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Taous Merakchi : « La féminité transformée, monstrueuse, exerce une fascination sur moi »

  • Léa André-Sarreau
  • 2023-12-04

Un podcast troublant pour surmonter le deuil ("Mortel", produit par Nouvelles Ecoutes), un manuel pour briser le tabou des menstruations ("Le Grand Mystère" des Règles chez Flammarion), un livre sur la sorcellerie… A 36 ans, la journaliste et écrivaine Taous Merakchi, longtemps connue sous le pseudo Jack Parker, cultive un goût sophistiqué pour le mauvais genre – l’horreur, le paranormal, le gore, les histoires de fantôme – capable de dompter ses peurs, et celles de la société. Invitée au Cinéclub Gaze de la Gaîté lyrique, où elle présentera le mercredi 13 décembre "Jennifer’s Body" de Karyn Kusama, elle répond à notre questionnaire cinéphile.

Décrivez-vous en 3 personnages de fiction.

Je vais un peu tricher, car j’aime souvent me définir à travers une dynamique de deux personnages. La relation entre Jennifer [Megan Fox, ndlr] et Needy [Amanda Seyfrid, ndlr] dans Jennifer’s Body de Karyn Kusama.

Ce duo de la copine belle et de la copine moche, je m’y identifie beaucoup, car j’ai eu la copine belle à l’intérieur de moi et la copine moche à l’extérieur de moi pendant longtemps !  Je me retrouve dans les deux. Les sœurs Ginger et Brigitte dans Ginger Snaps de John Fawcett, jouées par Emily Perkins et Katharine Isabelle – l’une est plus extravertie que l’autre. Dans Dangereuse Alliance d’Andrew Flemming, ce trio de sorcières : Nancy, Sarah et Bonnie – il y a la folle dingue, qui a soif de pourvoir, qui a envie de se venger de sa vie pourrie, la petite oie blanche qui veut tout faire comme il faut, et celle qui veut devenir belle et plaire.

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3 films pour briser le tabou sur les règles ?

Carrie au bal du diable de Brian De Palma. Même si c’est une œuvre masculine dans le sens où c’est écrit et réalisé par un homme, il reste cette scène frappante du début, la panique de Carry quand elle découvre qu’elle saigne sous la douche, dans les vestiaires collectifs. C’est comme une trahison de son propre corps. On ressent de façon puissante sa honte, l’humiliation de ses camarades. Dans un degré moindre, c’est une violence que j’ai pu subir au collège, de la part des femmes souvent. Et les hommes, n’en parlons pas… La scène résume assez bien ce que c’est que vivre dans un monde où les règles sont un tabou.

Encore Ginger Snaps, car le pitch du film, c’est une ado qui se fait mordre par un loup-garou le soir où elle a ses premières règles. Pendant un moment, on ne sait pas lesquels de ses symptômes sont liés à ses règles, et lesquels sont liés à la lycanthropie [croyance selon laquelle la métamorphose de l’homme en loup-garou serait possible, ndlr]. Adolescente, ça m’a ouvert une porte dans le cerveau, jamais refermée depuis, sur le lien entre lycanthropie et puberté féminine, que je trouve d’une évidence absolue. Dans le film, l’héroïne et sa sœur vont acheter des serviettes hygiéniques au supermarché, et Brigitte, qui n’a pas ses règles, se moque de sa sœur pliée en deux : « Ça va ce sont juste des crampes ! » Sa sœur lui répond : « Les mots juste et crampes ne vont jamais ensemble. »

Et puis la scène d’ouverture de The Runaways, le biopic de Floria Sigismondi sur le premier groupe de rock féminin avec Dakota Fanning dans le rôle de Cherie Curry.  Il y a cette scène où elle marche dans la rue en minijupe, et un un filet de sang coule le long de sa cuisse. J’avais aimé ce traitement non dramatique, non outrancier des règles. Juste ce : « Ah putain, ça arrive au mauvais moment ! » J’avais trouvé ça visuellement très beau.

3 films qui ont montré le corps des femmes de façon révolutionnaire ?

