
Toni, en famille était une comédie dramatique. Le personnage de Camille Cottin dans Les enfants vont bien porte plus de gravité. Qu’aviez-vous envie d’explorer de nouveau ensemble ?
Quand j’ai écrit Toni…, je ne connaissais que ce qu’elle était au cinéma, dans les interviews… Je ne pouvais qu’écrire en fantasmant l’idée que je me faisais d’elle dans la sphère privée. J’ai eu de la chance que ça lui plaise, qu’elle se reconnaisse beaucoup. Le film correspondait à sa bonhomie, sa gentillesse, sa générosité. Sur le plateau, elle proposait parfois des choses passionnantes, vraiment bouleversantes, que je n’ai pas pu mettre au montage parce que ça n’appartenait pas à ce registre de comédie dramatique. Camille, c’est quelqu’un de très vivant, qui est sans cesse en train de s’interroger, qui se remet beaucoup en question, qui hésite. Elle accepte le jugement des autres, le comprend, l’intègre, et se laisse déstabiliser par son environnement.
Quand je lui ai envoyé le scénario, elle m’a dit : « Tu l’as écrit pour moi ? Mais c’est bizarre, ce personnage, ce n’est pas du tout moi. » Je lui ai répondu que c’était pour ça que j’avais envie qu’on le fasse ensemble. Je trouvais intéressant qu’on ne soit pas dans notre zone de confort. Et puis, on avait envie de continuer à être amis à travers un film. Ces deux films avec elle, c’est comme une exploration de son talent. Je propose deux versions de Camille qui n’ont rien à voir, mais qui partagent une forme de tendresse. Je suis vraiment touché qu’elle m’accorde cette confiance.
Dans Les enfants vont bien, son personnage, Jeanne, doit soudain s’occuper des enfants de sa sœur – et l’on comprend qu’elle a une relation complexe avec la maternité. Qu’est-ce qui vous intéressait là-dedans ?
Il y a quelque chose de politique dans ce personnage. Déjà, c’est un personnage queer. Au cinéma, souvent, quand il s’agit d’une histoire queer, le film se résume à l’exploration de la sexualité, à sa découverte ou à l’oppression liée au genre ou à l’orientation. Ces films sont nécessaires, c’est très bien qu’ils existent. Mais je crois qu’il est très important d’intégrer des personnages queer dans des récits qui, a priori, ne leur sont pas destinés. Pendant le financement, on me demandait : « Mais pourquoi elle est lesbienne ? » On me disait que ça ajoutait une grille de lecture, que ça compliquait le personnage. Alors que non, qu’est-ce que ça changerait ? Je n’ai rien lâché. Je disais : « Justement, si pour vous ça complique les choses, alors je veux qu’elle soit d’autant plus lesbienne. »
Et puis, il y avait aussi cette envie de dissocier féminité et maternité. Parce qu’au cinéma les personnages féminins – et je l’ai fait moi-même avec Toni, en famille – sont souvent définis comme des mères de famille ou en devenir. Elles sont presque toujours dans le soin. Jeanne n’a jamais eu de désir d’enfants. Et pour moi, c’était essentiel qu’on ne le justifie pas. Voilà, ça la concerne. Au scénario, certains voulaient que je l’explique : « Oui, mais c’est parce qu’elle a un traumatisme, parce qu’elle a perdu sa mère quand elle était petite… » Alors que, vraiment, ça n’a aucun rapport.
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Le film explore différents rapports à la maternité. Du point de vue de Suzanne, c’est une maternité qu’elle refuse, qu’elle abandonne en laissant ses enfants à sa sœur. Jeanne, elle, ne veut pas d’enfants, et ce n’est pas parce qu’elle se retrouve au contact d’enfants qu’elle va soudain se révéler mère. Elle va se révéler parent, mais pas mère. Et son ex, jouée par Monia Chokri, a très envie d’enfants, mais elle sait combien c’est compliqué pour un couple queer d’imaginer la parentalité en 2025.
Il y avait l’envie, chez vous, de proposer de nouvelles représentations, notamment de la famille queer ?
J’ai de plus en plus de mal à dissocier mon identité queer de mes films. Et je crois que ça m’intéresse de l’explorer dans sa complexité, parce que j’ai l’impression d’avoir eu accès à des récits queer très binaires. En gros, ou on meurt de maladie, ou on se fait défoncer dans la rue. C’est dur de se découvrir avec ces représentations. J’ai mis du temps à faire mon coming out. Je l’ai fait à 22 ans, alors que je le savais avant, mais… j’étais persuadé que l’amour était impossible. Maintenant, en 2025, j’ai l’impression qu’il y a un peu plus de récits, mais est-ce qu’il y en a suffisamment ? Je ne crois pas. C’est marrant, quand on va sur Internet, on a l’impression que les récits queer envahissent les médias, alors qu’en fait pas du tout. La scène du coming out dans Toni, en famille, je l’ai écrite pour mon moi de 16 ans.
