Rebecca Zlotowski : « Les actrices qui m’ont plu sont les actrices qui se sont construites seules. »

Avec « Vie privée », présenté hors-Compétition à Cannes et en salles le 26 novembre, Rebecca Zlotowski met Jodie Foster dans la peau d’une psychanalyste, Lilian Steiner, et l’embarque dans une enquête à la fois mentale et ludique sur les traces d’une patiente qui vient de mourir mystérieusement (Virginie Efira). On a rencontré la cinéaste à Cannes pour qu’elle nous parle de ce film étonnant et hyper réjouissant.


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Rebecca Zlotowski © Julien Lienard

Quelle est la première image qui vous est venue pour ce film ?

C’était Jodie Foster, son visage en contre-jour. Elle a un profil très particulier, on ne sait jamais si elle est profil droit, profil gauche… Vous comprendrez en voyant le film. Pourquoi j’ai mis si longtemps à faire un film avec elle ? C’est une actrice – je le dis sans que ce soit trop flippant – qui m’a un peu obsédée. Je pense qu’on est nombreux et nombreuses dans ce cas. Et quand je dis nombreuses, c’est aussi qu’elle a un impact sur nos féminités. C’est la manière qu’a eu cette actrice, réalisatrice et productrice, de montrer sur son visage le trajet de son intelligence. Ses films ont fait comprendre que c’est une indépendante de Los Angeles qui a trouvé son chemin dans le cinéma. Ce jeu – comme on le dit d’une clé dans une serrure – entre le corps et l’esprit, entre le cerveau et la sensualité, je le ressens chez Jodie depuis toujours. Je le ressens chez moi aussi, et je sens que le cinéma est notre terrain de résolution de ça. Je sentais qu’on était sur une même longueur d’onde, comme on dit en radio. Et puis, ce français… On savait qu’elle le parlait. C’est une très grande star hollywoodienne, mais elle parle français comme toi et moi. C’est un peu un super-pouvoir, un truc de héros Marvel. C’était fascinant et ça donnait envie.

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Il y a eu un film en particulier qui vous a donné envie de la faire jouer ?

Le film d’elle absolu pour moi, c’est Foxes [Ça plane, les filles d’Adrian Lyne, 1980, ndlr]. Ça m’a amenée sur le chemin du cinéma. Mais il y a deux autres films avec elle qui comptent humainement et affectivement beaucoup pour moi, en termes de construction de la persona. Ce n’est pas son meilleur, mais il y a d’abord Sommersby [de Jon Amiel, 1993, ndlr] parce que c’est avec Richard Gere et adapté d’un scénario de Jean-Claude Carrière, puisque c’est un remake du Retour de Martin Guerre [de Daniel Vigne, 1982, ndlr]. Je suis née en 1980, Sommersby est sorti au moment où je commençais à pouvoir choisir mes films au cinéma. J’en garde un souvenir très fort. Pourtant, Jodie est très traditionnelle dans le film. Elle joue une femme, une épouse qui a été, qui va, mais qui aussi peut être. Son époux, qui est un salaud, un mec violent, atroce, est parti à la guerre [celle de Sécession, ndlr]. Et puis arrive dix ans après un type qui prétend qu’il est lui. Il a un peu changé de visage, mais à peine. Sauf qu’elle sait dès le début, dès la première nuit de son retour, que ce n’est pas lui. Elle le sait parce qu’elle trouve le plaisir avec cet homme qui prétend revenir. Le type est accusé d’un meurtre. C’est pour ça qu’il a usurpé cette identité et il va au bout de son usurpation, par amour pour la fiction dans laquelle ils ont été avec elle. C’est ce qu’Hollywood propose de mieux et ce dans quoi Jean-Claude Carrière excellait [il est décédé en 2021, ndlr]. L’autre film, c’est L’Hôtel New Hampshire [de Tony Richardson, 1984, ndlr] qui est pour moi le grand film des orphelins [Rebecca Zlotowski a perdu sa mère à 11 ans, traumatisme qui irrigue son œuvre, ndlr]. Avec cette petite fille précoce, les parents qui meurent… Je pense que les actrices qui m’ont plu sont les actrices qui se sont construites seules et je dirais, chez Jodie Foster, en dehors même du regard des hommes.

