
Queer Gaze est la rubrique de notre journaliste Timé Zoppé sur le cinéma LGBTQ+
« Je crois que j’ai deux images, mais je ne sais plus laquelle est venue en premier. Et c’est vraiment très mainstream. Soit c’est Madonna qui embrasse Britney Spears [sur la scène des MTV Music Awards en 2003, pendant leur live de Like A Virgin/Hollywood, ndlr], soit c’est Sarah Michelle Gellar qui embrasse Selma Blair dans Sexe Intentions [de Roger Kumble, 1999, ndlr]. J’étais complètement fan de Britney et de Buffy, donc c’est forcément l’une des deux. Mais je penche plutôt pour Sexe Intentions, parce que dans le film, il était question d’embrasser une fille, et ça créait un vrai sujet, une discussion. Alors que le baiser Madonna-Britney, ça dure une seconde, ça a été repris dans les médias pour choquer, provoquer, et puis terminé. Il n’y avait pas de discours autour.
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Sexe Intentions, c’était un film quand même assez pointu pour notre âge et choquant. Voir Buffy dans ce rôle, c’était subversif. Je ne comprenais pas tout, mais c’était clair que ça bousculait. Et puis il y avait Reese Witherspoon dans le film. Elle est devenue mon idole. J’ai encore un classeur rempli d’images d’elle. J’ai commencé à les collectionner à ce moment-là. Ce film, il m’a vraiment marquée en tant que très jeune ado, je devais avoir 10 ou 11 ans.

Je baignais dans un monde d’idoles toutes blondes. Il y avait une sorte de tension entre vouloir leur ressembler et les désirer. Depuis très tôt, je me suis toujours vue comme bisexuelle. Je me revois au collège dire : « Je suis bi » par défaut. Donc ces images, elles venaient comme des validations. Je me disais : ma vie va être ouverte. Et comme j’étais à fond dans la culture star, il y avait aussi ce rapport à la sexualité des icônes. Quelque chose de plus libre, plus vaste. Même si Britney n’était pas queer, il y avait cette dimension sexy qui, pour moi, ouvrait des portes.
Ensuite, au collège, j’étais fan de Lorie. Et puis un jour, j’ai complètement switché. Je suis devenue gothique, très vénère. Et avec ça, j’ai découvert la culture goth : cinéma, musique, littérature. Je me suis abonnée à Elegy, un magazine hyper riche. Il y avait beaucoup d’interviews de modèles qui posaient en latex, très sexualisées, et qui parlaient quasi toutes de leur bisexualité. Là encore, ça validait un truc pour moi : pourquoi s’empêcher ? Ces filles qui se mettaient en scène de façon sexy m’ont donné envie, moi aussi, de me mettre en scène.

Un autre moment charnière, c’est mon arrivée à la fac. J’ai rencontré un ami un peu poète, avec une grosse culture ciné. Il m’a filé une liste de films à voir pour devenir intello. Là-dedans, il y avait Desperate Living de John Waters [1977, ndlr]. On l’a regardé à la cité U, et je me souviens très bien d’une scène où une femme entre dans des toilettes et deux seins sortent soudain de trous dans une paroi. C’était grotesque, extrême, drôle. C’était un déclencheur. Je me suis dit : « Ok, c’est possible. » Les gens hurlaient tout le temps dans ce film. Moi, ça m’a révélé quelque chose. J’avais 18 ans. Ça m’a ouvert à un autre cinéma, un autre imaginaire, auquel je sentais que je pouvais appartenir, même si j’ai grandi aux Sables-d’Olonne, où il n’y avait rien côté cinéma. C’est à Nantes, avec les cinémas d’art et essai, que ça a vraiment commencé.

Je me rappelle avoir vu Amer, ce film hyper sensoriel du duo belge Cattet/Forzani [2010, ndlr]. Ce n’est pas un film queer à proprement parler, mais il m’a mise sur le chemin. Ce genre de cinéma, par son esthétisme, par sa radicalité, me touchait profondément. Et même si à l’époque je ne connaissais pas de personnes queer — j’en ai rencontrées pour la première fois en bossant au Quick à 19 ou 20 ans — j’avais déjà ces références. Je pense à Peaches par exemple. Son image a tout fait pour moi. Elle m’a nourrie.
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Et puis il y a Gogo Yubari dans Kill Bill [de Quentin Tarantino, 2003, ndlr]. Cette écolière ultra violente, c’était un énorme crush. Je l’avais en poster, en figurine… Ce mélange entre mignonnerie et agressivité m’a beaucoup marquée. Elle incarne ce que j’aime : une première lecture très sage, et derrière, une violence inattendue, un lesbianisme possible. Je sais que je ne donne pas une image très queer à première vue, mais j’aime jouer de ça, casser les attentes.
Toutes ces images influencent mon travail aujourd’hui. J’en ai gardé l’humour. Je suis attirée par des figures grotesques, potaches, qui vivent leur queerness dans la profusion, dans l’excès. Pas dans la retenue. Je ne suis pas du tout fan de Portrait de la jeune fille en feu par exemple. Je ne pense pas que ce type de film m’aurait bouleversée ado. Moi, j’étais en quête de personnages déglingués. Je ne voulais pas être queer pour rentrer dans une nouvelle norme. C’était l’inverse : aller à la marge de la marge.
Il y a aussi Alain Guiraudie. C’est mon père spirituel. Ses romans m’ont donné l’élan pour écrire. Avant, j’écrivais un peu, mais quelque chose bloquait. Avec lui, j’ai eu le feu vert. Son cinéma aussi, qui flirte avec les limites. Dans mon travail, je veux aller plus loin. Là où d’autres s’arrêtent à l’érotisme, moi je vais jusqu’au porno, mais toujours avec une intention artistique, une vraie mise en scène.
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Mes photos sont toujours un peu grotesques. J’ai une image où je tiens une sucette dans la chatte de quelqu’une — c’est un clin d’œil à Lolita de Kubrick. Petite, j’étais fascinée par Lolita. J’ai lu le livre à 10 ans, en cachette. J’étais une lectrice passionnée, très bonne en français, donc je suis tombée là-dessus très tôt. J’ai acheté la VHS du film, je l’ai regardée en boucle, sans tout comprendre, évidemment. Mais j’étais hypnotisée. À 18 ans, je me suis fait tatouer « Lolita ». J’avais même commandé le jeu de photos du film sur eBay.
Aujourd’hui, cette image de moi avec la sucette, c’est une réappropriation. Mais je crois que ce qui m’a aidée, c’est d’avoir rencontré des gens qui m’ont montré d’autres cinémas, plus explosifs. Ça m’a permis de regarder cette jeune fille que j’étais sans jugement, de comprendre ce que j’ai construit avec tout ça. Ça m’a permis de me déployer. J’ai grandi avec ce mélange entre l’envie de plaire aux hommes âgés, ce fantasme gênant mais répandu, et cette envie de niquer le récit, de renverser le regard, de planter une sucette dans une chatte et dire : voilà Lolita, mais différemment. »
: Des choses que j’imagine de Romy Alizée (Rotolux Press, 35 euros)
: performance Sainte Randonnée avec le musicien Vivian Allard au festival Jerk Off en octobre 2025