CinémaPETIT ÉCRANCultureQUEER GAZEDIVINE GANGI.A. QUOI ?Le magazine
  • News
  • Article
  • 7 min

Cannes 2023 à l’heure documentaire

  • Corentin Lê
  • 2023-05-31

Alors que le CNC a lancé en janvier dernier « l’année du documentaire » pour promouvoir ce dernier auprès du grand public, la saison des festivals qui s’achève avec Cannes aura aussi été celle du docu. Après les récompenses suprêmes glanées à Venise (« Toute la beauté et le sang versé ») et à Berlin (« Sur l’Adamant »), deux docus étaient présentés en compétition sur la croisette. Que retenir de cette réjouissante mise en lumière ?

Dans le sillage du Lion d’or et de l’Ours d’or remportés par Laura Poitras et Nicolas Philibert,le Festival de Cannes a eu la bonne idée d’offrir cette année une place de choix au documentaire. En plus de nombreux docs visant à réfléchir sur la place des artistes dans la société et à revenir sur certains pans de l’histoire du cinéma, du passionnant Chambre 999 de Lubna Playoust à Godard par Godard de Florence Platarets, cette 76e édition aura vu la sélection, en compétition, de Jeunesse (Le Printemps) et de Les Filles d’Olfa, vainqueur de l’Oeil d’or (qui récompense le meilleur docu cannois). Cela faisait dix-neuf ans qu’aucun documentaire ne s’était frayé un chemin en compétition. La présence dans cette catégorie du très beau Jeunesse (Le Printemps) s’est à ce titre imposée comme une grande avancée, tant le cinéma de Wang Bing y apparaît toujours aussi précis et exigeant, filmant durant 3h35 le quotidien de jeunes travailleurs du textile près de Shanghai.

Laura Poitras : « Mon film parle d'art et de survie »

Lire l'interview

Les Filles d’Olfa de Kaouther Ben Hania s’est à l’inverse présenté sous la forme d’un film hybride, à mi-chemin entre le docu et la fiction, avec des séquences de reconstitution dans lesquelles des actrices interprètent deux jeunes femmes qui ont quitté leur foyer dans des circonstances dramatiques. Retors et composite, le film de Ben Hania documente pourtant bien quelque chose dans ses scènes fictionnelles : ce que la caméra de la cinéaste tunisienne enregistre au gré de la reconstitution réside dans l’émotion troublante des personnages bien réels auxquels est renvoyé, par la présence des actrices, l’absence douloureuse des deux sœurs disparues, dont ne reste au montage qu’une poignée d’archives.

CANNES 2023 · « Les Filles d’Olfa » de Kaouther Ben Hania, affronter les ténèbres

Lire la critique

Les Filles d'Olfa (c) Tanit Films

Portraits impossibles

Une partie non négligeable des documentaires sélectionnés cette année à Cannes était ainsi consacrée à l’examen d’une relation mère-fille(s). C’est le cas de La Mère de tous les mensonges d’Asmae El Moudir, présenté à Un Certain regard, ou encore de l’hypnotique Machtat de Sonia Ben Slama, projeté à l’ACID. Compatriote de Ben Hania, Ben Slama fait preuve d’une approche plus strictement documentaire, en observant minutieusement (et sans voix-off) le quotidien de trois femmes, une mère et ses deux filles, travaillant comme chanteuses de mariage dans la petite ville tunisienne de Mahdia. Même schéma, dans un tout autre environnement, avec Little Girl Blue de Mona Achache, projeté en séance spéciale. Dans ce film déroutant qui croise archives et reconstitutions, la cinéaste raconte l’histoire de sa propre mère, l’écrivaine Carole Achache, interprétée par Marion Cotillard. Émaillé d’épisodes traumatiques, le récit est narré à la première personne et évoque de nombreux pans de sa vie sans pour autant clarifier l’ensemble de ses états d’âme et de ses choix. C’est ce qui ressort le plus de ces documentaires en forme de portraits heurtés voire impossibles : filmer une personne réelle de toutes les manières envisageables revient à accepter que celle-ci nous oppose, in fine, une implacable résistance.

