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Ava Cahen : « Je défends l’idée d’une critique généreuse, amoureuse, porteuse »

  • Timé Zoppé
  • 2022-05-12

À 36 ans, elle est devenue cette année la plus jeune déléguée générale de la Semaine de la critique, une sélection compétitive de premiers et deuxièmes films qui se tient chaque année pendant le Festival de Cannes. Figure du Cercle sur Canal+, corédactrice en chef du magazine FrenchMania et prof de ciné à Nanterre, Ava Cahen, féministe et enthousiaste tête chercheuse du jeune cinéma, succède à Charles Tesson, qui en était l’éminente figure depuis dix ans. Rencontre avec le futur.

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D’où vient votre engagement ?

Il remonte à loin… Mes parents sont avocats et très engagés, il y a une transmission de valeurs dès l’enfance. Puis j’ai fait des études de cinéma à Nanterre, qui n’est pas n’importe quelle université [la fac de Nanterre a vu naître le mouvement étudiant, devenu révolution culturelle, de Mai-68, ndlr]. C’est là que j’ai commencé à fréquenter la communauté queer, à m’intéresser à la culture LGBT, et que mon féminisme a pris forme. Plus tard, j’ai travaillé pendant cinq ans à la Queer Palm, je dirigeais le marché du film queer. Être au contact de cette équipe et de ces questions en permanence m’a ouvert l’esprit. Maintenant, tout ça me semble très naturel, je me dis que ça s’imprime nécessairement par touches, par endroits. Et puis j’ai la chance d’être dans une sélection, la Semaine de la critique, dédiée aux premiers et deuxièmes films. Les cinéastes nous parlent à travers les films qu’on reçoit. Pour pouvoir y être sensible, il faut pouvoir les comprendre.

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Vous avez été rédactrice en chef de Clap!, qui se présentait dans sa campagne Ulule, en 2010, comme la « revue cinéma du futur ». Qu’est-ce qui a impulsé votre envie de défricher ?

Clap!, ça a été une aventure en deux temps, avec d’abord un site Internet qui existait quand je suis arrivée à la rédaction. J’ai créé la version papier avec eux, qui s’intéressait aux séries et au cinéma, avec un attrait pour les figures émergentes. La presse papier m’a toujours fait vibrer, à la fac ça comptait énormément pour moi. L’aventure s’est finie en 2016. Ensuite, avec Franck Finance-­Madureira, qui est le président de la Queer Palm, on a décidé de monter FrenchMania, un magazine bi-annuel dédié au cinéma français et francophone, mais surtout à la jeune génération. On se dit que l’avenir est là.

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Avant d’en devenir déléguée générale, vous étiez sélectionneuse pour la Semaine de la critique depuis 2016. Le comité de cette sélection parallèle du Festival de Cannes est composé uniquement de critiques en activité. En quoi ça vous semble important, aujourd’hui, la critique de cinéma ?

J’ai toujours considéré que c’était un métier de passeur, de transmission, au-delà de simplement donner un goût. Le ou la critique, par sa culture, son œil exercé, ses connaissances de l’histoire du cinéma, sait reconnaître la nouveauté. Je crois qu’être critique c’est avoir envie de révéler des talents et de dire au reste du monde : « Coucou, le prochain Martin Scorsese ou la prochaine Julia Ducournau est là ! » Ce doit être le trait d’union entre les auteurs et le public. C’est ce qui caractérise la Semaine de la critique et ce que je trouve le plus beau, loin de l’image du critique aigri qui tape sur tout le monde. Au contraire, je défends l’idée d’une critique généreuse, amoureuse, porteuse.

2016, c’est également l’année où Grave, le premier long métrage de Julia Ducournau (qui a remporté la Palme d’or l’année dernière pour Titane), était en compétition à la Semaine de la critique. Quelle a été votre impression, en découvrant ce film et cette jeune réalisatrice française qui cassait les codes ?

