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Amandine Gay

  • Timé Zoppé
  • 2021-06-10

Après son vibrant "Ouvrir la voix" (2017) sur les expériences de femmes noires en France, Amandine Gay signe "Une histoire à soi", documentaire tout aussi frondeur qui explore la question de l'adoption internationale en France. Subtil maillage d'images d'archives familiales et de récits, en voix off, de cinq personnes adoptées, le film, qui sort le 23 juin, déploie une émotion et un réseau de questions vertigineux et nécessaires. Rencontre avec la passionnante cinéaste.

Une histoire à soi est construit à l’opposé d’Ouvrir la voix, qui était composé d'entretiens face caméra. Qu'est ce qui t'a donné envie, cette fois-ci, de faire un film d'archives reposant uniquement sur des voix off ?

J'essaye à chaque fois de trouver une forme qui fait écho à au moins un des thèmes centraux du film. Celui d'Ouvrir la voix, c'est la réappropriation de la narration par les femmes noires. Celui d'Une histoire à soi, en tout cas un des enjeux centraux dans la vie des personnes adoptées, c'est l'accès à ses informations, à son dossier, à ses archives.

L'idée, c'est de prendre une forme et de la pousser à bout. Dans les deux cas, ce sont des formes documentaires plutôt méprisées, notamment parce qu'elles sont beaucoup utilisées à la télévision, et qui ont un certain nombre de scories. Je pense à la voix off hyper didactique, écrite en amont, des films d'archives. Il fallait rendre la forme plus cinématographique. La voix-off d'Une histoire à soi, ce sont les entretiens et les récits de vie des personnes adoptées. On les a fait se répondre pour créer une narration à partir de ces cinq récits de vie.

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« Ce n'est pas toujours aussi dramatique, mais on a tendance à oublier que pour qu'une famille puisse se constituer, il a fallu qu'une autre soit détruite ailleurs. »

Parmi ces témoignages retenus, lequel t'émeut particulièrement ?

Niyongira, c'est sûr. C'est celui qui a eu l'histoire la plus difficile, c'est dur de ne pas être ému en l'écoutant. Son témoignage est peut être le plus politique parce que son histoire de souffrance et de déplacement est liée à l'histoire coloniale française. L'Etat français est seulement en train de reconnaître son implication dans ce qui s'est passé au Rwanda avec le génocide des Tutsis. Le paradoxe, c'est qu'il a, d'une certaine façon, été concrètement sauvé parce qu'il a été adopté en France. Sinon, il aurait été assassiné comme une bonne partie de sa famille. De l'autre côté, il n'y aurait pas eu le génocide de sa famille si la France n'avait pas eu le rôle qu'elle a eu au Rwanda.

Donc, je trouve que si on veut politiser l'adoption, il n'y a pas vraiment d'histoire qui synthétise mieux la catastrophe que c'est et les conditions dans lesquelles sont séparées les premières familles et leurs enfants. Alors, ce n'est pas toujours aussi dramatique, mais on a quand même tendance à oublier que pour qu'une famille puisse se constituer, il a fallu qu'une autre soit détruite ailleurs. Et c’est ça qui me touche en tant qu’adoptée, en tant que Noire, en tant que descendante de l'histoire coloniale esclavagiste.

Amandine Gay, une voix qui porte

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Les résonances avec ta propre histoire, c'est quelque chose que tu as cherché, à l'écriture ou au montage?

C'est vraiment une synthèse de mes années de recherches sur la question, le fruit de mon parcours personnel. Mais moi, je ne suis pas adoptée à l’international. Il y a quand même un certain nombre d'enjeux dans le film qui ne sont pas liés à mon histoire personnelle, mais qui sont, je trouve, très utiles quand on veut politiser l'adoption.

