
On ne savait plus sur quel pied danser avec le projet Mektoub, My Love, mais on n’a pas été déçu : le dernier volet de la trilogie d’Abdellatif Kechiche contourne habilement sa propre légende. On a élevé le premier film voire l’intermède invisible au rang de chefs-d’œuvre ? Qu’à cela ne tienne : au lieu de prendre le melon et de jouer la surenchère, le troisième film se fait plus drôle et remet tous les pieds sur Terre (à part celui d’un des personnages qui apparait comiquement au premier plan dans la seule scène de sexe – soft – du film).
S’il cite en incipit un extrait d’un poème de Fernando Pessoa, « Passe, oiseau, passe, et enseigne-moi à passer ! », qui pourrait présager d’envolées lyriques ou mystiques, la suite du récit ne prend jamais l’ampleur dramaturgique attendue. Une bifurcation qui tient à deux nouveaux personnages américains bigger-than-life introduits dans la première séquence de ce Canto Due, une actrice (Jessica Pennington et ses faux-airs de Laetitia Dosch) connue pour son rôle dans un soap type Les Feux de l’Amour, et son mari producteur (André Jacobs).

Avec leurs signes ostentatoires de richesse, leur fort accent, leur fausse sympathie et leur véritable mépris, tous deux débarquent, en septembre 1994, après les horaires dans le restaurant familial de Sète qui faisait l’un des principaux décors de Canto Uno, exigeant que toute l’équipe revienne pour leur servir pâtes, whisky et couscous. La confrontation des deux mondes pourrait être ridicule, forcée. C’est tout l’art de Kechiche que de rendre la scène spontanée et crédible malgré les infernales heures de montage et de remontage que l’on sait derrière le film.
Au détour de quelques paroles malines du personnage d‘Hafsia Herzi, le producteur n’a pas le choix : il devra, en échange de la faveur dionysiaque qui vient de leur être accordée, lire le scénario d’Amin (Shaïn Boumedine), qui vient d’abandonner ses études de médecine pour tenter sa chance dans la photo, le scénario et la réalisation.
S’ensuit peu après une scène de plage que l’on jurerait avoir déjà vue. S’agit-il d’un remontage de la même scène dans Intermezzo, celle qui introduit le personnage de Marie (Marie Bernard) avant que toute la bande passe la nuit en club dans cet incroyable film de transe ? Sans doute. Mais ce troisième volet n’est pas à la fête – on n’en verra, dans une scène tardive, que les prémisses déjà inquiètes.
Alors que le personnage d’Ophélie oubliait rageusement ses soucis (son mariage imminent avec un militaire, sa grossesse accidentelle issue de sa liaison avec le séducteur Tony, campé par Salim Kechiouche) dans Intermezzo en dansant sans fin et en pratiquant très littéralement une partie de jambes en l’air dans les toilettes exiguës du club, elle est ici rattrapée par le réel. Dans la ferme de ses parents, elle ramasse les cadavres de chevreaux mort-nés ou tués par l’épidémie de galle (« T’inquiète, c’est pas celui que tu as pris en photo ! » lance-t-elle à Amin, clin d’œil à la scène d’innocence pure du premier volet qui montrait la naissance d’un bébé chèvre), organisant en secret un voyage pour avorter à Paris avec la complicité d’Amin.
Quant à celui-ci, il ne cesse dans ce volet d’essuyer les déconvenues sans les prendre avec emphase. Quand le producteur américain s’enthousiasme sur son projet au point de vouloir en faire une franchise hollywoodienne, Amin sourit mais reste lucide et mesuré, il ne s’emballe pas comme le font souvent les jeunes personnages dans la filmographie de Kechiche, notoirement la fameuse Adèle quand elle vit son premier amour (gros clin d’œil, au passage, à La Vie d’Adèle dans la manière dont l’actrice américaine engloutit ici ses spaghetti).
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Amin a déjà pris un peu de recul, il revient à Sète pour les vacances mais ne fait déjà plus partie de la mêlée. Il n’a plus la tête dans les nuages comme dans le premier Mektoub, sans être distant pour autant. Quand il est témoin de péripéties dignes de soaps – c’est là que Kechiche nous a cueillis, en choisissant de clore sa trilogie sur des références populaires plutôt que de tenter le « coup de maître » –, il n’hésite pas à s’impliquer et à plonger.
C’est sur l’image très Les Quatre cents coups de lui en pleine course, revenu sur la terre ferme, trottinant à l’horizontale dans la réalité après son innocence céleste dans Canto Uno et les sous-sols du désir dans le club d’Intermezzo, qu’Abdellatif Kechiche achève sa trilogie (et peut-être l’un de ses derniers films, le réalisateur ayant subi un AVC en mars dernier l’ayant laissé physiquement diminué). S’il est déchirant de laisser à tout jamais la bande de Sète dans cette fin d’été 1994, on est aussi soulagé de les figer dans un moment où toutes les possibilités restent ouvertes.
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