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PORTRAIT – Miranda July : « J’essaye d’être là où on ne m’attend pas »

  • Timé Zoppé
  • 2020-09-29

Méconnue en France, l’Américaine Miranda July est une grande figure du féminisme et de l’art dans son pays. Écrivaine, actrice, performeuse et cinéaste – révélée avec Moi, toi et tous les autres, Caméra d’or à Cannes en 2005 –, elle sort ce mois-ci Kajillionaire, fable sociale drôle et sensible sur une famille d’arnaqueurs repliée sur elle-même dont la fille adulte (Evan Rachel Wood) tente de dépasser ses problèmes de confiance et sa peur du contact physique. Une question – comment connecter les êtres humains entre eux ? – qui innerve tout le travail de la géniale quadra.

Quand on découvre, par l’intermédiaire de l’application Zoom, début août, ses grands yeux clairs et ronds au milieu d’un visage impassible, ses cheveux courts bouclés et son teint d’albâtre, on trouve à Miranda July un air du mime Marceau. Comme chez les clowns, on saisit que derrière ses traits difficiles à déchiffrer se cache une vive tristesse. Celle d’être confinée depuis des mois dans sa maison de Los Angeles où elle vit avec son époux, le réalisateur Mike Mills, et leur enfant de 8 ans, et de ne pas pouvoir venir présenter en France son nouveau film, Kajillionaire, à cause de l’épidémie due au coronavirus, particulièrement virulente en Californie. « J’ai tout ce dont j’ai besoin, mais je crois que je perds un peu la raison », finit-elle par lâcher.

C’est que son processus naturel a été enrayé. « J’ai passé des années assise dans cette maison à écrire en solitaire, avec la croyance que je devais abattre une tonne de travail pour gagner le droit de sortir et de me connecter aux autres. C’est ce qui devait arriver avec la sortie du film, mais je suis obligée de rester ici… donc je me suis mise à écrire un nouveau livre. » Elle qui mène toutes ses carrières de front a publié son premier ouvrage, Un bref instant de romantisme, en 2007. Elle en a entrepris la rédaction après que son premier long métrage, Moi, toi et tous les autres, a décroché la Caméra d’or et le prix de la Semaine de la critique à Cannes en 2005. « C’était une façon très calculée de contrecarrer la pression qui pesait sur moi pour mon deuxième film. J’essaye d’être là où on ne m’attend pas quand je commence à sentir trop de pression dans une discipline. » Une stratégie qui semble autant tenir de la lutte contre la peur de l’échec que de celle du vide.

Rencontre du 3e type

Les personnages de ses œuvres sont souvent de grands angoissés. L’original et revigorant Kajillionaire pointe avec un humour caustique comment un couple rongé par le capitalisme, qui multiplie les combines foireuses et redoute qu’advienne un séisme apocalyptique à L.A., a traumatisé sa fille, Old Dolio, prénommée ainsi en hommage à leur idole, un vieux SDF qui a fait fortune. Celle-ci est incapable de supporter le contact physique. La route semée d’arnaques de la curieuse famille croise celle d’une belle inconnue enjouée (l’excellente Gina Rodriguez, de la série Jane the Virgin). C’est là que les curseurs d’Old Dolio – une Evan Rachel Wood aux cheveux interminables et aux fringues extralarges lui donnant l’allure du cousin Machin de La Famille Addams – s’affolent : ses perspectives s’ouvrent, c’est peut-être le séisme tant attendu.

On sent aussi chez Miranda July une certaine anxiété face au monde, mêlée d’une irrésistible envie d’y expérimenter plein de choses. Alors que sa réserve suggère un caractère timide, elle nous affirme que ses proches la décriraient plutôt comme intense. « Je suis à l’aise devant mille personnes ou une seule, mais pas trop entre ces deux échelles. » Sa vie d’artiste a d’ailleurs démarré sur un tête-à-tête extraordinaire : au lycée, pendant deux ans, elle a entretenu une correspondance avec un détenu écroué pour meurtre. « C’est devenu émotionnellement trop écrasant, ce qui m’a poussé à en faire une pièce de théâtre et à trouver quelqu’un pour jouer mon rôle. » Sa vocation s’est tracée naturellement : élevée dans la banlieue de San Francisco par des parents écrivains, elle déménage à Portland dans la vingtaine et s’imprègne de la scène Riot Grrrl, légendaire mouvement féministe radical qui prône le do it yourself.