Ce qui m'intéresse avec le film, c'est la possibilité d'être un peu déplacée, justement parce que je fais un travail par ailleurs théorique et pédagogique, je donne des conférences sur le sujet, donc j'ai déjà un certain nombre d'opinions très fixées sur l'adoption. Ça m'intéresse de voir des personnes qui ont vécu les choses complètement différemment. Je pense par exemple à Anne-Charlotte : l'expérience d'une personne blanche qui a été adoptée à l'internationale, il faut que quelqu'un me la raconte, ce n'est pas quelque chose que je connais. Et puis celle d'une personne qui a été retrouvée par son père de naissance - ça aussi c'est quelque chose qui est relativement rare, mais qui arrive. Et qu'est ce que ça fait d'être retrouvé quand ce n'est pas votre démarche ?

Cette question-là, par contre, ça fait peut-être écho à mes propres questionnements sur la question de l’agentivité [terme désignant, en sciences sociales et en philosophie, la faculté d'action d'un être, ndlr]. Quand on est une personne adoptée, très souvent, ce n'est pas nous qui décidons. Ce sentiment qu'on n'a pas vraiment prise sur son histoire, c'est quelque chose qui me traverse. On retrouve des questionnements un peu métaphysiques, généraux, qui sont propres à mon parcours et à celui de plein de personnes adoptées, mais je ne vais pas chercher à résoudre des questions personnelles dans la mise en scène.

Tu viens d'écrire un livre sur ta propre histoire d’adoptée, tu peux nous en parler ?

Pour Ouvrir la voix, j’avais déjà beaucoup parlé en mon nom propre. Ça faisait huit ans que je brassais les questions coloniales, esclavagistes et l'histoire des Noirs en France, en particulier la place des femmes noires. Même avant de faire le film, il y avait mon blog, mes prises de parole dans l'espace public, j'écrivais dans Slate... Et puis je cherche toujours une forme d'équilibre dans le rapport entre réalisatrice et participantes. Pour Ouvrir la voix, je m'étais autant mise à nu que les personnes qui étaient dans le film, je ne leur ai pas demandé de choses que je n'avais pas déjà raconté sur moi dans l'espace public.

Sur l'adoption, c'est vrai que j'ai fait beaucoup de travail pédagogique et militant, mais je n'ai pas pu jusqu'ici beaucoup parlé de moi. Puisque je fais un film, je demande aux gens de me donner leurs archives familiales et de raconter leur vie, c'était la moindre des choses que je le fasse moi aussi. C'est l'idée de cette autobiographie, qui paraîtra le 23 septembre aux éditions La Découverte. C'est plus facile pour moi de parler de moi sur ces questions-là à l'écrit.

Pourquoi ce sujet de l'adoption, en particulier dans les pays occidentaux de personnes issues d'autres cultures, semble-t-il tabou ?

Ce n’est pas tout à fait tabou. Jusqu'à un passé assez récent, le traitement médiatique de l'adoption a été très centré sur les questions soit morale, soit émotionnelle. Ça réduit le « faire famille » à l'amour. Après, ce n'est pas un sujet propre à l’adoption : dans la société en général, c'est encore très compliqué de comprendre la famille comme un sujet politique, parce que tout ce qui a trait à l'intime, c'est difficile de le politiser. Les féministes ont réussi, par exemple, à le faire sur la question des violences intrafamiliales et particulièrement sur les violences contre les femmes.

Ce qui se dessine aussi, avec le film et le livre, et c'est mon centre d'intérêt depuis ces quatre dernières années, c'est la justice reproductive et la place des enfants. C'est un groupe social qui n'a aucun droits civiques, qui n'a quasiment pas le droit de s'exprimer dans l'espace public. Qui n'est pas reconnu finalement comme des êtres humains à part entière. On pourrait complètement demander à toutes les personnes qui peuvent être adoptées leur avis et leur consentement. A partir de 7 ou 8 ans, c'est possible. 

