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Stéphane Libs, exploitant des cinémas Star : « Avec l'avènement des plateformes, notre métier a encore plus de sens »
- Timé Zoppé
- 2022-04-13
Le patron des cinémas indépendants Star, à Strasbourg, s’est confié sur l’origine de son amour des salles obscures et son engagement pour sans cesse renouveler l’expérience des spectateurs, la convivialité et le lien entre les générations. Le sympathique mulhousien codirigera par ailleurs le nouveau complexe mk2 (société qui édite TROISCOULEURS) de Schlitigheim, dont les travaux ont commencé en novembre dernier et devraient s’achever fin 2024. Rencontre.
Qu’est-ce qui vous a donné envie d’être exploitant ?
Dans ma jeunesse, j’habitais à côté d’une salle de cinéma de quartier, dans la banlieue de Mulhouse. C’était une salle à la typologie art et essai, donc je voyais des choses sans toujours trop capter ce qui se passait, par rapport à ce que je voyais à la télé en tous cas. Mais j’aimais bien l’ambiance. J’habitais chez ma grand-mère, c’était une sorte de deuxième maison, un cocon dans lequel je me sentais bien. J’y ai vu plein de choses, dont certaines que je n’aurais jamais dû voir à cet âge. La salle de cinéma a toujours été un endroit dans lequel je me sens bien. J'avais l’impression d’être protégé.
Comment vous êtes-vous décidé à faire de l’exploitation votre métier ?
C’était une opportunité. Je devais faire l’armée, à l’époque où le service militaire était obligatoire, et je me suis aperçu que je pouvais devenir objecteur de conscience. Alors que je n'étais pas convaincu par l’objection de conscience politiquement. J’aime bien le sport, être dans l'action mais j’avais horreur qu’on puisse décider à ma place que je me retrouve perdu dans un coin de France. Quand l’objection de conscience m’a été proposée, je me suis rendu compte que je pouvais demander à travailler dans des cinémas associatifs. J’ai fait une demande au Bel air à Mulhouse, qui est un mono-écran, et j’ai été pris comme objecteur.
C’était un cinéma qui faisait des séances pour les gens du quartier, les personnes âgées et les scolaires. J’ai commencé à développer des programmes au moment où il y avait des cinéastes français novateurs comme Pascale Ferran, Mathieu Kassovitz, Laurence Ferreira-Barbosa... Comme dans n’importe quel lieu où il n’y a rien, quand vous faites quelque chose ça devient tout de suite formidable, alors que c’était juste normal d’avoir ça, dans une ville comme Mulhouse. Puis j'ai appris qu'un poste de direction d'exploitation au Star de Strasbourg se libérait, j’ai passé un entretien avec le propriétaire et je suis devenu directeur d’exploitation. Cinq ou six ans plus tard, j’ai racheté le Star, puis le Star St-Exupéry deux ans après, dans les années 2010.
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Lire l'interviewDans votre travail, comment votre engagement se manifeste-t-il ?
L’engagement, c’est de maintenir dans le centre d’une grande ville de France des grands espaces dédiés au cinéma, qui pourraient être beaucoup plus rentables avec n’importe qu’elle autre activité commerciale. Je suis locataire, maintenir ces lieux physiques demande beaucoup d’engagement, de frais, des loyers surélevés. Avec en plus tout le personnel et le professionnalisme qu’il faut pour faire tout ce que demande cette profession au niveau du cahier des charges Art et Essai. C’est un engagement de rentabilité, mais aussi physique, qui s'oppose à la dématérialisation des choses et de l’image.
Vous avez le sentiment de devoir lutter contre quoi dans votre travail ? Cette dématérialisation de l’image, par exemple ?
Avec le confinement, les plateformes, les choses sont devenues claires : il faut qu’on s’inscrive complétement en opposition au « rester chez soi », qu’on s’oppose à toute forme de consommation immédiate de l'image. On fait tout pour faire sortir les spectateurs et, une fois dans le cinéma, les faire ralentir, qu’ils n’aient pas à choisir immédiatement, sans réfléchir, mais qu’ils puissent sentir un lieu, des personnes, prendre le temps d’avoir une attirance vers un film.
Depuis la reprise des salles, il y a un besoin physique de collectif, de pouvoir être avec d’autres personnes dans un lieu. Notre travail est là, bien au-delà de la programmation. Le lien social, avec les spectateurs, la formation des plus jeunes par une ouverture vers les 15/25 ans. On ne se pose jamais la question de le faire ou de ne pas le faire, on le fait naturellement. S’adapter aussi aux nouvelles pratiques et formes de communications, proposer des jeux vidéo, des moments de rencontres... Avec l'avènement des plateformes, notre métier a encore plus de sens.
