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Isabelle Adjani : « J’ai eu un passage où j’étais en guerre contre mon corps »

  • Timé Zoppé
  • 2022-06-20

Sorti en 1994, le film d’époque théâtral et sanglant « La Reine Margot » de Patrice Chéreau est diffusé lundi 2 octobre à 20h55 sur Arte. On reposte pour l’occasion notre entretien avec la reine Isabelle Adjani, qui avait obtenu son quatrième César grâce à sa performance dantesque.

Cet entretien a été publié en juin 2022.

Dans Peter von Kant, Isabelle Adjani apparait pour la première fois chez François Ozon. Elle y joue le rôle de l’ex-actrice fétiche d’un grand réalisateur, alter ego de Rainer W. Fassbinder – qui signait Les Larmes amères de Petra von Kant en 1972, dont s’inspire ici Ozon. L’adulation et l’abandon, l’actrice française les a expérimentés tout au long de sa carrière, avec François Truffaut dans le tragique L’Histoire d’Adèle H. en 1975, Andrzej Żuławski en 1981 dans le dément Possession, ou encore Bruno Nuytten dans le méta Camille Claudel en 1988. Depuis ces rôles indélébiles, l’actrice aux yeux bleus perçants et au magnétisme hors norme a pris de la distance par rapport à ce statut de muse. Dans l’intimité d’un café parisien, la star s’est longuement livrée sur son rapport à l’image. Entretien-fleuve.

Qu’est-ce qui vous a plu, dans le rôle proposé par François Ozon ?

La symbolique de l’idéal féminin adoré et détesté chez Rainer W. Fassbinder, revu et à peine corrigé par François Ozon. Et puis j’aime bien l’obsession d’un metteur en scène pour un autre. C’est drôle, parce qu’Ozon est tout le contraire de ce qu’était Fassbinder. Il y a quelque chose de mystérieux dans son engouement pour ce cinéaste, il connaît vraiment bien sa vie et sa carrière. Lui qui est si rigoureux, je me demande où, dans quelle cachette intime, il place ce chaos-là, celui de la vie et de l’œuvre de Fassbinder… François Ozon m’avait proposé plusieurs films auparavant, que j’avais refusés. Pour Peter von Kant, je me suis dit que c’était le moment. Même si mon personnage a peu de scènes, cette actrice existe même quand elle n’est pas là. Il y a cette espèce de présence, presque d’emprise sur le héros, au-dessus de son lit, de sa sexualité, de son imaginaire.

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Pourquoi n’avez-vous pas tourné plus tôt avec François Ozon ?

Je l’avais rencontré il y a très longtemps, peut-être vingt ans, mais il ne me regardait pas comme moi ; il me regardait comme une actrice d’un film de François Truffaut qui l’avait marqué, L’Histoire d’Adèle H. [qui ressort en version restaurée le 3 août, ndlr]. Il me posait beaucoup de questions sur Truffaut. Je crois qu’il se vit – à juste titre – comme un de ses héritiers. Plus récemment, on avait presque eu une engueulade, il m’avait dit : « Mais qu’est-ce que vous faites ? Pourquoi vous tournez si peu ? Pourquoi vous me refusez ? » Je lui avais répondu : « Mais parce que, votre désir, il n’exprime pas du désir. Je ne ressens pas cet élan. » Pour Peter von Kant, ça m’a semblé différent. Il m’a dit qu’en tant qu’actrice j’apportais du mystère. Je sentais qu’il avait besoin de ça dans son film et, ça, j’étais absolument prête à le lui apporter.

François Truffaut et Isabelle Adjani sur le plateau de L’Histoire d’Adèle H. (1975) (c) Bernard Prim – Collection Christophel

Vous aviez déjà joué avec Hanna Schy­gulla dans Antonieta de Carlos Saura, tourné au Mexique en 1982. Quel souvenir gardez-­vous de cette collaboration, alors que vous ne partagiez qu’une seule scène ?