Ensuite, la question, c'est qui a accès à la parole. Pendant très longtemps, le discours sur l'adoption a été porté par toute la constellation de l'adoption - les parents adoptants, les professionnels de l'adoption, les agences, les instances publiques -, sauf les familles de naissance et les enfants. Toutes ces personnes tenaient un discours centré sur les candidats et les parents adoptants, un discours sur le désir d'enfant, sur le besoin. Alors que le parcours du combattant, c'est aussi celui des adoptés, qui sont devenus, dans les années 1990-2000, des adultes en mesure de se raconter sans la médiation des médias mainstream, car ça a coïncidé avec l'arrivée d'internet. C'est là que l'adoption à l'international a commencé à être politisée.

Dans le film, on constate le déni de certains parents blancs adoptants qui ne parlent jamais du fait que leur enfant adopté est non-blanc. Qu'est ce qui pourrait faire évoluer ça ?

Je pense que le problème principal, c'est justement ce qui est tabou ici : la race comme construction sociale, comme phénomène opérant dans la vie des personnes racisées. J'en profite pour rappeler que la racisation est le processus par lequel on est assigné à une catégorie raciale en fonction de son apparence physique, et que cette assignation va déterminer notre expérience quotidienne - par exemple, un homme noir va être contrôlé 6 à 8 fois plus par la police qu'un homme blanc.

La race est opérante comme construction sociale, historique et économiques, parce qu'elle a des effets très concrets au quotidien. Si on n'a pas fait le travail d'expliquer ces concepts-là et de les transmettre dans l'ensemble de la société, on a un gros souci quand des parents blancs adoptent des enfants non blancs.

Moi, j'ai grandi dans une famille où la question raciale n'était pas un tabou, avec des parents qui avaient bien conscience que moi et mon frère, on était noirs. Les fréquentations de personnes noires étaient encouragées, mes parents ont fait en sorte qu'on ait des adultes noirs autour de nous auxquels on pouvait se référer. Ils m’ont emmenée en Guadeloupe quand j'avais 13 ans pour être dans un espace majoritairement noir. Je suis partie sans eux à Washington DC, dans la famille d'une de mes amies dont le père était afro-américain, quand j'avais 13 ou 14 ans. Je pense que ce type de démarche devrait être la base dans le parcours des personnes transraciales.

« Je pense que le film est un bon socle pour lancer un certain nombre de conversations autour du "faire famille"»

Avec Une histoire soi, qu’est ce que tu voudrais faire changer dans la façon dont se déroulent les adoptions internationales ?

Si déjà, je peux contribuer à rompre l'isolement et donner la conscience à certaines personnes que ce qui leur arrive n'est pas un phénomène isolé, mais une question politique et systémique, c’est déjà bien. Je pense que le film est un bon socle pour lancer un certain nombre de conversations autour du « faire famille ». Il a quelque chose de très universel, justement parce qu'on est en plein débat sur l'ouverture de la PMA aux femmes seules, aux couples de lesbiennes, etc.

Est-ce qu'un enfant peut avoir quatre parents? En fait, il y a déjà plein de personnes dans la société qui ont trois ou quatre parents. Il faut juste venir parler avec nous. Si j'ai une ambition, c'est repenser la famille et le statut des enfants. Les enfants sont des petites personnes. Ce ne sont pas des idiotes et des idiots. Il faudrait les écouter et les respecter, s'inquiéter de leur consentement.

Tu aimerais explorer d'autres formes documentaires, d'autres sujets ?

Je pense surtout qu'on va arrêter le documentaire pour un temps ! Là, j'ai envie de faire de la fiction, de m'amuser un peu. Je sors de deux gros sujets intenses... C’est aussi que le contexte n'a pas été facile pour les personnes noires ces dernières années. Bon, c'est jamais facile, mais l'année dernière, entre la pandémie, George Floyd... Là, j'ai envie de légèreté, de douceur, de musique. D'abord des vacances après cette énorme tournée qui se profile entre le film et le livre. Et ensuite, ce sera l'écriture d'une comédie romantique. Une histoire d'amour entre deux profs dans un lycée professionnel en France.

Une histoire à soi d'Amandine Gay (Les Films du Losange, 1h40), sortie le 23 juin

Portrait : Paloma Pineda pour TROISCOULEURS

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