Quentin Dupieux : « Ma méthode de fabrication fonctionne presque comme une purification. Je me vide de mes idées noires »

Avec « L’Accident de piano », en salles depuis le 2 juillet, Quentin Dupieux signe une satire sociale tordante et offre à Adèle Exarchopoulos (qui partage l’affiche avec Jérôme Commandeur, Sandrine Kiberlain ou Karim Leklou) un sidérant rôle d’influenceuse web au comportement narcissique et dégénéré. Le cinéaste évoque pour nous les coulisses de ce nouveau film et répond aux commentaires qui y voient une œuvre misanthrope.


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Julien Lienard pour TROISCOULEURS

L’Accident de piano est votre troisième collaboration avec Adèle Exarchopoulos après Mandibules (2021) et Fumer fait tousser (2022). Peut-on y voir une trilogie autour d’Adèle ?

Quand j’écris, j’ai envie d’oublier mes films précédents et surtout de les surpasser. Mais plein de relais et de connexions se font malgré moi. Beaucoup de gens me parlent par exemple du Daim et je savais qu’en situant L’Accident de piano à la montagne j’étais un peu dans la même zone.

Même si le film raconte totalement autre chose, il y a dans Le Daim ce mec solitaire qui utilisait une caméra pour essayer de faire un film… Et concernant l’analogie entre les rôles d’Adèle Exarchopoulos [qui joue dans Mandibules une femme qui, à la suite d’un accident de ski, n’arrive plus à s’exprimer autrement qu’en hurlant, puis, dans Fumer fait tousser, une femme accro à son téléphone qui finissait par filmer des meurtres. Elle incarne ici une star mondiale du web insensible à la douleur dont la seule activité consiste à filmer avec son téléphone la violence qu’elle s’inflige, ndlr], il faut savoir qu’il y a plein de moments où j’arrêtais Adèle quand on tournait L’Accident de piano. Dès qu’elle élevait la voix, ça ressemblait à son personnage d’Agnès dans Mandibules, c’était plus fort qu’elle. Comme il y a aussi un jeu sur la crispation du personnage, le souvenir de Mandibules ressortait parfois.

C’est marrant parce qu’on raconte dans Mandibules qu’Agnès est devenue ce qu’elle est après un accident de ski et là il est question d’un accident de piano. On aimait bien se dire avec Adèle que Magalie [l’héroïne de L’Accident de piano, ndlr] et Agnès étaient comme des cousines qui sont reliées à un endroit.

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©2025 – CHI-FOU-MI PRODUCTIONS – ARTE FRANCE CINÉMA – AUVERGNE RHÔNE-ALPES CINÉMA

Vous créez ici un sidérant personnage d’influenceuse obsédée par le contrôle et refusant de se confier publiquement. Et si Adèle Exarchopoulos est exceptionnelle dans le rôle, le film n’avait pas été écrit pour elle au départ…

Le film a d’abord été écrit en anglais pour une comédienne américaine. Mais le travail avec les Américains est vachement plus lent pour mettre en place un projet. Et avec mon producteur [Hugo Sélignac, ndlr], on préfère en ce moment entrer en production rapidement plutôt que d’attendre deux ans. J’ai donc finalement décidé de tourner ce film en français et d’en faire un prochain en anglais. On est très vite tombés d’accord sur l’idée qu’Adèle joue le rôle. Il fallait créer un personnage délirant et je savais qu’Adèle avait toute cette force en elle pour plonger là-dedans, se mettre des bagues aux dents, s’abîmer physiquement…

On peut aller plus loin dans le travail quand on se connaît déjà, il n’y a pas la phase de rencontre ou de gêne. Certains pensent qu’on reprend des comédiens par pur copinage mais c’est surtout qu’on peut zapper tout un tas d’étapes quand on a des atomes crochus. Quand j’ai fait Le Deuxième Acte, je ne connaissais pas Vincent Lindon et c’est passionnant aussi de démarrer une relation avec un comédien. Mais avec Adèle on était en osmose dès les premiers jours. Si le personnage de Magalie est aussi abouti, c’est grâce au talent monstrueux d’Adèle, qui est une bête de travail. Et parce que le fait qu’elle soit déjà un peu chez elle dans mes films a beaucoup aidé.

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Avec ce personnage de star insupportable avec son entourage et toujours d’une humeur massacrante, certains ont cru déceler un autoportrait de votre part. Vous vous reconnaissez réellement dans la figure de Magalie ?