J’avais revu des archives du premier film de Fassbinder, L’amour est plus froid que la mort, en 1969. Hanna Schygulla ressemblait à un personnage warholien, elle était très Edie Sedgwick [actrice et mannequin américaine, égérie d’Andy Warhol dans les années 1960, ndlr] dans son allure. Elle avait encore ça quand on avait tourné ensemble. Manque de pot, Antonieta était un vrai gâchis. Je voulais m’en aller de ce tournage, qu’un camion mexicain m’écrase ! Pourtant, le sujet du suicide de cette femme était intéressant. Je ne sais pas ce qui s’est passé chez Carlos Saura.

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C’était comment, de retrouver Hanna Schygulla sur le plateau de Peter von Kant ?

Ça a été très vite, parce que François Ozon tenait à tourner presque aussi rapidement que Fassbinder. J’avais été stupéfaite de la revoir dans le précédent film d’Ozon, Tout s’est bien passé ; en passeuse vers la mort, en plus ! [Le personnage joué par l’actrice allemande y aidait le personnage d’André Dussollier à mettre fin à ses jours, ndlr.] Sur le plateau de Peter von Kant, je dirais qu’elle était très berlinoise. Elle avait une espèce de force tranquille, comme si elle était là moins en tant qu’actrice que pour ce que ça représente, comme si elle disait : « Je sais qui je suis, je connais ma voix, la vibration de ma présence, et je permets à François Ozon de l’emprunter. » Ça donne une distance. J’ai dû m’empêcher pendant le tournage de la regarder comme une actrice qui représente tout un cinéma, une époque et une vie de société qu’on a seulement connue de façon fictionnelle. Je n’ai pas pu parler avec elle, et je pense que ça l’aurait dérangée que je lui impose un désir de conversation. Je suis restée observatrice et fan. Comme François, d’ailleurs. On accueillait une légende.

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Peter Von Kant de François Ozon (c) Carole Bethuel

Dans le film, vous jouez la muse d’un grand réalisateur. Comment vous situez-vous par rapport à ce statut ?

J’adore cette vision de la muse, qu’un metteur en scène se laisse prendre par une actrice, et de façon fidèle. C’est quelque chose que je regrette de ne pas avoir vécu comme on avait voulu le faire avec Bruno Nuytten [réalisateur et chef opérateur avec lequel Isabelle Adjani a entretenu une relation amoureuse pendant plusieurs années et avec qui elle a eu un premier fils, Barnabé, en 1979, ndlr] après Camille Claudel.

Vous l’avez tout de même été pour Bruno Nuytten sur ce film, en 1988, et pour François Truffaut sur le tournage de L’Histoire d’Adèle H., en 1975, non ?

Oui ! Mais, pour Truffaut, je ne savais pas que j’étais sa muse. Quand vous avez 19-20 ans, vous ne pouvez pas comprendre que quelqu’un vous regarde comme si vous faisiez exister son cinéma de façon qu’il pense qu’il ne pourrait pas le faire sans vous. C’est impossible de se proposer à soi-même cet état d’être. Avec Bruno, ça s’est arrêté malgré lui, malgré moi, malgré nous, parce qu’il a fait ce qui s’appelle un suicide artistique. Je crois que c’est un traumatisme définitif pour moi. On avait imaginé des portraits de femmes… mais ça ne s’est pas fait. J’ai toujours eu beaucoup de tendresse pour les couples de cinéma metteur en scène-actrice – qui sont souvent des couples dans la vie d’ailleurs, pour un temps au moins. André Téchiné s’est choisi Catherine Deneuve… je trouve ça très beau, cette espèce de confiance, même s’il y a de la défiance, cette façon d’appartenir à l’univers de l’autre, qui ne se lasse pas de vous. Il n’y a pas d’abandon.

Camille Claudel de Bruno Nuytten (1988) (c) Les Films Christian Fechner/Lilith Films I. A. – Collection Christophel

Vous allez reprendre cet été au théâtre Le Vertige Marilyn, dans lequel le metteur en scène Olivier Steiner imagine un dialogue entre vous et Marilyn Monroe en reprenant des passages de vos interviews respectives. Que représente cette actrice mythique pour vous ?