Nicolas Philibert : « Filmer des gens en situation de faiblesse absolue, ce n’est pas mon style »

Lire l'interview

Qu’elle soit présente (Machtat), absente (Les Filles d’Olfa) ou défunte (Little Girl Blue), une figure documentaire trace elle-même sa propre trajectoire. Au documentariste de tenter, dans le meilleur des cas, de trouver les moyens de s’en approcher. En témoignent deux autres portraits projetés en séance spéciale : Anselm et Man in Black. Dans le premier, Wim Wenders filme le travail du célèbre plasticien allemand Anselm Kiefer en 3D, télescopant son travail manuel avec des images de sa jeunesse et des illustrations évoquant ses inspirations. Dans le second, Wang Bing filme Wang Xilin, un compositeur chinois exilé en Europe, nu dans le Théâtre des Bouffes du Nord comme s’il avait déjà un pied dans la tombe. Dans les deux cas, il s’agit d’échafauder des dispositifs sur mesure, dans la tradition du documentaire de création ou d’installation. La 3D permet par exemple à Wenders de capturer le travail artistique dans ce qu’il a de dynamique et de volumétrique (textures, reliefs, matières diverses, etc.), tandis que l’épuration du cadre et du théâtre dans lequel Wang Bing filme le compositeur revient à figurer sa solitude, son isolement et son invisibilisation.

Man in Black (c) Wil Productions - Gladys Glover - Louverture Films - Wang Bing

Espaces en crise

Mettre en lumière ce qui n’est habituellement pas sous le feu des projecteurs reste l’un des objectifs premiers du documentaire. Il en va ainsi pour Bread and Roses de Sahra Mani, également présenté en séance spéciale. Le film débute sur la prise de Kaboul par les Talibans durant l’été 2021 et suit le quotidien de trois féministes luttant pour le retour de leurs droits. Bread and Roses est à la fois le portrait de ces militantes et le portrait d’une ville, ici parcourue par l’entremise de caméras mobiles et de téléphones portables. La souplesse de la démarche documentaire s’y révèle de la plus belle des façons : au contraire de la fiction, le cinéma documentaire s’adapte à toutes les situations, pour saisir le réel quand bien même son enregistrement serait précaire, entravé, voire dangereux. Dans cette optique, un autre documentaire réalisé lui aussi dans un pays miné par la guerre était cette année présenté à l’ACID : dans In the Reaview de Maciek Hamela, une caméra est fixée à l’avant d’un van polonais sillonnant  l’Ukraine pour évacuer des civils par petits groupes. Les mêmes scènes de désespoir (et d’espoir) se répètent de la sorte dans le cadre familier de l’habitacle d’une voiture menacée par les combats qui font rage non loin des routes empruntées par le conducteur.

Cannes 2023 · « Bread and Roses » de Sahra Mani : femmes de Kaboul

Lire la critique

Bread and roses (c) Excellent Cadaver

Plutôt qu’un pays tout entier, Steve McQueen a quant à lui consacré un imposant docu (4h) à sa ville, Amsterdam, au temps de l’occupation nazie. Avec Occupied City, présenté en séance spéciale, le cinéaste britannique a mis de côté la fiction (Shame, 12 Years a Slave) pour dresser des parallèles entre la lecture d’un ouvrage consacré aux juifs déportés dans la capitale néerlandaise et les images filmées aujourd’hui dans les rues d’Amsterdam, dont certaines, fantomatiques, prises durant la crise du Covid-19. Que ce soit dans Bread and Roses (prise de pouvoir des Talibans), In the Rearview (guerre en Ukraine) ou Occupied City (crise du Covid-19), le documentaire s’est en d’autres termes affirmé comme une forme cinématographique particulièrement adaptée pour représenter à l’écran une crise d’ampleur. D’où peut-être sa présence importante cette année à Cannes : lorsque la fiction est empêchée, réduite au silence par le tumulte d’un monde sous tension, le documentaire prend le relais.

CANNES 2023 · « Occupied City » de Steve McQueen, sombre histoire

Lire la critique

Inscrivez-vous à la newsletter

Votre email est uniquement utilisé pour vous adresser les newsletters de mk2. Vous pouvez vous y désinscrire à tout moment via le lien prévu à cet effet intégré à chaque newsletter. Informations légales

Retrouvez-nous sur