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Ann Sirot et Raphaël Balboni : « Le couple est une forme d’énigme »

  • Marilou Duponchel
  • 2023-10-26

Avec « Le Syndrome des amours passées », Ann Sirot et Raphaël Balboni réalisent une comédie romantique sur le couple hétérosexuel qui démantèle avec malice et tendresse toutes ses certitudes normatives. Pour leur deuxième long métrage, le binôme belge et couple à la ville déconstruit pour rebâtir une nouvelle conception de l’amour, de la conjugalité et de la famille dans un film aussi drôle que mélancolique.

Comment travaillez-vous à deux ?

Ann Sirot : Nous n’avons pas de postes définis. Chez nous, l’écriture et la réalisation se mélangent de plus en plus. On écrit puis, assez tôt dans le processus, les premières répétitions avec les acteurs commencent. À partir de là, on fait déjà des choix de mise en scène par petites touches. On n’attend pas d’avoir complètement bouclé l’écriture du scénario pour entrer dans ces questionnements. On filme et on monte nos répétitions pour élaborer une forme de maquette, de brouillon du film.

Raphaël Balboni : Oui, c’est à ce moment-là qu’on travaille sur la mise en scène, le découpage… On s’immerge dans les décors, on essaye plusieurs axes, puisqu’on travaille toujours dans une orientation précise pour chaque scène. On voit si ça fonctionne, si c’est convaincant. Il nous arrive de changer d’avis pendant les répétitions.

Cette méthode de fabrication se ressent dans le film, notamment dans l’emploi heurté de la parole, dans ce mouvement de recherche un peu laborieux que produisent certains échanges entre les personnages. Il y a une sensation de spontanéité et d’expérimentation.

A.S. : Oui, on fonctionne comme ça. L’objectif de ces répétitions, de cette maquette, c’est de ne pas avoir à fixer le texte des acteurs. Ils savent très bien ce qu’ils ont à faire, ils ont répété, ils connaissent les situations, les scènes, mais le but c'est que l'on soit tous suffisamment prêts pour pouvoir vivre le tournage sans qu’ils n’aient à suivre le texte ligne par ligne. Quand la prise démarre, on ne sait pas exactement combien de temps elle va durer, quelle courbe elle va prendre.

R.B. : Les prises durent parfois dix, quinze minutes, ça peut être très long. C’est avec notre court Lucha Libre, qui est un film basé sur des rounds de conflits conjugaux, qu’on a vraiment mis en place ce dispositif de travail, avec notamment l’utilisation du jump cup [enchaînement de deux plans cadrés de manière quasi-similaire mais dont la composition d’image change et donne la sensation de saut, de coupe franche, ndlr].

 

Le couple au cinéma est presque un genre en soi. Est-ce que vous avez déjà ressenti une certaine appréhension face à cet immense corpus ?

 

A.S. : Faire un film nous prend beaucoup de temps. J’ai l’impression qu’il y a énormément de choses qui restent en hors champ pour nous. On n’est pas spécialement intimidés car on ne regarde pas tant que ça autour. On est cinéphiles bien sûr, on va voir beaucoup de choses, mais surtout du spectacle vivant qui est l’une de nos principales sources d’inspiration. Nos films s’inscrivent dans un ensemble qui existe mais on ne se compare pas beaucoup. D’ailleurs, nos références sont multiples, elles vont de Miranda July à Aki Kaurismäki.  

R.B. : Hibernatus aussi [comédie d’Édouard Molinaro, avec Louis de Funès, sortie en 1969, ndlr].

A.S. : Oui c'est l'une des références les plus fortes. Il y a eu une période en France où la comédie avait bonne presse avec de Funès, Bourvil, Pierre Richard. Aujourd’hui, c'est un peu plus compliqué, elle s’est marginalisée. On veut pouvoir faire de la comédie qui soit prise au sérieux par le plus grand nombre.

R.B. : On s’est aussi beaucoup inspiré de Jimmy DeSana, qui est un photographe américain [et underground, ndlr] des années 1970-1980. Il y a d’autres artistes et plasticiens qui ont été importants comme Simon Loiseau dont a reproduit l’installation pour la chambre à air. Ou encore Valentine Schlegel, qui fait des installations d’art contemporain blanches, en courbes, et dont on s’inspire pour le tableau des ex. C’est Julien Dubourg, le chef déco, qui est venu avec cette référence et qui nous a aussi montré le clip du titre « De mon âme à ton âme » de KOMPROMAT, dans lequel joue Adèle Haenel, et qui reprend L’Enfer de Clouzot. Pina Bausch est aussi centrale.

Dans Une vie démente comme dans Le Syndrome…, vos personnages font face à des énigmes qu’ils doivent résoudre. Est-ce que votre pratique de cinéaste est liée à cette recherche ? 