Pour moi, c’est Norma Jeane qui a réussi à s’en sortir. C’est ça qui me touche, sans misérabilisme. Il y a ce parcours de famille d’accueil, d’abus, jusqu’à l’abus sexuel… Dans sa carrière, elle s’est mise en scène en proie, sans accepter de l’être réellement. J’ai souvent dit à Olivier Steiner (et je sais que c’est horrible de dire ça) : « Heureusement qu’elle n’a pas vécu trop longtemps, parce que je crois qu’elle n’aurait pas supporté de ne plus être ce qu’elle a voulu devenir. » Je pense qu’il y a certaines actrices pour lesquelles c’est comme ça. J’ai ce sentiment pour Françoise Dorléac. Elle avait déjà brûlé sa vie alors qu’elle n’avait que 25 ans quand elle est morte. Il y avait déjà quelque chose de carbonisé par la pulsion de vie. Je pense que la dégradation par le temps, les épreuves, tout ça aurait été intolérable pour ces actrices.

Vous étiez une amie proche de l’écrivain et photographe Hervé Guibert. Il avait même écrit un scénario pour vous, Gemina, inspirée de votre vie, que vous n’avez finalement pas tourné. Qu’est-il arrivé à ce script ?

C’est drôle, parce que je suis justement en train d’essayer de remettre la main dessus, parmi mes affaires. Si je fais un film en tant que metteuse en scène, je voudrais que ça soit celui-là.

C’est quelque chose qui vous tente, la mise en scène ?

Oh oui, souvent ! Mais je n’aime pas l’idée de travailler toute seule. C’est peut-être un manque de confiance en moi… Mais j’aimerais bien « faire avec », travailler en binôme. Pour le film qu’on a fait avec Josée Dayan sur Diane de Poitiers [téléfilm dont la diffusion est prévue sur France 2 dans le courant de l’année, ndlr], elle m’a fait un très joli cadeau. On s’est donné le pari de faire un film en deux parties, bicéphale, et elle m’a laissée collaborer artistiquement à toutes les étapes. Je suis fière de ça. On avait déjà commencé ce type de collaboration avec Bruno sur Camille Claudel. Mais j’ai toujours des scrupules, parce que je n’ai pas fait La Fémis, je suis très admirative de l’expertise technique de certains et certaines. En même temps, j’avais lu une interview d’Orson Welles qui disait : « Moi, je dis juste à mon directeur de la photo ce que je veux voir. » Je me demande comment ça peut être possible. C’est l’imposture qui me fait peur.

Vous voudriez aussi jouer votre propre rôle dans Gemina ?

Non, bien sûr que non ! Ça racontait l’histoire d’une actrice qui était dans l’empêchement, qui vivait avec un directeur de la photo, et qui était persécutée par un producteur qui était lui-même l’amant d’une actrice qui vampirisait les rôles. Hervé a été témoin de tout ça. [Dans les années 1980, le patron de Gaumont, Daniel Toscan du Plantier, entretenait une liaison avec Isabelle Huppert, ce qui aurait, d’après Isabelle Adjani dans une interview à Libération en 2014, donné à Huppert le monopole des rôles intéressants de l’époque, ndlr.] Il a écrit sur ce désir de mort qui n’opère pas tel qu’il avait été organisé, même si la mort prend quand même à la fin : elle meurt assassinée au fond d’un autobus. C’est atroce.

Peter Von Kant de François Ozon (c) Carole Bethuel

Dans le roman d’Hervé Guibert, À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie (Gallimard, 1990), on comprend que votre amitié s’est étiolée quand vous êtes partie aux États-Unis, alors qu’il essayait de faire financer le film.

Oui, il ne l’a pas bien vécu. Là, il s’est un peu posé en juge. Il n’avait pas tort sur le fond, mais il a été cruel sur la forme. Mais c’est ce qui se passe dans les rapports passionnels…

C’est à ce moment-là que vous avez eu une relation avec Warren Beatty, aux États-Unis. Vous gardez quel souvenir de lui ?

