Eva Victor : « Les gens qui ont subi un traumatisme méritent d’être montrés comme des êtres tridimensionnels »

Avec « Sorry, Baby », remarqué à Sundance et à Cannes cette année, la·e cinéaste et acteur·ice américain·e signe un film d’une grande agilité. Celle qui s’est fait connaître dans son pays pour ses vidéos satiriques y campe une prof de littérature qui se reconstruit après un traumatisme grâce à ses proches – dont son chat. Portrait de notre cat lady préférée.


LIE6427WEB
Photographie : Julien Liénard pour TROISCOULEURS

Boston, juin 2019. Alors que le Mois des fiertés LGBTQ+ bat son plein, des militants conservateurs, qui se considèrent comme une « majorité opprimée », lancent l’idée d’une « Straight Pride » (une marche des fiertés hétéro). Il n’en fallait pas plus pour faire bondir Eva Victor, qui sort son téléphone, enclenche la vidéo en mode selfie depuis son lit et s’amuse à jouer la participante enthousiaste. « Oh mon Dieu ! Bébé, prépare tes affaires, on va à la Straight Pride ! […] On a 364 jours par an où on jouit d’un privilège incroyable et tacite. Et puis on a un jour – un jour ! – où on peut célébrer ce privilège qu’on a tout au long de l’année. »

Une dizaine de jours plus tard, Forbes rapporte que la vidéo a cumulé près de huit millions de vues sur les réseaux. Eva Victor, qui se revendique non binaire (et demande qu’on alterne le pronom neutre « iel » et « elle »), perce de l’autre côté de l’Atlantique. Ici, il aura fallu le dernier Festival de Cannes pour qu’on entende pour la première fois son nom à la consonance frenchy – né·e à Paris en 1994, Eva Victor est retourné·e vivre avec ses parents américains à San Francisco un an après sa naissance. Six ans après ce succès, iel montre à la Quinzaine des cinéastes son premier film, Sorry, Baby, produit entre autres par Barry Jenkins avec sa société Pastel.

● ● À  LIRE AUSSI ● ● CRITIQUE : Avec « Sorry, Baby », Eva Victor signe un grand film de réparation

sorry baby
« Sorry Baby » (c) A24

Le réalisateur de l’acclamé Moonlight (Oscar du meilleur film en 2017) a flashé sur Eva Victor sur Instagram, l’incitant à passer derrière la caméra. Avec une enveloppe assez confortable de huit millions de dollars, le film réunit par ailleurs un beau casting, composé de Naomi Ackie (star montante vue dans Star Wars. L’Ascension de Skywalker de J. J. Abrams, sorti en 2019,et plus récemment dans Mickey 17 de Bong Joon-ho, sorti en mars dernier) et Lucas Hedges (vu chez Wes Anderson, Greta Gerwig ou Jonah Hill). Tous ces atouts auraient pu faire craindre un film trop bien marketé pour être authentique. Mais ce doute se dissipe bien vite tant le récit révèle la profondeur et l’acuité de la réalisatrice, admiratrice de Kelly Reichardt, qui puise son inspiration dans ses angoisses.

EVA VS ANXIETY

Écrit en plein hiver dans une cabane du Maine (avec des boîtes de soupe et un chat pour seule compagnie), Sorry, Baby brosse le portrait en quatre chapitres d’Agnes, une professeure de littérature de Boston qui a subi durant ses études un viol commis par l’un de ses professeurs. Inspirée par une autre expérience vécue dans sa vie, Eva Victor aurait pu se servir de cet événement traumatique comme acmé dramatique, mais a préféré prendre le temps de déployer toutes les nuances de son personnage. « À travers la structure [non chronologique, ndlr], je voulais montrer Agnes comme une personne complète, entière et compliquée. J’ai essayé de l’humaniser autant que possible et d’en faire quelqu’un qu’on soutient. Les gens qui ont subi un traumatisme méritent d’être montrés comme des êtres tridimensionnels, et d’être acceptés avec leurs défauts », nous a expliqué la subtile réalisatrice sur une plage cannoise en mai dernier.

Sans minimiser la souffrance d’Agnes, le film l’éloigne de la figure de la victime blafarde, écrasée, comme pour dire qu’elle ne se définit pas par le drame terrassant qu’elle a subi – elle est sensible, empathique, bordélique, souvent épuisante et drôle, parfois déprimée et dépassée. Pour la représentation de la scène du viol, la·e cinéaste a fait un choix d’une grande intelligence, en le suggérant à travers un plan fixe de la maison où le drame se déroule, et un time lapse qui fait défiler les minutes, les heures. « J’ai presque écrit le film pour ce moment. Quand Agnes entre, elle quitte son corps, et c’est comme si on avait accès à son esprit. On regarde et on n’est pas capables de donner un sens à ce qui se passe. Je crois qu’Agnes ne comprend pas ce qui s’est passé jusqu’au moment où elle en parle au médecin. Et je voulais qu’on la croie, quand elle raconte, sans forcément avoir besoin de voir la chose parce que, dans la vie, on n’a jamais l’occasion d’être dans la pièce où le drame se déroule. » La caméra l’escorte ensuite jusque chez elle, patiemment, pour arriver dans le décor de sa maison-­cocon, qui bouge dans le film selon la variation de ses émotions.

sorry baby 2
« Sorry Baby » (c) A24

En creusant un peu, on réalise que l’angoisse est l’obsession d’Eva Victor. En témoigne sa série de vidéos drôle et décalée Eva vs Anxiety, faite pour la chaîne Comedy Central entre 2019 et 2020 et qui souligne l’absurdité de certains codes sociaux (on l’y voit vriller au restaurant parce qu’iel ne sait pas s’iel est en date ou en afterwork avec une collègue, perdre tous ses moyens dans un ascenseur car iel est forcé·e de faire du small talk, ou encore phaser sur sa canette de soda qu’iel n’ose pas ouvrir en pleine réunion). Des mises en scène qui ont tout de l’art-thérapie. Et si ses autres réalisations sont sources de stress total, Sorry, Baby prend peu à peu les contours d’un film doudou, en avançant l’idée que, grâce à un cercle bien choisi, on peut guérir de tout.

CAT POWER

Centrale, la relation entre Agnes et Lydie (géniale Naomi Ackie), meilleures amies, est l’une des plus touchantes qu’on ait pu voir dernièrement au cinéma. Sans être convenue ni guimauve, elle dit comment l’amitié (et spécialement la sororité) peut réparer ce qui a été fracassé. Ce n’est pas la seule relation refuge d’Agnes : il y a aussi l’irruption d’un voisin (Lucas Hedges), avec qui elle développe une relation sentimentale saine, ou l’adoption d’un chaton abandonné – arc narratif qui, au-delà de combler les amoureux des animaux que nous sommes, donne aussi l’impression de jouer avec le cliché de la « cat lady », longtemps assimilée à la « vieille fille » ou à une femme un peu trop indépendante (dans la vie, Eva Victor a un chat, dont iel nous parle avec un mélange de tendresse et de surexcitation).

« C’est incroyable de créer des relations avec des animaux, de savoir exactement ce qu’ils ressentent sans même échanger un mot. J’ai lu un tweet qui disait que les gens qui n’aiment pas les chats se fichent du consentement, parce que les chats décident tout le temps de qui peut les toucher et quand. C’est tellement vrai ! » Eva Victor a visiblement trouvé son animal totem.

Sorry, Baby d’Eva Victor, Wild Bunch (1 h 44), sortie le 23 juillet

Photographie : Julien Liénard pour TROISCOULEURS