Dans cette scène, le coming out faisait flop : toute la famille, dont la mère était jouée par Camille Cottin, s’attendait déjà à ce que ce personnage d’ado soit gay. La séquence était tendre et drôle parce que vous désamorciez tout le suspense, la tension, la dramatisation qu’il peut y avoir dans ces scènes de révélation…
On a tellement l’habitude du rejet que Marcus, dans Toni, en famille, est presque déçu de ne pas en être l’objet, alors qu’en fait tout ce qu’il espère, c’est de se faire accepter par sa mère et par ses frères et sœurs. Et, puis, voyant que ça se passe bien, sa sœur en profite pour faire son coming out lesbien. J’ai pensé que, si un ado voyait ça, peut-être qu’il se dirait : « Ça peut bien se passer. » Ça paraît tout bête, dit comme ça, mais on a tellement de représentations négatives que moi, avant, je me disais : « Mes parents vont cesser de m’aimer. » Alors que, quand même, je suis de la génération Z. Pareil avec Les enfants vont bien : peut-être que certaines personnes queer se sentiront incluses, qu’elles se diront qu’on a le droit de vivre d’autres choses, des histoires qui sont belles, qui se terminent, qui recommencent. Qu’on a le droit de rêver d’enfants, de ne pas en vouloir. Qu’on a le droit de vivre des choses plus complexes que simplement notre identité.
Il y a une phrase marquante dans le film, au sujet du départ de Suzanne : « C’est la faute de tout le monde, c’est la faute de personne. » Comment cette réflexion prononcée par Gaspard (Manoã Varvat) pour qualifier le geste de sa mère est-elle venue ?
C’est comme ça qu’un petit garçon de 9 ans commence à comprendre que le monde est plus cruel et plus complexe qu’il ne le pensait. Gaspard a beaucoup d’interrogations que je pourrais avoir aussi. J’avais envie qu’il ait ce moment de lumière. Je le trouve assez éclairé sur ce qui est en train de lui arriver. Il interroge la culpabilité, et il apprend que le départ de quelqu’un, c’est toujours plus complexe qu’on le croit. Je parle au sens large : que ce soit une disparition volontaire, une disparition tout court, ou une rupture. Si c’est la faute de tout le monde, on peut être plus indulgent aussi. Peut-être que la responsabilité se partage, mais qu’on a le droit de ne pas se sentir coupable quand les gens qu’on aime font des choses qui nous déstabilisent.
Cette question de la responsabilité, comment a-t-elle influé sur votre mise en scène ?
Je voulais parler des disparitions volontaires, mais c’est plus un film sur ceux qui restent, comment on fait famille malgré l’absence, comment on trouve sa place de parent. Je n’avais pas envie de juger les personnages. Je pense qu’il y a certains sujets qui méritent une position de la part du cinéaste, qu’on ne peut pas parler de tout sans jamais prendre parti. Mais, là, c’est au spectateur de choisir ce qu’il a envie de ressentir par rapport au départ de Suzanne.
C’est quand même une histoire assez tragique, alors je ne voulais pas ajouter une couche de misérabilisme avec une caméra à l’épaule, proche des visages. Je souhaitais une retenue, une distance pour soulager le spectateur. C’est pour ça qu’il y a beaucoup de plans larges, qu’on filme souvent à travers une porte, une vitre. J’avais envie de poser un regard doux, de chercher l’émotion mais pas le sensationnalisme. Parce que c’est facile de faire pleurer les gens avec des enfants, au cinéma. Et je trouve émouvant de voir la fragilité du personnage joué par Camille, dans un cadre trop grand, qui ne sait pas vraiment où se mettre. J’avais aussi envie qu’il y ait la présence fantomatique de Suzanne quelque part dans le film. On se dit qu’il manque peut-être quelqu’un dans le cadre.
Vous préférez ne pas comprendre vos personnages ?
J’aime qu’ils existent indépendamment de moi, du récit. J’ai l’impression qu’ils commencent vraiment à m’intéresser quand ils m’échappent un peu. Suzanne, je n’ai pas besoin de comprendre pourquoi elle part. Souvent, on me demande ce que je pense de son geste. Je crois que Gaspard a peut-être raison quand il dit que c’est à cause de la machine à café qui débordait quand elle l’utilisait ; Jeanne a aussi raison quand elle dit que c’est parce qu’elles n’ont pas su se réconcilier avec leur père ; la juge aux affaires familiales a encore raison quand elle dit que, parfois, on part pour le bien des gens qu’on aime. Je préfère le film quand je ne comprends pas le départ de Suzanne, plutôt que si je l’avais expliqué ou que j’avais suivi son personnage en parallèle. Quand j’y réfléchissais, je me disais : « Je ne sais même pas où elle est. »

Dans le film, la représentation des enfants est juste, pas mièvre comme ça peut beaucoup être le cas au cinéma. À quoi ça tient ?