On avait déjà eu son court métrage, Junior, à la Semaine de la critique en 2011. C’est aussi une de nos missions, d’accompagner les talents, de suivre le passage du court au long métrage. Je me souviens qu’on a vu Grave tous ensemble en salle, avec le comité. On était sous le choc, on s’est pris dans la figure la puissance de cette cinéaste. Certains films s’imposent à nous. Je suis fascinée par le cinéma de la chair, de la sensualité, de la sexualité et du genre que propose Julia Ducournau. On savait que ça allait être une grande cinéaste. Son parcours jusqu’à la Palme d’or avec Titane, l’an dernier, c’est à la fois le sacre d’une réalisatrice, du cinéma de genre, qui était enfin reconnu comme autre chose que du cinéma bis, et de toute cette réflexion sur la transidentité, comment on peut redéfinir la masculinité et la féminité à travers le cinéma. Pour moi, elle a tout juste

Quels autres films vus à la Semaine ont bousculé vos convictions ?

Sur la fabrication d’un film, il y a eu Tu mérites un amour d’Hafsia Herzi en 2019, qu’elle a fait quasiment sans argent, hors système, avec les amis. C’est un bijou. Il y a eu aussi Paul Dano avec Wildlife. Une saison ardente, en ouverture en 2018. Je suis une grande amoureuse depuis l’enfance du cinéma américain. En grandissant, le versant indépendant a pris une place croissante dans mon cœur – Jesse Eisenberg en ouverture cette année avec When You Finish Saving the World, ce n’est pas un hasard. Diamantino de Gabriel Abrantes et Daniel Schmidt a été un film queer essentiel. J’ai perdu mon corps de Jérémy Clapin, Grand Prix de la semaine en 2019, a beaucoup compté aussi : c’était un statement, pour montrer que le cinéma d’animation peut tout à fait être en compétition avec des films tournés en prises de vue réelles.

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Vous êtes la plus jeune déléguée générale de la Semaine de la critique de l’histoire du Festival. Ça met la pression ?

Un peu, pour être tout à fait honnête, même si je trouve que l’âge n’a pas grand-chose à voir avec les compétences. J’ai toujours été en contact avec les cinéastes émergents. J’ai l’impression qu’on se comprend, qu’on fait partie de la même génération, ou pas loin. Côté industrie, avec les vendeurs, les distributeurs, c’est un peu plus difficile parfois, mais j’ai l’impression que c’est une question de préjugés et qu’ils vont vite tomber. Certains sous-estiment la jeunesse, pensent qu’elle est moins cultivée, moins pointue. Et puis il y a eu dix ans d’une sélection étincelante avec Charles Tesson [délégué général de la Semaine de la critique de 2011 à 2021, ndlr]…

Et il y a aussi la pression de l’héritage, puisque la Semaine de la critique a 60 ans. C’est lourd à porter. Maintenant que la sélection va être présentée à Cannes, les gens vont voir comment je me positionne. Tous les délégués ont œuvré à une continuité, tout en apportant leur personnalité. Pour moi, ça s’est manifesté dans le choix de l’affiche [l’artiste Charlotte Abramow a photographié le dos nu d’une femme sur lequel sont projetés les héros de Sous le ciel d’Alice de Chloé Mazlo, ndlr], dans la composition du jury [présidé par la cinéaste tunisienne Kaouther Ben Hania, ndlr]. Je tenais absolument à une présidente, je n’aurais pas cédé sur ce désir. On ne travaille pas avec une idée de quota particulière, mais je suis très contente que, parmi les onze longs métrages sélectionnés, cinq soient réalisés par des femmes.

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Quels sont les trois principes qui ont guidé cette sélection de onze longs métrages ?