Sur un plateau de tournage, ça peut m’arriver de m’amuser à dire des trucs désagréables à mon équipe lorsqu’on a cinq minutes à attendre mais c’est sous forme de blague. Je peux faire semblant d’être de mauvaise humeur pour imiter un réalisateur qui serait un gros con et ça fait marrer tout le monde. Plusieurs fois il y a donc eu un jeu de miroirs où l’équipe m’a dit : « Ah mais c’est toi Magalie en fait ! » Mais ça n’a pas été au-delà et on n’a jamais abordé la question de l’autoportrait avec Adèle. De même que, quand j’ai tourné Le Daim, on ne s’est pas dit avec Jean Dujardin que je faisais un film sur un cinéaste qui me ressemblait puisqu’il était barbu. D’autant que je n’y avais moi-même pas pensé. Je pars du principe que mes films doivent être visionnés par des gens qui ne connaissent même pas mon existence. Mais je trouve drôle qu’on parle de cette piste autobiographique avec L’Accident de piano et que les connaisseurs puissent s’en amuser.

Ce qui ressort dans la presse est l’idée que le film est très sombre et désespéré. Comme si votre réflexion sur le spectacle, après la pièce de théâtre de Yannick ou le film réalisé en Intelligence Artificielle que vous mettez en scène dans Le Deuxième Acte, devenait encore plus violente dès lors qu’il s’agit de fustiger les contenus idiots des réseaux sociaux…

J’ai été le premier surpris. Dès les premières projections beaucoup de gens n’avaient à la bouche que le mot « noir ». Comme si le film était un constat hyper glacial sur l’humanité. J’aurais compris qu’on ne voie que la noirceur si le même scénario avait été tourné de façon réaliste, comme un documentaire caméra à l’épaule qui plonge dans le monde des influenceurs. Mais comme le film est complètement stylisé et que le personnage est grotesque, moi, il me fait rire. Je vois bien qu’il y a plusieurs couches mais je reste étonné que des personnes vivent le film comme une agression. Les personnages sont tous des connards et c’est une photographie de la société horrible, mais la comédie est très présente et on voit bien que le personnage de Magalie est exagéré, de la même façon que Jim Carrey inventait des figures outrancières. Adèle a vraiment fait en sorte de proposer un personnage qui ne ressemble pas à une influenceuse traditionnelle.

C’est peut-être le signe que vous avez atteint une nouvelle maîtrise du genre. Le film oscille habilement entre drame, comédie, thriller…  

J’avais pour la première fois dans ma ligne de mire l’envie d’aborder le suspense et le thriller. Il se passe des choses mystérieuses, il y a du chantage, on se demande comment l’histoire va glisser. Je songeais à Hitchcock et je voulais faire un film gorgé de tension mais mêlé bien entendu à de la comédie, avec des dialogues qui me font marrer. Et je pense que pour les gens qui ne trouvent pas ça drôle, cet aspect thriller doit être glaçant car on ne peut pas se rattacher à un personnage rassurant. Ils sont tous catastrophiquement inhumains et quelqu’un qui découvre ce film au premier degré peut en effet vivre une expérience difficile.

L’interview avec la journaliste jouée par Sandrine Kiberlain occupe la partie centrale du film et s’apparente à une thérapie où Magalie apprend qu’elle est née le même jour qu’Internet, comme si son destin était lié à toutes les dérives de son époque. Cela participe forcément d’un réalisme ?

Oui, dans cette séquence on cuisine une célébrité qui n’a pas envie d’être cuisinée mais qui est forcée. C’est traité comme du ping-pong où parfois Magalie s’énerve et envoie des trucs méchants à la journaliste. Cette interview pourrait parfaitement exister dans le monde réel avec une artiste, une influenceuse ou n‘importe qui. Avec cette interrogation qui reste en suspens et qui fait craquer Magalie : « Pourquoi vous continuez ? » On peut se poser cette question à plein de niveaux et j’aime le fait que Magalie essaie de botter en touche en disant qu’il n’y a pas de raison à ce qu’elle fait et en prenant en exemple le cosmos. D’un coup on affirme que l’univers est principalement composé de vide et on mentionne son immensité par rapport à la condition humaine. Et ça craque à ce moment du film car en fait personne n’a la réponse.

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©2025 – CHI-FOU-MI PRODUCTIONS – ARTE FRANCE CINÉMA – AUVERGNE RHÔNE-ALPES CINÉMA

La fin du film m’a fait penser à The Truman Show (Peter Weir, 1998). Quand on comprend que Magalie ne fera plus de vidéos, ses jeunes fans s’éloignent et retournent à leurs activités, de même que les spectateurs du Truman Show passaient vite à autre chose après la fin de l’émission. Est-ce que cela vous étonne qu’on puisse déceler chez vous des références au cinéma américain de la fin des années 1990 ?