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« Vie Privée »

On prend énormément de plaisir devant le film. Il y a un côté décomplexé dans le récit, la forme, les genres filmiques traversés… Est-ce que vous avez eu autant de plaisir à le faire que nous à le regarder ?

Oui, c’était aussi le principe. Je pense qu’on se disait ça avec Jodie. En vieillissant, on sent qu’on a le privilège d’être dans des endroits assez protégés, tout en voyant bien la violence autour. Ce privilège vient avec une responsabilité dans les propositions de films. Même si j’adore la solennité – mon côté ashkénaze reste quand même présent -, j’essaye de proposer des objets qui gardent autant de sens, mais avec plus de joie et de plaisir. D’aller vers la légèreté.

Quel est votre rapport aux deux domaines du rêve qui sont mis dos-à-dos dans le film, la psychanalyse et l’hypnose ?

Le scénario vient d’Anne Berest, qui m’a proposé un film qui s’appellait Lilian Steiner. C’était un point de départ très mince, que l’on a augmenté de toute une enquête et d’un côté ludique, lié au genre de la comédie de remariage. Mais moi, je suis très à distance de ces deux champs, de ces deux pans de la connaissance. L’hypnose, c’est toujours très loin de moi. Quand j’ai fait la prépa du film, je me suis forcée à y aller parce qu’en fait, j’en meurs d’envie. Il y a toujours cette part de peur dans les films qu’on fabrique. Donc j’écris des choses sur l’hypnose parce que je suis incapable de me laisser aller, de m’abandonner.

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Donc, vous avez déjà essayé ?

Quelques fois. Ce serait un récit à part entière, ce sont des scènes hilarantes de mon existence. J’en fais des récits à mes amis qui durent 1h30. Ça s’est terminé en début d’orgasme une fois, mais peut être juste parce que j’avais faim et chaud… D’abord, ce ne sont pas des mondes auxquels je crois. Mais je sais que, même en étant la plus rationnelle, on doit intégrer une part d’irrationnel. Surtout, d’un point de vue médical, on le sait, ça fonctionne. La psychanalyse, j’ai mis 152 ans avant d’y aller parce que j’avais une espèce d’interdit, un peu un oukase familial. Ce n’était pas pour nous. Aujourd’hui, je suis devenue bourgeoise, mais je ne viens pas d’une famille bourgeoise et donc la psychanalyse, c’était pour les bourgeois. On considérait que c’était des gens qui allaient payer d’autres gens pour se plaindre. Je pense d’ailleurs que mon père aurait vraiment bénéficié d’en faire une. Moi, j’ai mis un temps fou. Pourtant, ce sont des champs de cinéma passionnants. Des images de refoulés, des images de rêve, des images du fantasme. Lynch, Fellini ont flirté avec et nous ont ouvert des voies. Et sur ce film, j’ai aussi eu beaucoup de plaisir à travailler avec l’intelligence artificielle.

C’est-à-dire ?

J’ai embauché un cabinet d’I.A. avec qui on a fait une partie des images, comme la descente en escalier [qui apparaît dans une vision de l’héroïne lors d’une séance d’hypnose, ndlr]. Il y avait des allers-retours et ça me donnait des idées, ça redonnait autre chose. Le désir de neige est venu de là aussi, ce qui a abouti aux scènes de neige [qui peuvent être perçues comme des rêves ou des flashbacks de l’héroïne, ndlr]. Je les ai commandées et ensuite je les ai filmées dans un plateau virtuel. J’ai fait un truc très artisanal, dans l’esprit de La Maison du docteur Edwardes [film d’Alfred Hitchcock de 1945 éminemment psychanalytique, ndlr]. Chaque époque réinvente ça, son intériorité fantasmée, avec les outils que le cinéma propose à ce moment-là.

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On sent le film pétri de références. Quelles sont celles qui vous ont le plus nourrie ?

