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Nuit et cinéma : histoires de soirs

  • Renan Cros
  • 2023-07-17

[DANS LA FÊTE] Le cinéma a toujours filmé la fête. Peut-être parce qu’il vient de là, des cris des fêtes foraines et de la musique des bals populaires. De la danse serpentine de Loïe Fuller captée par les opérateurs Lumière jusqu’au voguing furieux du « Climax » de Gaspar Noé en passant par les boîtes de jazz clandestines du Hollywood de la prohibition, les corps, la danse, la transe, la musique et tout ce que peut cacher la nuit traversent l’histoire du cinéma.

Cet article fait partie du dossier DANS LA FÊTE, publié dans le magazine n°199. Retrouvez tous les autres en suivant ce lien.

Art forain, le cinéma a très tôt trouvé dans la fête un moyen de filmer du spectacle. Des corps qui dansent, qui s’enivrent et s’amusent, voilà le sujet de quelques vues Lumière. La virtuosité des danseuses de cabaret qui font tourner leurs robes, quelques instants d’un bal populaire en Espagne, une farandole dans une fête paysanne, tout est prétexte à simplement filmer la fête pour ce qu’elle est, le rapprochement joyeux des corps. Même chose de l’autre côté de l’Atlan­tique avec Edison qui, lui, n’hésite pas à mettre en scène ces rapprochements dans des petits films où les danseurs s’enlacent et finissent même par se bécoter. Quelques secondes de fête dont la fiction va ensuite allégrement s’emparer. Le bal, la boîte et bien plus tard le club deviennent des lieux où spectacle et récit cohabitent dans une longue tradition de films de fêtards – des personnages lambda que la nuit soudain révèle.

La Fièvre du samedi soir de John Badham (1978) © D. R

SOUS LES PROJECTEURS

Ainsi, Tony Manero, jeune immigré italo-­américain paumé, vit en 1978 La Fièvre du samedi soir et se transforme en légende du disco au déhanchement cultissime. Un rôle physique qui révèle John Travolta en pur corps de cinéma, comme plus tard Kevin Bacon et les soirées rock clandestines de Footloose (1984) ou, de manière burlesque, Will Ferrell dans Une nuit au Roxbury (1999). Pour ces personnages, la fête devient un lieu d’accomplissement de soi, une façon de se mettre en scène, d’occuper enfin la place. Rituel de passage dans le cinéma pour ado (La Boum, SuperGrave), la soirée incarne quelque chose de la vie en mieux. Elle est un moment décisif pour devenir soi.

La Boum de Claude Pinoteau (1980) © D. R.

Comme pour le personnage de Margot Robbie s’enivrant des folies de la soirée dans la longue scène d’ouverture de Babylon de Damien Chazelle, la fête est un moyen d’exister. C’est la it girl des années 1920, Clara Bow, dont Chazelle s’inspire ici ouvertement, qui donne le ton à Hollywood. Par exemple, dans Les Endiablées (1931), elle incarne sous la caméra de Dorothy Arzner une étudiante provocante qui préfère la fête aux études. Un an avant, dans Les Nouvelles Vierges, c’était Joan Crawford qui se faisait un nom en jouant une jeune femme libre, qui s’épanouit dans la danse et l’alcool.

. Il y a aussi cette héroïne du Lit d’Or de Cecil B. DeMille (1925) qui, bien qu’au bord de la banqueroute, décide d’organiser un immense bal dans lequel les convives, habillés de sucre, finissent, enivrés, par se manger. Des films muets ou tout juste parlants qui célèbrent, à grand renfort de champagne et de swing, l’art de la fête dantesque, moralement discutable, mais qui touchent au cœur de la vie. Si la censure contraint ce cinéma à Hollywood à partir des années 1930, la sensualité et la vitalité de la fête reviendront sur les écrans avec la Nouvelle Vague, ce cinéma de chair. Brigitte Bardot suant sur les rythmes cubains d’Et Dieu… créa la femme (1956), Anna Karina qui danse un rock seule dans un bar dans Vivre sa vie (1962), et plus tard le déhanchement so eighties de Pascale Ogier sur les sons synthétiques d’Elli et Jacno dans la longue scène de soirée des Nuits de la pleine lune (1984), sont autant de moments de cinéma inoubliables au cours desquels la fête libère les corps.

Paradoxalement, cette sensualité crée aussi une tension. Comme si, par l’énergie des corps, la boîte de nuit ou la soirée devenait un espace incontrôlable. Si Abdellatif Kechiche avec son Mektoub My Love. Intermezzo (2019, inédit en salles) pousse le procédé de manière littérale, transformant le film en une interminable litanie harassante et assourdissante, Gaspar Noé, dans Climax (2018), tend vers le film d’horreur. Les corps élastiques, qui virevoltent, s’emboîtent et se chevauchent sur les volutes electro de Marc Cerrone, basculent dans une transe monstrueuse, jusqu’à la folie. La boîte de nuit ouvre la porte du cinéma de genre par une décharge de violence.

Climax de Gaspar Noé (2018) © D. R.

Film d’horreur donc, mais aussi home invasion dans Eastern Boys de Robin Campillo (2013), dans lequel un homme assiste au saccage de son appartement par une foule qui débarque chez lui lors d’une fête clandestine ; film catastrophe avec Projet X (2012), dans lequel un ado voit sa maison submergée par une foule incontrôlable ; film d’action avec la saga John Wick, ou les films pop de Seijun Suzuki, dans lesquels la boîte de nuit devient le lieu d’affrontements violents et de gunfights au milieu des clubbeurs ; polar mafieux sous les néons dans La Nuit nous appartient de James Gray (2007). La fête élève les corps ou les meurtrit.