Je ne veux pas qu’ils soient « les enfants de… ». J’écris des personnages à part entière, qui méritent une considération tout aussi importante que les adultes. Je ne peux pas en faire des personnages utilitaires. J’ai des amis plus âgés qui ont des enfants, et, quand je suis avec eux, je n’ai pas l’impression de discuter avec des demi-personnes. J’ai le sentiment qu’on les traite un peu comme ça au cinéma. A contrario, il y a plein de films sur l’enfance qui me bouleversent. Les films de Hirokazu Kore-eda, Nobody Knows, Tel père, tel fils, Une affaire de famille, ou encore Monster [de Patty Jenkins, ndlr]… Si tu attaches une importance à ce que les enfants ressentent, tu proposes au spectateur quelque chose de différent. Il faut les mettre en lumière, ils méritent qu’on s’attarde sur eux. Je voulais que les spectateurs puissent se mettre à la place des enfants dans le film : ils sont jetés chez leur tante qu’ils connaissent à peine et se retrouvent perdus.
Vos propres souvenirs d’enfance ont-ils été présents à l’écriture de Toni, en famille et des Enfants vont bien ?
Pour Toni…, c’était quelque chose de fantasmé. Je rêvais d’une famille nombreuse, fonctionnelle, qui s’entend très bien. Ce que je n’avais pas, je l’ai mis dans ce film. Pour Les enfants vont bien, ça se rapproche plus de sensations. Je n’ai pas beaucoup de souvenirs de mon enfance, mais je sais qu’à l’époque je ressentais certaines choses que j’ai voulu mettre dans le film. Est-ce qu’elles reflètent exactement la réalité ? Je ne sais pas. Mais je sais qu’elles sont quand même légitimes. Je m’identifie beaucoup à Gaspard, à sa mélancolie. J’avais l’impression de trouver un petit frère en Manoã, une incarnation de ce que j’ai pu être. Le film n’est pas autobiographique, mais il est très personnel.
Vous avez commencé le cinéma ado, en réalisant des films d’horreur. Qu’est-ce qu’il vous reste de ce cinéma-là ?
Oh, plein de choses ! Avant, j’étais fanatique du cinéma d’horreur, je ne regardais que ça. Maintenant, ma cinéphilie s’est quand même élargie. J’aimais autant l’horreur mainstream que les films beaucoup plus indé. Les premiers Conjuring ou Sinister de Scott Derrickson. Ou bien des films très étranges comme Grave Encounters des Vicious Brothers. Des films qui ne sont faits avec rien, où tu sens la cohésion d’un groupe d’amis derrière, comme Le Projet Blair Witch. J’aime bien me dire qu’au début des Enfants vont bien il y a un peu de cinéma de genre dans la manière dont Suzanne intervient, comme une musique dissonante sur une image très douce…

C’est aussi parfois un cinéma très queer…
Dans mon collège-lycée, dans le sud de la France, il n’y avait personne d’ouvertement queer. Mes parents n’étaient pas riches, mais j’avais un toit. Et je suis une personne blanche, donc j’ai quand même plein de privilèges socioculturels. Il n’empêche qu’aller dans les vestiaires de sport, au collège, c’était terrifiant. Il y avait beaucoup de moqueries, je me faisais pousser, c’était vraiment pas un moment facile. Et c’est vrai que, dans le film d’horreur, parfois au-delà du grotesque, du gore, il y a cette terreur décuplée qui est très cathartique. Du coup, tu te retrouves peut-être un peu dans ces personnages-là. Rire de la terreur, ça fait du bien.
Quelles sont vos envies de cinéma ?
J’écris un film encore plus personnel que Les enfants vont bien, presque plus autobiographique cette fois, qui parle de ma maman, de la relation que j’ai avec elle. C’est important, pour moi, de l’écrire. Je pleure beaucoup, mais ça me fait du bien. Il y a aussi un film d’horreur que j’ai très envie de faire, un film de sorcières, très féministe, au Moyen Âge. En France, ce n’est pas facile, donc je ne sais pas si ça se fera. Je crois aussi que c’est important de réfléchir le cinéma comme un geste politique, qui interroge notre humanité, notre empathie. J’ai aussi envie d’aller davantage vers un cinéma queer. Quand j’ai fait mon premier film, Les Drapeaux de papier, je n’étais même pas encore out. Et quand je le regarde, je me dis qu’il y a une part de moi cachée. Je voudrais aller plus profondément dans l’intime, tout en allant de plus en plus vers le spectateur. Il faut à tout prix que les films parlent à quelqu’un.
Les Enfants vont bien de Nathan Ambrosioni, StudioCanal (1 h 51), en salles le 3 décembre