C’est intéressant, cette notion de faire ralentir les spectateurs à leur arrivée dans le cinéma. Que mettez-vous en place concrètement pour produire cet effet ?
Je pense qu’on a développé un truc assez fort au niveau du Star. On est dans une rue entre la gare et la place Kléber [la place centrale de Strasbourg, ndlr], un axe qui s’est beaucoup développé ces derniers temps. Avec l’association de la Rue du Jeu-des-Enfants, on a rendu cette ruelle piétonne. On l’a décorée, colorée. Plus de camions ni de livraisons, mais un passage où l’on peut s’arrêter. Il y a des terrasses citoyennes, on peut acheter des trucs à droite et à gauche, ou rien du tout mais quand même s’assoir. C’est un lieu où on peut flâner, en cours de végétalisation, et qui sort aussi du style des grandes avenues commerciales de Strasbourg.
Pendant la pandémie, on a fait un événement appelé « Vivement ma prochaine séance », des interviews de quarante spectateurs, à qui on demandait comment ils imaginaient leur prochaine séance de cinéma. Ça va de choses basiques à des choses très imaginatives, poétiques, à tout ce rapport dont on parlait avec les plateformes, la vitesse, le corps. Et certains jours dans l’année, on ferme le cinéma pour faire du jeu vidéo et accueillir un public beaucoup plus jeune. On a des petites salles où il fait bon déambuler, comme des petites chambres hôtels. C’est un type de lieu qui se prête bien à ça.
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Lire 'l'interviewAu cours de votre carrière, quel est le plus beau pari que vous avez fait ?
Je pense que c’est d’avoir fait des emprunts pour pouvoir racheter les salles. Ce n’est pas anodin, parier de pouvoir racheter le fonds de commerce des salles pour les pérenniser, plutôt que de les voir devenir des supermarchés, fallait y aller. C’était une période, vers 2005, où l’herbe semblait toujours plus verte ailleurs. Pas mal de salles fermaient dans le centre-ville, il fallait être là et y croire pour les pérenniser, pour maintenir le personnel, constituer une équipe et grandir avec.
Selon vous, qu’est-ce que le cinéma doit défendre ? Quel rôle peut-il tenir dans la société ?
Nos sentiments sont de plus en plus contrôlés : notre téléphone portable nous donne des orientations de tous ordres, il faut aller vite, donner des notes. Le social est omniprésent dans tout ce que je lis, dans tous les films qu’on passe, les scénarios, le cahier des charges des films. Mais le cinéma est plus fort que ça. Je pense à l’avant-première du dernier film de Céline Sciamma, Petite Maman : je me suis rendu compte à quel point ce film est réconciliateur. Il échappe à toute notion du social, il parle à tout le monde.
On pouvait le montrer à des personnes âgées comme à des enfants de 7 ans, parce qu’on a tous eu envie à un moment de construire des cabanes dans la forêt. Ça parle de nous au plus profond de nous-mêmes. Il y a de l’intelligence, mais surtout de la poésie. C’est quelque chose qu’on retrouve très peu. Dans d’autres films, on peut trouver des grands sentiments, du mélo, c’est quelque chose qu’on ne voit pas sur d’autres écrans ou dans la vie. L’épique, l’aventure sont décuplées quand ils sont dans un grand film de cinéma. C’est un medium qui utilise pleinement la palette d’émotion, il nous singularise car on est tous en train de devenir les mêmes, trop reliés à ce quotidien, au social, à ce poids qui n’est pas toujours très drôle à vivre.
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Lire l'interviewComment est-ce que vous voyez l’avenir de votre secteur ? Qu’est-ce qu’il va falloir faire pour préserver la vivacité et la diversité de l’exploitation en France ?
Il va falloir que les exploitants donnent les rênes aux plus jeunes. Un spectateur se reconnait aussi dans les personnalités qui dirigent les salles, il est important que cette équipe soit la plus vivante, la plus jeune possible, et qu’elle fasse preuve d’initiative. C’est important dans nos métiers, parce que sinon le public va encore plus vieillir. Il ne faut surtout pas avoir peur de se différencier, d’être incorrect, parfois politiquement, de penser à sa rue, à son quartier, à ce côté « pôle d’attraction » qu’on est. Les bars, les petits commerces à côté de nos salles, ont vraiment souffert pendant la crise sanitaire, aussi par ce que le cinéma n’était pas ouvert. On fait 340 000 entrées par an, on a un véritable poids commercial sur le centre-ville de Strasbourg et il faut le faire valoir autant que notre rôle culturel.