
La première fois que Lidia surgit à l’écran, c’est à travers la surface diffractée d’une piscine. Placée sous l’eau, la caméra, en plongée totale, laisse entrevoir une silhouette flottante, déchirée en mille morceaux. L’image liminale donne la gageure de cet impressionnant film : raconter les déchirements et la renaissance d’une héroïne par des images qui frôlent l’abstraction.
● ● À LIRE AUSSI ● ● Marché du film de Cannes 2025 : Kristen Stewart et Elizabeth Olsen à l’affiche d’un film de vampires
Inspiré des mémoires de Lidia Yuknavitch publiées en 2011, La Mécanique des fluides, The Chronology of Water raconte la trajectoire de cette nageuse américaine prometteuse, disqualifiée des JO de Moscou en 1980 en raison de ses addictions à l’alcool et à la drogue. Au début des années 1990, elle publie une série de nouvelles féministes, très crues, qui deviendront cultes, passe un doctorat et devient prof dans l’Oregon.
De tous ces éléments biographiques, il est très peu question dans le film de Kristen Stewart. Pour une bonne raison : The Chronology of Water est une entreprise de destruction du biopic, de saccagement du genre dans ce qu’il a de plus étriqué. Comme si le feu intérieur de cette héroïne exigeait d’elle qu’elle foute le feu à la maison, Kristen Stewart démolit les repères chronologiques, la psychologisation. Abusé par un père despote, délaissée par une mère alcoolique, Lidia a la rage de vivre, de s’en sortir, mais cette pulsion de vie est liée à l’autodestruction. Et c’est précisément ce que le film raconte en adoptant une forme confuse, torturée mais chorégraphiée.
● ● À LIRE AUSSI ● ● « Love Lies Bleeding » de Rose Glass : génial thriller sous stéroïdes avec Kristen Stewart
Il y a quelque chose des journaux intimes chaotiques de Jonathan Caouette (Tarnation, 2003), et de la divagation à la Faulkner (ce n’est pas pour rien si Lidia écrit une parodie du Bruit et la Fureur lors d’un colloque) dans ce geste vif et désespéré. De cet amoncellement anarchique de souvenirs et de sons se dessine une vraie pensée intérieure, qui dérive, digresse, et à laquelle le spectateur doit s’abandonner. Kristen Stewart a l’art de rappeler que la mémoire vive et la douleur aigue du passé réside dans les détails insignifiants – la main crispée d’une mère filmée en gros plan qui dit la déception, le bruit d’une feuille déchirée, une flaque de sang qui grossit sur un carrelage, comme une douleur qui enfle. C’est le palimpseste d’une existence que la cinéaste reconstitue par des raccords analogiques, des rimes visuelles, un montage organique d’une grande inventivité.
Film de sueur et de chlore, de fluides qui blessent et réparent (des menstruations, des filets de bave, l’étreinte de la mer sur une cicatrice), The Chronology of Water n’est jamais plus réussi que lorsqu’il ose n’être qu’une pure surface graphique, délestée du poids de la narration. « Je voudrais exister au-dessous des mots » dit Lidia, qui a pourtant trouvé la rédemption par l’écriture. La faire exister par-delà la littéralité, par la seule force d’images heurtées, c’est précisément la réussite du film. Au bout de cette recherche d’identité inquiète, Kristen Stewart touche à ce petit miracle : faire du traumatisme une expérience de pensée, et de cinéma.
Retrouvez tous nos articles sur le 78e Festival de Cannes, qui se tient du 13 au 24 mai.