Ça m’étonne dans le sens où on a tendance à me citer des références beaucoup plus téléphonées. On me compare souvent à Bertrand Blier car j’ai effectivement été un amateur de son cinéma, mais je ne vois pas trop le rapport avec mes films. Par contre, j’essaie toujours d’injecter un vertige existentiel même dans mes films les plus cons. Dans Wrong Cops il y avait une séquence où le flic était à l’enterrement de son chef et partait dans un discours existentialiste qui peut évoquer ces films des années 1990. On me colle souvent Blier et Buñuel, comme si j’essayais de faire comme eux. Mais quasiment la totalité des cinéastes a été influencée par le cinéma de Buñuel, puisqu’il y avait du génie et de l’invention. Les liens avec les années 1990 sont probablement tout aussi pertinents car j’ai grandi à ce moment-là. Ce qui est sûr c’est que The Truman Show me touche 500 000 fois plus que Le Parrain ou d’autres classiques qui traitent de thématiques me touchant moins. The Truman Show c’est pour moi bouleversant, le frisson existentiel et le vertige de ce film sont extraordinaires.

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The Truman Show de Peter Weir

Vous avez composé la musique du film en tant que Mr. Oizo, à l’exception de la fin au piano…

Ça fait longtemps que j’ai abandonné l’idée de faire la musique de mes films, car je n’ai pas assez de cordes à mon arc en tant que musicien. Je fais souvent appel à des amis et des gens que j’admire comme Thomas Bangalter des Daft Punk, qui m’a fait la BO de Daaaaaali ! et dont l’apport était monstrueux. Je n’avais pas prévu de faire la musique de L’Accident de piano mais quand on a préparé la cascade du piano qui tombe, les responsables de la cascade ont commencé à s’affairer pour desserrer les cordes au maximum. Car apparemment, quand on fait tomber un piano de si haut, les cordes sont tellement tendues que ça part dans tous les sens et ça peut être dangereux. Ça m’a intrigué et j’ai essayé le piano, qui s’est mis à faire des sons lunaires. Comme les cordes sont complètement détendues, elles se cognent entre elles, ça gigote sur le bois et ça fait presque des sons de batteries et de percussions. Je suis revenu le lendemain avec mon ingénieur du son avant la cascade et j’ai tapoté pendant deux heures sur le piano en faisant des rythmes. Moi, je ne sais pas jouer de piano mais un piano qui produit des sons rythmiques, ça m’a beaucoup inspiré. Et quand je suis arrivé en montage, j’ai ressorti ces enregistrements et il se trouve que ça marchait avec le film.

C’est la première fois que je fais de la musique non-électronique parce qu’il n’y a là aucun apport électronique. J’ai tout joué à la main sur ce piano cassé sans cordes et les prises sonores ne sont pas retravaillées par ordinateur, je les ai plaquées telles quelles sur le film. Mais pour la fin, quand le piano devient un joli truc, c’est Chilly Gonzales qui a composé un morceau sublime. Car pour le coup je suis incapable de faire 1% de ce qu’il a fait. Il fallait un morceau poétique, qui libère le cerveau de l’angoisse et de la tension accumulées pendant tout le film.

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©2025 – CHI-FOU-MI PRODUCTIONS – ARTE FRANCE CINÉMA – AUVERGNE RHÔNE-ALPES CINÉMA

Certains commentaires ont déduit du film que vous étiez devenu misanthrope et désabusé. Mais si L’Accident de piano évoque à un moment l’idée de tout arrêter, ce n’est pas votre cas ? Vous allez bien continuer le cinéma ?

Il faut bien comprendre que ma méthode de fabrication – où je passe du temps à écrire mais où j’enchaîne vite les tournages – fonctionne presque comme une thérapie ou une purification. Je me vide de toutes mes idées noires. Plutôt qu’un mec dépressif, je dirais que je suis un mec joyeux car j’expulse toutes les pourritures que je reçois sur mon téléphone, aux infos ou autour de moi dans la rue et je m’en débarrasse pour en faire un film qui me fait rire. Sortir ces histoires remplies d’insultes et de mauvais langage, c’est très agréable pour moi et je pense que ça peut produire le même effet sur une partie du public : le but est de se sentir mieux après. Quand on me raconte que des personnes vivent ce film au premier degré et se sentent mal, je suis embarrassé parce que ce n’était pas l’objet. Mais c’est intéressant aussi que les réactions ne soient pas molles et peuvent aller jusqu’au rejet. Le pire serait de susciter de l’indifférence.

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L’Accident de piano de Quentin Dupieux (Diaphana Distribution, 1H28), sortie le 2 juillet