« JE » EST UN AUTRE

Parfois, elle les transforme aussi. Lieu de tous les possibles, la fête est une machine à fiction. Les personnages s’y créent une identité, en transgressant bien souvent les barrières et les normes sociales, comme Cendrillon chez Disney vivant, le temps d’un bal, son rêve de princesse. Ce cliché de la rencontre impossible que la nuit permet est un archétype de la fête depuis Roméo et Juliette jusqu’à West Side Story, en passant par le légendaire Dirty Dancing. Le Studio 54, célèbre club new-yorkais des années 1970, en a fait sa légende. Ce dernier est raconté dans un film du même nom de 1998 dans lequel Ryan Phillippe, jeune naïf, se réinventait en go-go dancer, tout de paillettes vêtu. Stars de l’époque, prostituées, mafieux, quidam : tout le monde se mélange.

Cette utopie sociale de la nuit est avant tout un théâtre, un « lieu pour voir et être vu », comme le décrivit Roland Barthes, fasciné par le Palace parisien et sa faune. Un carnaval dans lequel les époques se chevauchent et les identités fluctuent. Comme dans cette hilarante scène de bal masqué à la fin de La Panthère rose (1964), dans laquelle Blake Edwards orchestre la course-poursuite entre un chevalier, un zèbre, deux gorilles et une femme habillée en matador. Le monde devient flou. Film punk et camp, The Rocky Horror Picture Show (1976) invite le spectateur à une immense fête queer rock, dans laquelle les rôles et les genres s’inversent. La figure du drag, créature autofictionnelle qui incarne la fête, devient alors l’émissaire de ce monde des possibles comme dans le récent Trois nuits par semaine (2022).

Mais la fête est aussi un refuge. Ainsi, les clubs gay et lesbiens au cinéma apparaissent très vite comme des lieux de vie politique. Sur les volutes electro de Bronski Beats, les héros engagés de 120 battements par minute (2017) libèrent leur corps du regard de la société et s’aiment à ciel ouvert. Magnifiquement, Robin Campillo filme au ralenti des bras, des jambes, des regards : des êtres devenus un corps social, une force en mouvement. Cette force est au cœur de Paris is Burning (1991), puissant documentaire sur la communauté ballroom qui, comme la série Pose ensuite, présente la fête et la danse comme un manifeste. Ou comme cette chanteuse punk sur la scène du club lesbien de Simone Barbès ou la Vertu (1980), qui scande son « nana-mec » comme un slogan et entraîne la foule avec elle.

Paris is Burning de Jennie Livingstone (1991) © D. R.

Mais ces espaces de liberté sont fragiles, cibles de toutes les menaces. Récemment, le remake de la série Queer as Folk s’est emparé de la tragédie d’Orlando – boîte de nuit gay cible d’une fusillade en 2016 – pour en raconter l’impact sur la communauté LGBTQ. Plus qu’un lieu pour danser, les clubs sont des poches de résistance que le fascisme craint. C’est ce que racontait déjà Bob Fosse dans Cabaret (1972) : un monde en soi, une utopie joyeuse, qui ne voit pas, dans l’Allemagne des années 1930, arriver la « bête ». Grande œuvre à la beauté expressionniste, Cabaret regarde la fête pour sa beauté folle, mais aussi pour son aveuglement.

FIN DE PARTY

Car que se passe-t-il quand les lumières se rallument ? En 1960, La dolce vita de Federico Fellini ouvre une brèche mélancolique dans la fête. Portrait d’un chroniqueur mondain désabusé, le film virevolte de soirée en soirée pour mieux en raconter la vacuité. Le vide d’un monde trop plein dans lequel Anita Ekberg semble terrifiée à l’idée que les rires s’arrêtent. Cette forme d’ennui, cet épuisement de tout, trace le portrait d’une damnation. Film à la sensualité troublante, Millenium Mambo (2001) finit ainsi par enfermer son héroïne dans les flashs et les néons de la boîte dans laquelle elle travaille. Le temps semble se dissoudre. Bertrand Bonello filme, lui, son Saint Laurent (2014) comme un vampire, créature nocturne assise sur les banquettes des plus célèbres clubs de Paris, à observer les danseurs. Des scènes à la beauté noire, dans lesquelles la fête devient fantasme de création, recherche de la beauté et violence du temps qui passe. « Je voudrais dormir », dit Saint Laurent, Nosferatu épuisé, au début du film.

Millenium Mambo de Hou Hsiao-hsien (2001) © D. R.

Dans les recoins sombres des boîtes, la fête abrite des êtres inquiétants qui recherchent la vie éternelle, comme Catherine Deneuve et Davie Bowie dans Les Prédateurs (1983). La fête avale puis dégueule les êtres, comme le héros torturé de Trainspotting (1996) qui, soudain, au milieu des beats de Blondie, semble pris d’une épiphanie. La fête est un pansement, le pire et le meilleur de l’existence. Elle ne peut durer qu’un temps. Mais ce temps-là est inoubliable.

Image de couverture : Studio 54 de Mark Christopher (1999) © D. R.

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