On ne m’a jamais posé cette question, c’est assez déstabilisant ! (Rires.) C’était à un moment où cet homme cherchait à se marier – c’est très anglo-saxon ça, cette façon de se dire un jour : « Bon, finie ma vie de patachon, ma vie de garçon, maintenant il faut que je me pose ! » Il voulait me faire tourner. Il y a eu Ishtar [comédie d’Elaine May sortie en 1987, pour lequel Warren Beatty avait choisi Isabelle Adjani comme partenaire, ndlr], ensuite j’ai refusé Dick Tracy [adaptation de la BD éponyme réalisée et jouée par Warren Beatty, sortie en 1990, avec Madonna, ndlr]. Étrangement, c’est quelqu’un qui veut faire tourner les actrices dont il est amoureux, mais en même temps veut les empêcher de tourner.

Je me souviens que, à ce moment-là, mon ami Adrian Lyne voulait que je fasse Liaison fatale [sorti en 1988, avec Michael Douglas et Glenn Close, ndlr], et que Warren m’a convaincue de ne pas le faire. C’était typiquement le genre de relation dans laquelle vous finissez par appartenir au metteur en scène-producteur avec lequel vous vivez une histoire. C’est là que je suis revenue à moi. Je suis revenue en France, il y a eu l’histoire de la rumeur du sida, qui était complètement aberrante [la rumeur la disait atteinte de ce virus, voire morte, ce qu’elle est venue démentir au journal de TF1 de Bruno Masure le 18 janvier 1987, ndlr], et qui a été aussi le propulseur de notre volonté, à Bruno et moi, de rendre justice à une artiste, que ce soit elle ou que ce soit moi, en se mettant à préparer Camille Claudel.

En 2019, dans Les Inrocks, vous avez soutenu le témoignage d’Adèle Haenel qui accusait le réalisateur Christophe Ruggia d’attouchements et de harcèlement sexuel alors qu’elle était adolescente. Il y a eu ensuite son départ des Césars après la remise d’un prix à Roman Polanski, plusieurs fois accusé et condamné une fois pour abus sexuel sur mineures, avec qui vous aviez tourné dans Le Locataire, en 1976. Comment vous situez-vous par rapport à ce geste d’« on se lève et on se casse », comme l’a appelé Virginie Despentes par la suite ?

Je l’ai pris pour ce que c’était, un moment sans artifice. Ça ne va pas être politiquement correct de dire ça, mais c’est comme le geste de Will Smith [monté sur scène aux derniers Oscars pour gifler le présentateur Chris Rock, qui venait de faire une blague sur une maladie dont souffre l’épouse de Will Smith, Jada Pinkett, ndlr]. Je ne le prends pas mal non plus. Ce geste d’Adèle Haenel, je ne l’ai pas vécu comme une exclusion de Polanski, une mise à mort de son être artistique. Et puis, le problème de Polanski, c’est qu’il ne sait pas dire « excusez-moi ». Peut-être que c’est quelque chose qui le met en danger, qu’il a peur que ça l’annule. Ça se respecte. Le Locataire a été le premier film qu’il a fait en France, après son éviction des États-Unis. Ce projet, on sentait que c’était vraiment une expression de son cauchemar, celui qu’il vivait. En même temps, j’ai très mal vécu ce tournage. Il y a notamment une scène à l’hôpital où je me penche sur une femme dont on ne sait pas si elle est tombée par la fenêtre ou si on l’a assassinée.