Déjà, l’appétit. Si on arrive blasé, avec l’œil un peu fermé, on passe à côté de l’essentiel. Il faut vraiment avoir une envie de films, parce que le visionnage est conséquent. Pour cette sélection, on a vu mille cent longs métrages. Le comité des courts métrages en a vu mille sept cents. La deuxième chose, c’est le dialogue. Avec le comité de sélection, d’abord – c’est un bonheur absolu. Moi, je viens de là, de l’émission Le Cercle où, toutes les semaines, on parle des films en profondeur. Le dialogue aussi avec l’industrie. Les vendeurs, les distributeurs, c’est un autre monde, ça a été un vrai apprentissage. Le troisième principe est lié au fait que la Semaine a un rayonnement mondial, ses principes sont identifiés, on pourrait rester assis confortablement dans nos sièges à attendre que les films viennent à nous. Mais, en réalité, la prospection est fondamentale. Voyager dans les pays qui font les films, c’est crucial pour comprendre comment se compose et se finance la scène émergente. On a beaucoup voyagé ; moi, de septembre à février, à Pusan en Corée du Sud, à Morelia au Mexique, au BFI à Londres ; certains camarades du comité sont partis à Trieste, à Rome, à Göteborg, dans des festivals et des works in progress, dans des ateliers de pitchs...

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Parmi les mille cent films vus, quelles tendances se dégagent de la jeune production mondiale, sur le fond comme dans la forme ?

En matière de thématiques, j’ai l’impression que les premiers films parlaient essentiellement de la cellule familiale, endeuillée, dysfonctionnelle, et que l’intime venait nourrir un propos plus politique. J’ai trouvé ça très intéressant. Comment parle le corps, un regard ; comment ça permet d’évoquer la condition féminine, l’émancipation – ce sont aussi des choses qui revenaient beaucoup. J’ai senti les cinémas colombien et iranien particulièrement en forme, avec des formes et des récits très différents. On a reçu énormément de films français, sur lesquels je suis très exigeante à cause de FrenchMania.

On a retenu trois longs métrages français : un film noir avec Goutte d’or de Clément Cogitore, une comédie sentimentale avec Tout le monde aime Jeanne de Céline Devaux, et un récit d’apprentissage doublé d’une fable fantastique avec Nos cérémonies de Simon Rieth. Pour moi, ça dit quelque chose d’intéressant sur ce qu’est aujourd’hui le cinéma français, qu’on ne doit pas caricaturer, qui n’est pas systématiquement naturaliste. Je n’ai rien contre ce versant, mais c’est bien d’aller voir comment certains cinéastes creusent d’autres veines.

Depuis la pandémie, une partie du public a du mal à revenir en salles. Qu’est-ce qui pourrait changer la donne ?

Je pense déjà que le travail de la critique est primordial. Elle doit provoquer la pensée, l’esprit critique. Aller au cinéma, c’est sortir, s’engager à aller voir une œuvre. Le critique doit motiver cette envie de s’engager. Je pense aussi qu’événementialiser la salle est important. Tout ce qu’on avait avant avec les bonus DVD, est-ce qu’on ne pourrait pas les ramener en salles ? J’ai un ciné-club [le Woody Club, tous les deux mois au Christine Cinéma Club, ndlr] – la féministe que je suis est un énorme paradoxe, puisqu’il concerne les films de Woody Allen – auquel je convie des personnes pour parler des films, donner leur regard. Parfois ce sont des personnes qui ont travaillé sur ces films, ou des cinéastes qui les admirent. Je constate que j’ai un jeune public très gourmand. J’ai l’impression qu’il ne se déplace pas seulement pour voir le film, mais parce qu’il est accompagné. Il faut faire de la pédagogie de l’image, je pense même qu’il y a tout un travail sociétal à faire autour de ça. La Semaine et le syndicat de la critique développent d’ailleurs des ateliers de pédagogie critique dans les collèges et les lycées. Savoir regarder une image, comprendre comment elles impactent, c’est fondamental.

Photographie : Julien Liénard pour TROISCOULEURS

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