Vivant de petits boulots difficiles, comme serveuse ou stripteaseuse, elle fait des courts métrages, des performances, lance un fanzine, un groupe punk exclusivement féminin, mais aussi un concept inédit, baptisé Joanie 4 Jackie : des compilations de films courts de réalisatrices envoyées par la poste aux abonnés pour pallier à l’invisibilité des femmes cinéastes et créer un réseau. « J’ai fait ça pendant dix ans, jusqu’à mon premier long. J’étais immergée depuis si longtemps dans les films faits par des femmes que c’est seulement quand j’ai fait mon deuxième film, The Future, que j’ai déchanté : je me suis soudain rendue compte à quel point j’étais seule. Je n’avais pas réglé le problème à plus grande échelle. »

Mise en réseau

Au fil des ans, elle a heureusement vu la situation évoluer. « J’ai maintenant des amies proches qui sont réalisatrices et avec qui je peux parler boulot, comme Lena Dunham. Pour moi, ça change tout. » Elle rappelle aussi l’importance de la révolution #MeToo. « Lors de mes premières performances, quand je parlais de vécus féminins, des membres du public m’interpellaient, me criaient dessus parfois. Même s’il y a des gens qui cherchent maintenant à être perçus comme respectueux sans l’être profondément, ça me va. Je me sens quand même plus en sécurité, car certains comportements ne sont plus acceptés. »

Grande exploratrice des notions d’intimité et de limites sociales, Miranda July s’intéresse aussi de près à la manière dont les relations humaines sont influencées par l’évolution des technologies. Notamment dans Moi, toi…, dans lequel un enfant noue anonymement, par chat, un lien intime troublant avec une adulte. Ou en 2014, quand elle a créé une application éphémère, Somebody, qui permettait aux utilisateurs de rédiger des messages et de les faire délivrer oralement par un autre usager situé à proximité du destinataire, redonnant littéralement corps à la communication virtuelle.

« On a fabriqué toutes ces technologies, donc il y a forcément de nous dedans, analyse l’artiste. Elles facilitent certaines connexions, mais nous déconnectent aussi de nous-même. » Loin de condamner la communication virtuelle, l’ensemble de l’œuvre de Miranda July semble tout de même plaider pour une reconnexion physique entre les êtres. Comme un remède miraculeux pour guérir des traumas dus à la violence du monde moderne.

Kajillionaire de Miranda July, Apollo Films (1 h 45), sortie le 30 septembre
Images : Copyright 2020 Focus Features LLC

Trois œuvres de Miranda July

Learning to Love You More : Entre 2002 et 2009, 8 000 inconnus ont répondu à des « missions » (« Écrivez le coup de téléphone que vous aimeriez recevoir », « Enregistrez le son qui vous garde éveillé(e) »…) données par Miranda July et l’artiste Harrell Fletcher. Les œuvres (vidéos, photos, textes) envoyées sont visibles en ligne.

We Think Alone : Elle crée cette newsletter en 2013. Au fil des vingt semaines suivantes, les inscrits reçoivent d’anciens mails de personnalités comme Kirsten Dunst ou Lena Dunham, isolés de l’échange originel. En résulte un étrange sentiment d’intimité avec celles-ci, alors que le sens de leurs messages nous échappe.

New Society : Dans cette performance, créée en mars 2015 à San Francisco, Miranda July invite le public à participer à la création d’une société nouvelle, hymne et drapeau compris, dans un récit qui s’étale sur vingt ans. Elle demande aux participants de ne pas dévoiler les détails du show pour que les spectateurs suivants aient aussi l’effet de surprise.

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