C’est un moment d’émotion très fort. Sur le plateau, Roman s’est mis en concurrence avec moi. Je l’ai vu comprendre que j’avais travaillé mon état, que je m’étais préparée douloureusement pour la scène, et il retardait les choses sans cesse. Il me disait : « Qu’est-ce que tu as besoin de te mettre dans cet état-là ? » Mais ce n’était pas moi qui en avait besoin : c’était le personnage ! la situation ! Pour lui, sur la question de l’altération des états, il suffisait de se claquer un poppers sous le nez. J’étais malheureuse, terrorisée. Sven Nykvist [directeur de la photo qui a beaucoup travaillé pour Ingmar Bergman, ndlr] tentait de me réconforter sur le plateau. Pour en revenir au geste de Will Smith, je trouve ça incroyable cette façon de puritaniser absolument toute action un peu en marge, un peu punk. Parce qu’il file une claque à l’autre, on va le rayer de tout ? C’est terminé, on le déclasse définitivement ? Quel cauchemar ! Peut-être qu’il aurait mieux fait de prendre un Xanax avant d’y aller, c’est sûr. Mais bon. C’est tout à coup la vie qui surgit et fout le bordel dans tout ce cérémonial. Moi, ce geste me touche. Je préfère ça à la bonne conduite. Et Adèle, c’est la même chose, c’était comme une électrocution liée à son post-trauma.

Isabelle Adjani, Sven Nykvist et Roman Polanski (qui regarde dans la caméra) sur le plateau du Locataire (1976) (c) Bernard Prim – Collection Christophel

Adèle Haenel vient justement de déclarer dans le journal italien Il manifesto que, à l’exception de Céline Sciamma, elle ne voulait plus tourner qu’avec des jeunes réalisateurs. C’est quelque chose qui vous parle, cet engagement par la sélectivité des rôles ?

Je trouve ça super, parce que ça vient défoncer la notion de carrière. Je n’ai jamais aimé cet établissement des choses. En général, on ne comprend pas pourquoi une actrice n’a pas tourné avec machin. « Et sa carrière américaine, pourquoi ça n’a pas pris ? » Bin mon vieux, parce que ça n’allait pas dans ma vie ; parce que j’étais désespérée ; parce que ce n’était pas possible ; parce que mes parents étaient en train de mourir ; parce que mon frère était toxico et que je m’en occupais ! C’est tout, c’est comme ça. Ça m’appartient, je n’appartiens au désir de personne. Il faut désintoxiquer la norme. Quand je lis ou que j’entends ce qu’a déclaré Adèle, ça me soulage. Je me dis : « Pas besoin de prendre de la chimie ! » C’est comme l’homéostasie, c’est le corps qui se répare tout seul. C’est l’impression de réparer ce qu’a produit la carrière imposée par l’imaginaire des autres, par leur attente.

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Vous avez bâti la première partie de votre carrière sur des rôles de femmes intenses, torturées, qui sombrent souvent dans la paranoïa voire la folie (Mortelle randonnée, Possession, Camille Claudel…). Depuis quelques années, vous avez opté pour des rôles plus lumineux, parfois comiques (Le monde est à toi, un épisode de la série Dix pour cent…). Ce basculement, c’était conscient ?

Oui. En même temps, entre les deux, il y a eu un passage où j’étais en guerre avec mon corps. Il ne pouvait plus exister au cinéma pour exprimer un féminin attirant. C’était un moment de souffrance. Je crois que j’ai fait un rejet saboteur des rôles que j’aurais pu faire, comme si je disais : « Ne venez plus me donner des choses, je ne sais pas pourquoi je ne veux plus les faire mais je ne peux pas ! Regardez comment je suis, vous ne pouvez pas m’utiliser comme ça. » Ce qu’on ne pouvait plus utiliser de façon cinégéniquement aphrodisiaque, je l’ai utilisé pour faire oublier justement cette image, et pour me mettre au service d’autre chose. Comme avec La Journée de la jupe [de Jean-Paul Lilienfeld, 2009, dans lequel elle incarnait une prof de collège au bord de la dépression nerveuse qui prenait sa classe en otage, ndlr] et avec Carole Matthieu [de Louis-Julien Petit, 2016, où elle campait une médecin du travail tentant d’alerter sa hiérarchie sur les techniques managériales écrasantes, ndlr]. Ça me soulage de voir des jeunes femmes ne pas passer par cette autodestruction pour dire ce qu’elles veulent et ce qu’elles ne veulent pas. Moi, je ne suis pas d’une génération qui me permettait de le faire facilement.

