille, combien je gagne, etc. C’est mon manager et moi le sien ! (rires).

: Les Aigles de la République de Tarik Saleh (Memento, 2h09), sortie le 12 novembre