A.S. : Oui, je pense qu'il y a quelque chose de l'ordre de l'énigme. Le couple, c'est une forme d’énigme, tu ne cesses d’y réfléchir. C’est à la fois l'endroit de l’intime, de la confidence et en même temps c'est une relation qui est tellement contrôlée, tellement sociale, c’est un terrain miné, un endroit très politique. Il y a plein, plein de choses à en dire. 

R.B. : Notre manière de travailler consiste à chercher, fouiller, triturer. Je pense par exemple à cette scène où Sandra [jouée par Lucie Debay, elle est en couple avec Rémi, ndlr] revient de chez sa sœur qui vient de lui apprendre qu’elle était enceinte. Rémi [interprété par Lazare Gousseau, ndlr] est en train de nettoyer la salle de bain. Cette scène, on l'a répétée plusieurs fois, il y avait beaucoup de texte. Sandra arrive, elle est mal, mais ils ne se disent rien. Ce silence est chargé de tout ce travail de recherche, de tout ce qu’on a essayé avant, de tout ce que les acteurs ont proposé. C’est ce qui nous plaît.

C’est un film qui aborde aussi le polyamour, dans une forme d’euphorie qui se cogne ensuite à une désillusion sur sa difficulté. C’était important qu’il y ait cette bascule ?

A.S. : Oui, on aurait trouvé malhonnête de ne pas rendre justice à la rudesse de la difficulté amoureuse. Il n’y a pas d’enjeu de mort, certes, mais ça peut bien nous mettre à terre de sentir que son amoureux regarde ailleurs, de sentir que soi-même, on est troublé par quelqu’un d’autre. Ce sont des choses très complexes, dures, qui peuvent nous mettre dans des endroits mentaux très sombres. On n’était pas à l’aise avec l’idée de considérer une partie de la population comme super libre, ouverte, et une autre super coincée. On ne voulait pas de ce clivage. C’est une vraie aventure, avec des moments qui fonctionnent très bien et d’autres très mal. On voulait rendre justice à la complexité de l’expérience.

Votre tendance à l’artifice, c’est une manière pour vous d’échapper au naturalisme ?

A.S. : Oui, et il y a plein d’exemples où le public est au courant des ficelles. Quand on voit Catherine Deneuve jouer Bernadette Chirac [dans le faux biopic de Léa Domenach, toujours en salles, ndlr], on sait très bien que ce n’est pas elle ,mais c’est ce qui nous amuse. Le fait même de prendre un acteur ou une actrice connu-e défie le naturalisme. Un film est aussi une histoire de connivence avec le public, on fait une mise en scène apparente, accessible et il rit avec nous de nos choix. Montrer les ficelles permet de créer un rythme, une dynamique, c’est le propre de la comédie.

Pourquoi préférez-vous filmer la sensualité, l’érotisme, plutôt que la sexualité ?

A.S. : Quand on fait un film, on est quand même tributaires de tout ce qui était là avant nous. Par exemple, dans Une vie démente, il s’agissait d’art contemporain. Sauf que, traditionnellement, le cinéma se moque de l’art contemporain, c’est difficile de s’en défaire. La sexualité, malheureusement est une dimension de la vie qui est taboue, donc moquée. Quand on rit du sexe, c’est toujours pour salir la sexualité. Ce qui parle dans ces moments-là, c’est notre honte fondamentale du sexe. On ne voulait pas de ça, on voulait pouvoir rire mais pas rire de la sexualité.

R.B. : On voulait qu’il y ait un aspect ludique. Quand on est dans cette chambre qui se gonfle, il y a un aspect d’érection et en même temps, c’est marrant de voir ces corps dans ces conditions-là. On ne se retrouvait pas non plus dans la manière dont est souvent représentée la sexualité qui nous met dans une position de voyeur.

Une vie démente parlait de couple et de deuil. Est-ce que d’une certaine façon faire revenir tous ses ex comme des fantômes, les chérir une dernière fois, ce n’est pas aussi faire un deuil ?

A.S. : Je ne pense pas que les personnages fassent le deuil de grand-chose. Je pense plutôt qu’ils sont dans une vie un peu plus libre, un peu plus ouverte, avec plus d’espaces pour dialoguer. J’espère même que leur passé existera plus dans leur présent aujourd’hui. Je souhaite aux deux personnages d’avoir fait la paix avec leur passé affectif. Revoir des gens du passé nous ramène à nous même à cette époque, au long trajet qu’on a fait. Il y a peut-être cela dans la mélancolie.

R.B. : Chez Rémi, il y a même une forme de réconciliation. Mais la mélancolie est là. Les moments où les acteurs sont seuls face à leur tableau d’exs sont des moments mélancoliques. Comme il y a quelque chose du même ordre dans la manière dont Sandra perçoit le trajet de Rémi, qui part droit dans le mur avec cette nouvelle virilité.

A.S. : Il prend confiance, il embellit et en même temps il tombe dans un panneau viriliste. Tout d’un coup, il se sent mieux parce qu’il se normalise, c’est ça qui est terrible. La norme c’est la tranquillité, c’est plus facile et confort de ressembler à ce qu’on attend de toi.

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