Qu’est-ce qui vous a guidée vers cette façon de réfléchir à votre image ?

La psychanalyse est passée par là ! J’ai commencé le jour où je me suis dit « je vais mourir », il y a une bonne vingtaine d’années. Ça a été essentiel. D’ailleurs, il faut que j’invite mon ancien psy à voir Le Vertige Marilyn, parce que c’est une pièce qui est faite pour les psychanalystes. Dans le film de Nicolas Bedos [Mascarade, présenté hors Compétition à Cannes cette année et en salles le 1er novembre, ndlr], c’est un peu ça aussi. Je joue une actrice, comme dans le film de François Ozon, mais cette fois vraiment odieuse. J’espère que c’est drôle tellement elle est infecte.

En 2007, Florence Foresti vous avait parodiée dans l’émission On n’est pas couché. Comment vous l’aviez vécu ?

Très bien, j’avais adoré ! Florence est extraordinaire. Je jouais Marie Stuart au théâtre à ce moment-là, je me souviens qu’une femme était venue dans ma loge après une représentation et m’avait dit : « Oh, quand même, Florence Foresti exagère ! » Je lui avais répondu : « Vous voulez rire ? C’est merveilleux, quelqu’un qui vous aime et qui l’exprime avec un humour si bienveillant ! » J’étais morte de rire. Ils étaient arrivés à lui faire un costume identique au mien, en plus.

En 2018, vous annonciez aux Inrocks que vous alliez tourner dans un film de Virgi­nie Despentes l’année suivante, portant sur un épisode de la vie de Maurice Utrillo et de sa mère, Suzanne Valadon. Où en est ce projet ?

Virginie l’a coécrit avec Santiago Amigorena. Il était envisagé qu’elle le mette en scène avant de se rendre compte que ce n’était pas pour elle. On attend la bonne personne, mais on va le faire ! C’est un trio infernal, avec cette mère et son fils, tous deux peintres, et leurs rapports avec André Utter, l’homme qui vendait leurs tableaux. Suzanne s’est mariée avec Utter, qui avait vingt ans de moins qu’elle et était le meilleur ami – pour ne pas dire l’« amant » – de Maurice, tout simplement parce qu’elle ne voulait pas être séparée de son fils. Donc… ça envoie du bois ! Il va falloir être en forme pour tourner ça… D’ailleurs, comme disait Catherine Deneuve : « Même pour jouer la fatigue, il faut être en forme. »

Votre compte Instagram est très vivant, on peut voir des selfies de vous avec le chanteur Eddy de Pretto, des petits textes inédits, des vidéos drôles sur le tournage de Diane de Poitiers… Qu’est-ce qui vous plait, dans la mise en scène de soi sur les réseaux ?

Alors, la mise en scène de soi, non ! Je parlerais plutôt de mise en existence de ce qui peut toucher ou plaire ou avoir un sens. Mais c’est dangereux pour les personnes sujettes à la dysmorphie, à la remise en question de son identité, ce phénomène qui touche surtout les ados. Comme j’ai dit récemment à mon plus jeune fils [Gabriel-Kane Day-Lewis, né en 1995 de sa relation avec l’acteur Daniel Day-Lewis, ndlr] : tout ce qui te met en valeur de cette façon-là, avec cet artefact-là, peut tuer. Il a enfin réussi à modérer – j’espère que ça sera pérenne – cette façon de se mettre en scène. C’est comme une libido de la vie qui arrive, et puis ça finit en priapisme. Ça, ça me fait complètement flipper. Après, il y a des gens qui font des choses incroyables. Je viens de voir une petite vidéo, des scènes de mes films montées par un ou une fan, ça s’appelle « Tribute to Isabelle Adjani », je n’en revenais pas. Ça m’a permis de me dire : « J’ai fait tout ça ? Bin c’est pas mal, hein… » Ça m’a fait très plaisir. Certaines personnes, sur les réseaux, de temps en temps, sortent une photo de vous dont vous ne vous souvenez pas, et ça me touche. Ce n’est pas obscène, quoi.

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