Il y a du Woody Allen, ça c’est sûr. Celui du tournant des années 1990, avec le trio de films qu’il a faits quasiment coup sur coup. Another Woman [1989, ndlr], Alice [1991, ndlr] et Meurtre mystérieux à Manhattan [1993, ndlr]. Entre réalisatrices aussi, on parle beaucoup de sa « grande période », surtout d’Another Woman, parce que c’est extrêmement rare, un film sur une femme en crise qui a plus de 50 ans [interprétée par Gena Rowlands, ndlr]. Ou alors, ce sont la plupart du temps des thrillers érotiques qui font de ces personnages des désaxées, des alcooliques, des sociopathes, des criminelles. Mais un film sur une femme rationnelle qui remet en question des pans de son existence, c’est exceptionnel. Et puis avec l’humour juif, qui est un humour que j’épouse à plein dans ma propre existence. J’allais dire « humour tout court », mais il se trouve qu’en plus, Woody Allen avait une affinité particulière avec l’humour ashkénaze. J’adore aussi les frères Coen. Il y a deux genres que j’ai aimé travailler : le « dibbouk movie », c’est à dire le film de possession, hanté par un personnage qui a disparu [la séquence d’introduction de A Serious Man des frères Coen, sorti en 2009, est un conte yiddish dans lequel une femme soupçonne un rabbin d’être un dibbouk, ndlr]. Et puis, j’avais été fascinée par la lecture du livre d’Hélène FrappatLe Gaslighing ou l’art de faire taire les femmes [2023, éd. Points, ndlr]. Virginie Efira s’appelle Paula dans Vie Privée parce que c’est le nom de l’héroïne du film de George Cukor [Gaslight, alias Hantise en V.F., sorti en 1947, ndlr] analysé dans le livre de Frappat. Et il y a quelque chose du « gaslight movie ». C’est à dire de ces récits dans lesquels on est enfumées. D’ailleurs, il y a toute une histoire avec la cigarette au début de Vie Privée.

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« Vie Privée »

Le film repose énormément sur le duo formé par Jodie Foster et Daniel Auteuil, qui joue son ex-mari encore amoureux d’elle, qui l’aide dans son enquête. Il y a une tendresse immense entre eux…

Oui, c’est un classique instantané. C’est extrêmement rare. Je pense que si le film est une réussite, c’est là-dessus. Au moment du tournage, c’était une rencontre particulière, ils m’ont impressionnée tous les deux. Leur lien, leur connivence m’ont sauté aux yeux. C’est deux continents qui se rencontrent. Jodie Foster fait partie de ces acteurs américains qui ont commencé tellement tôt qu’ils se protègent en n’étant pas amis avec tout le monde sur un plateau, même si elle est formidablement chaleureuse et professionnelle. Mais là, il y a vraiment quelque chose qui s’est passé entre eux.

Justement, est-ce que ça a été différent de diriger Jodie Foster, une actrice américaine iconique, pour son premier rôle entièrement en français ?

Avec chaque acteur, c’est différent. Mais est-ce que j’ai renversé mon mode de fonctionnement avec elle ? Non. Je pense que c’est ça qu’elle est venue chercher. Après, je remettais plein de trucs avec de la Patafix sur le décor. Je sentais que ça lui faisait peur et donc j’essayais de ne pas trop être une réalisatrice qui trafique et qui bricole. [Jodie Foster passe à côté, Rebecca Zlotowski l’interpelle, ndlr.] Je disais que quand je remettais un truc de décor avec de la Patafix, tu me regardais comme ça [elle fait les yeux ronds, ndlr] et tu me disais « T’as pas un assistant ?? »

Jodie Foster : Mais t’as pas le droit de faire ça aux États-Unis ! Elle fait tout ! Même dans l’avion, elle a transporté elle-même toutes nos affaires.

Rebecca Zlotowski : Mais non, c’est parce qu’on nous avait changé de place… j’ai culpabilisé !

Dans le film, l’hypnotiseuse dit à l’héroïne qu’il faut « regarder sans voir ». Quel sens ça prend ça pour vous ?

Philippe Elkoubi était mon directeur de casting, il est mort du sida il y a sept ans. C’est quelqu’un qui a énormément compté dans ma vie – c’est la première fois que j’arrive à en parler sans pleurer. Il m’a beaucoup aidée dans la mise en scène, dans la découverte et la direction des acteurs. Quand il filmait les acteurs en essais, il obtenait parfois d’eux des choses que jamais je n’arrivais à obtenir parce qu’il posait les bonnes questions. Souvent, il mettait un acteur dans un état, il obtenait une vérité dans son regard en lui disant « regarde sans voir ». J’ai écrit cette scène avec ce souvenir. On peut fantasmer cent-cinquante fois sur cette phrase quand on est cinéaste. Mais, maintenant, je vous laisse l’interpréter.