Je rappelle que je parle d’un point de vue de femme cis, valide, qui se voit plus facilement représentée dans les médias que d’autres féminités plus marginales. Ce qui m’a marquée : encore Ginger Snaps, car il y a ce côté très animal de la puberté, qui transforme. Plusieurs lectures du film sont possibles, et je pense qu’il faut aussi essayer de s’écarter du discours qui dit que les règles nous transforment totalement. Mais il y a des moments dans la sphère intime où, seule avec soi-même, on peut avoir cette sensation. Ça ne signifie pas que ça nous rend moins performante que les hommes dans d’autres taches - même s’il ne faut pas oublier qu’il y a l’endométriose, et que beaucoup de femmes vivent avec.

J’aime les éléments de body horror du film, qui s’installent au fur à mesure, avec les ongles qui deviennent des griffes par exemple. Cette féminité transformée, monstrueuse, exerce une fascination sur moi, je m’y retrouve. Ensuite – même si le terme de féminité doit être discuté dans ce film –, Titane de Julia Ducournau. Le corps de l’héroïne [Agathe Rousselle, ndlr] est particulier, elle est androgyne, et beaucoup de personnes ont vu le film comme une lecture sur la transidentité. Je crois que ce n’était pas la démarche de Julia Ducournau à l’origine, mais c’est intéressant. C’est un personnage féminin qui n’est pas sexualisée d’une façon normative : il y a ce mélange entre l’humain et la machine parce qu’elle fait l’amour avec des machines, mais elle se défigure aussi pour ne pas être retrouvée par la justice.

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En dernier, Teeth de Mitchell Lichtenstein dans lequel l’héroïne [Jess Weixler, ndlr] a des dents dans son vagin. Jeune, je la trouvais géniale : elle a le contrôle sur ses dents, peut choisir ou non de les activer. C’est un pouvoir immense, même s’il arrive trop tard - car si elle doit les activer c’est qu’une intrusion a déjà eu lieu, qu’il y a déjà de la violence. Je pense qu’on a été nombreuses à fantasmer cette idée : si seulement notre corps pouvait se retourner contre les gens qui essayent de se l’approprier.

Teeth (c) TFM Distribution

3 sorcières de cinéma qui vous ont hantée ?

Là ça devient beaucoup plus calme, parce que c’est toute mon enfance et mon adolescence. Donc Nancy de The Craft évidemment, les sœurs Owens dans Les Ensorceleuses de Griffin Dunne, interprétées par Sandra Bullock et Nicole Kidman. Elles sont sublimes, ont une vulnérabilité que je ne voyais pas souvent, dans des zones de gris. Elles représentent toutes les deux des archétypes – une un peu wild, qui fait n’importe quoi de sa vie, l’autre plus rangée. Tout en étant sur le fil. J’y trouve beaucoup de tendresse, de sororité. Même si la vengeance est toujours là : les hommes qui nous causent du tort meurent.

Les sœurs Sanderson dans Hocus Pocus : Les Trois Sorcières de Thackery Binx, notamment Sarah, interprétée par Sarah Jessica Parker. Quand je l’ai vu enfant, c’est un détail tout bête qui m’a attrapé : elle a les cheveux bouclés, un truc que je ne voyais pas beaucoup. C’était le niveau zéro de « Oh je ne suis pas représentée » - alors qu’en vrai, ça va. Mais cette sorcière vachement sexy, dangereuse et en même temps complètement con, avec cette crinière grâce à laquelle elle attirait les enfants pour les manger, ça m’a hypnotisée gamine.

Hocus Pocus : Les Trois Sorcières (c) Disney / Buena Vista

3 films qui ont traversé votre adolescence ?

The Faculty de Robert Rodriguez, un des films que j’ai le plus vu, dans lequel une bande de lycéens doit faire face à une invasion extraterrestre, un peu comme dans L’Invasion des profanateurs de sépulture de Don Siegel. Des parasites prennent possession des corps humains, on ne sait plus qui est alien et qui ne l’est pas. Le casting est dingue : il y a Elijah Wood, Josh Harnett, Usher, tout ce qui cristallise la fin des années 1990. La bande son est super, les looks sont géniaux, c’est chanmé.

