
Queer Gaze est la rubrique de notre journaliste Timé Zoppé sur le cinéma LGBTQ+
« Je ne me souviens pas de la première image. En Amérique latine, et en Argentine en particulier, la représentation des personnes queer a longtemps été très mauvaise : on les montrait comme des monstres ou de façon dégradante. C’est pour cette raison que j’ai commencé à faire des films et des œuvres audiovisuelles : parce qu’il manquait encore – et il manque toujours – des représentations queer dans l’imaginaire visuel.
Dans ma jeunesse, j’ai pu voirtrès peu d’images, mais Pasolini a été fondamental pour moi. Pas seulement pour la représentation queer, mais parce qu’il filmait des personnes situées en dehors du système. Ses films qui m’ont le plus marquée sont Théorème, Salò et Mamma Roma. Je les ai découverts quand j’étais à l’université, alors que j’étudiais le cinéma pour devenir scénariste. J’aimais écrire, et c’est presque par accident que je suis devenue réalisatrice.
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À l’origine, j’ai étudié le cinéma pour apprendre à écrire dans un autre format. Mais j’ai toujours eu une curiosité anthropologique et sociologique : je voulais raconter des histoires, et j’ai toujours observé les formes de coexistence entre les êtres humains, et aujourd’hui la coexistence avec le vivant.
Le premier film que j’ai fait en rapport avec les représentations queer, c’était Barbie tambien puede eStar triste, un court-métrage que j’ai réalisé en 2000. C’est une fiction mélodramatique et pornographique. Je m’intéressais à la manière dont le mélodrame et la pornographie permettent d’exprimer le désir des femmes au foyer.
Ce film a beaucoup circulé dans les festivals du monde entier, même s’il n’a jamais eu de sortie commerciale. Il a été projeté très souvent en Argentine et en Amérique latine. Je l’ai financé avec une bourse artistique, mais globalement, tous mes films ont été difficiles à financer : ce sont des œuvres subversives, qui dérangent les pouvoirs hégémoniques.

L’un de mes derniers films, Las Hijas del fuego [2018, ndlr], est pornographique : il montre un groupe de femmes vivant en Terre de Feu, au sud de l’Argentine, qui voyagent et s’invitent mutuellement au sexe et à l’affection entre elles. Le film commence avec un couple, puis d’autres personnages s’ajoutent. Ce film a été très complexe à réaliser : tout le monde croit que c’est marrant de faire un film pornographique, mais c’est surtout très difficile, particulièrement quand tout est pensé et fait de manière collective.Après ce tournage, une véritable bande s’est formée : un groupe de pensée politique. Les actrices sont aussi avocates, anthropologues, journalistes, et militantes LGBTQI+.

Elles m’ont poussé à réaliser un second film [¡Caigan las rosas blancas!, 2025, ndlr] avec les mêmes personnes. Comme j’avais déjà exploré le genre pornographique, j’ai voulu aller vers autre chose : un film où le voyage entraîne le passage d’un genre cinématographique à un autre, où le territoire influence l’humeur du groupe et la forme du film, pour aller vers la fantasy.
Je fais ces films pour les mêmes raisons que je fais mes films politiques ou sur la mémoire : parce que je crois que les images éduquent. On vit un moment étrange : tout semble exister en termes d’images, mais certaines réalités restent invisibles. Chaque film que je fais part de cette question : quelles sont les images invisibles ? On doit inventer, expérimenter. Dans le dernier film, on a introduit un vampire, parce que la figure du vampire lesbien est un trope important. Mais la principale inspiration, c’était le tableau Jardin des Délices de Jérôme Bosch.

Tout le monde me demande s’il va y avoir un troisième film avec la même bande d’actrices. Peut-être que ça arrivera, mais pas maintenant. En ce moment, j’écris un nouveau livre, de la fiction. C’est l’histoire d’une personne qui entend un bourdonnement, un son fantôme, et qui commence à communiquer autrement grâce à ce son, dans son habitat.
En Argentine, il y a bien sûr des cinéastes queer, par exemple Lucrecia Martel, qui est lesbienne, même si ses films ne portent pas explicitement sur ce sujet. Et aujourd’hui, beaucoup de jeunes cinéastes queer travaillent dans le pays. Disons que je me sens comme la “mère”, voire la “grand-mère” de cette génération. »