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The Craft à nouveau, et surtout Scream, qui a été une révolution dans ma vie de cinéphile. Je l’ai vu quand il est sorti en VHS en France, sans doute un peu trop tôt, j’avais dix ans. C’est la première fois que j’ai compris à quel point le cinéma d’horreur était dense, et à quel point ça valait le coup d’avoir les références, car c’est un film complètement méta. Le jour où j’ai commencé à comprendre que j’avais les citations, que je détenais les codes, c’était en regardant Scream. Je me suis dit que j’avais un truc en plus en tant que cinéphile, en tant que fan d’horreur. Puis il y a l’expérience de la BO, des costumes, très marquée par l’époque. Il suffit que je regarde Scream, et je retourne en 1997.

Scream (c) Dimension Films

3 films qui vous aident à vivre avec les morts ?

Ce ne sont pas des films doudous ou feel-good, car ma façon de vivre avec la mort et le trauma, c’est par la confrontation. Une œuvre qui parle bien du deuil : Babadook de Jennifer Kent, qui est tragique – et tragiquement mal vendu comme un film paranormal, en mettant l’accent sur une entité monstrueuse. Beaucoup de gens se sont étonnés de voir un drame, et non pas un film d’horreur. Un film inoubliable, si on a été sensible au message. C’est une très belle représentation du deuil dans toute sa laideur, sa violence, les tabous qu’il renferme. Hérédité d’Ari Aster, dans lequel l’incroyable Toni Colette est en deuil de sa mère, et devient – spoiler –  en deuil de sa fille. La façon dont les événements se retournent contre sa famille, je trouve ça très réaliste. La série The Hauting of Hill House de Mike Flannagan. Je l’ai vu après avoir réalisé mon podcast Mortel, il y a beaucoup de correspondances. La mort est dépeinte dans ce qu’elle a de plus abject, mais il y aussi toute la beauté, l’amour cristallisés par la mort dans une famille.

3 films paranormaux qui vous ont empêchée de dormir ?

Chucky 2 de John Lafia. Le premier film qui m’a donné des terreurs nocturnes, à 8 ans. C’est un mec qui fait un rituel vaudou pour se mettre dans le corps d’une poupée. Ensuite Halloween de John Carpenter, qui a vraiment créé un shift dans ma vie, parce que j’adore cette façon de laisser le paranormal en suspens, tout y est libre à interprétation quant aux capacités paranormales de Michael Myers. Shutter de Banjong Pisanthanakun et Parkpoom Wongpoom, un film thaïlandais. Comme souvent dans les films d’horreur, il y a un énorme twist qui permet de relire le récit différemment. J’y repense régulièrement et ça me donne un frisson – alors que je l’ai vu y a 20 ans.

3 films féministes qui vous ont façonnée ?

Jennifer’s BodyGinger Snaps et Excision de Richard Bates Jr. Une des meilleures représentations de l’adolescence féminine et bizarre que j’ai vue. AnnaLynne McCord, qui était connue pour jouer des filles ultra sexy et séduisantes, joue une outkast, enlaidie de façon réaliste, avec le cheveu gras, de l’acné, des cernes. La weirdo du fond de la classe qui est obsédée par le fait de devenir chirurgienne pour sauver sa sœur qui a une maladie chronique. Elle fantasme sur le fait de tuer des mecs pendant qu’elle est en train de les baiser, de les couvrir de leur sang… c’est très viscéral. C’est une féminité que j’aime bien voir représenter – les femmes violentes, qui ont des fantasmes déviants, qui rêvent de trucs généralement associés aux hommes mais avec un prisme féminin car elles ne peuvent pas se détacher de leur expérience de femme.

L’actrice ou l’acteur dont vous étiez amoureuse à 13 ans ?

C’est un duo, mais qui incarne le même personnage : Brandon Lee – dans le film original de 1994 –, et Mark Dacascos – dans une série qui passait souvent sur M6, avec ma mère on ne ratait pas un épisode – qui ont interprété Eric Draven dans différentes versions de The Crow.

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