
Queer Gaze est la rubrique de notre journaliste Timé Zoppé sur le cinéma LGBTQ+
« J’ai grandi dans un petit village de l’île de Lesbos. À l’époque [elle est née en 1962, ndlr], il n’y avait pas Internet, et même pas de télévision. Je n’avais aucune influence extérieure, aucun repère culturel. C’était un village agricole, et ma famille — mes parents, mes cousins — était composée exclusivement d’enseignants. On était considérés comme l’élite locale, les seuls instruits. Il y avait des livres à la maison, mais moi, je me sentais très seule. Être enfant de profs, ça met à l’écart. J’étais déjà une marginale avant même de comprendre ce qui se passait en moi.
Je me souviens qu’à 10 ans, j’ai lu Bonjour tristesse [premier roman de Françoise Sagan, publié en 1954, ndlr]. C’était le premier livre que je lisais qui n’était pas un conte de fées. Ça m’a profondément marquée. Peu après, j’ai lu un roman de Dostoïevski, puis un texte de Stefan Zweig, La Confusion des sentiments [nouvelle publiée en 1927, ndlr] qui parlait de la relation entre deux hommes. Ça m’a touchée. Quelque chose résonnait avec moi. Je sentais que ça me concernait, sans encore pouvoir le nommer.
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Pour m’ouvrir sur le monde, je n’avais que la bibliothèque de mon père, dans laquelle on trouvait une encyclopédie, Le Mariage parfait, quelques ouvrages isolés… Pas grand-chose à se mettre sous la dent. Mais j’ai toujours eu cette impression d’être différente. Cela s’est encore accentué quand nous avons déménagé à Mytilène, la capitale de l’île, quand j’avais 14 ans. Même là-bas, je ne parvenais pas à me connecter aux autres, je ne comprenais pas cette différence que je ressentais en moi.
C’est à Mytilène que nous avons eu une télévision. Au village, seules trois familles en avaient une. C’était une télé en noir et blanc, avec deux chaînes, et sous la dictature grecque [la dictature des colonels qui a duré de 1967 à 1974, ndlr], on ne voyait quasiment rien d’autre que des comédies grecques ou des films turques. Mon père a même été exilé un temps, car il était perçu comme opposant au régime. Il n’y avait aucun modèle auquel s’identifier, ça ne parlait que de tromperies dans des couples hétéros. À l’écran, les rares personnages homosexuels étaient des hommes, et c’était des caricatures : des hommes efféminés, ridiculisés, peu fiables, méprisés.

Quand j’avais 18 ans, j’ai eu des sentiments pour une fille de ma classe, mais je ne pouvais pas me dire que c’était de l’attirance sexuelle. Ça m’était interdit. Lors d’un séjour à Eressos, j’ai rencontré trois filles, une très belle Italienne, sa petite amie sicilienne et une de leurs amies. Cette amie a commencé à me toucher les cheveux et m’a demandé si j’étais lesbienne. Je lui ai répondu que oui, bien sûr, puisque j’étais née à Lesbos ! À ce moment-là, je ne faisais pas encore le lien entre le mot et son autre sens possible. À l’école, on ne nous enseignait rien sur ces sujets. J’avais trouvé quelques fragments de poèmes de Sappho [grande poétesse de la Grèce antique qui a vécu à Lesbos aux VII et Vie siècles avant J.-C., qui enseignait à des élèves féminines et a écrit des poèmes d’amour pour des femmes ; le terme « saphisme » dérive de son nom et « lesbienne » de l’île où elle a donc vécu, ndlr] mais aucun recueil complet. Et encore aujourd’hui, il n’existe pas de bonne traduction moderne de Sappho en grec. Les meilleures sont en anglais, en français ou en allemand. En Grèce, on ne veut pas relier Sappho à l’homosexualité.
J’étais passionnée de littérature, une élève brillante. Mais malgré tous mes efforts, je ne trouvais rien sur les lesbiennes. En revanche, j’ai lu beaucoup de livres communistes. C’est seulement en entrant à l’université à Thessalonique, qui est la deuxième plus grande ville de Grèce, en 1980, que j’ai découvert la littérature féministe. Là, je me suis engagée dans les mouvements féministes et lesbiens, et tout a changé.

Je ne me souviens pas de la première fois où j’ai vu deux femmes s’embrasser dans un film. Les seules images que j’avais des lesbiennes, c’étaient celles des livres : Virginia Woolf, Djuna Barnes… Mon imagination faisait le reste. Mais je me rappelle d’un livre de photos de David Hamilton, où il y avait un cliché de deux jeunes femmes enlacées de manière très tendre. Je me souviens aussi de mes émotions en écoutant la chanteuse italienne Gianna Nannini, alors que je ne savais même pas qu’elle était lesbienne – elle n’est d’ailleurs toujours pas publiquement out aujourd’hui. Sans savoir pourquoi, sa musique me touchait profondément. Ces dernières années, des films comme Portrait de la jeune fille en feu [de Céline Sciamma, 2019, ndlr] et Carol [de Todd Haynes, 2015, ndlr] m’ont bouleversée. En tant que membre de jurys de festivals de films queer, j’ai pu voir beaucoup de productions récentes, et je suis heureuse de constater qu’il y en a enfin autant.
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Si j’ai réalisé ce documentaire, c’est parce qu’il n’y avait pas de représentation. Je voulais que nous soyons visibles, que nous ayons une voix. Ce qui m’a frappée, c’est que les femmes qui arrivaient dans les lieux que nous avions créés pour être libres ne s’y intéressaient pas. Elles venaient s’amuser, mais ignoraient tout du combat qui avait rendu cela possible. Elles voyaient juste un joli village méditerranéen, la mer, le soleil, la gentillesse des habitants. Mais ces mêmes habitants faisaient tout pour ne pas être associés aux lesbiennes. Ils veulent une image familiale du village, et effacent notre présence, alors que nous y venons par milliers chaque année.

Les archives du film viennent de mes amies. À l’époque, il fallait une vraie caméra, de l’argent, une volonté de documenter. On ne pensait pas que ce qu’on vivait méritait d’être archivé. Aujourd’hui, avec les smartphones, tout le monde documente tout, tout le temps. Mais à l’époque, on vivait simplement l’instant.
Heureusement, j’avais une amie, Martine, rencontrée à Eressos en 1982, passionnée de technologie. Elle filmait tout. Une grande partie des images vient d’elle. D’autres datent des années 1990 et viennent d’une amie allemande. Et beaucoup de femmes de la communauté m’ont envoyé leurs photos. Certaines sont difficiles à récupérer : abîmées, oubliées dans une cave, ou laissées chez des ex. C’est compliqué.
Aujourd’hui, je ne vis pas toute l’année à Lesbos, mais j’y passe parfois six, huit mois. Pendant le covid, j’y suis restée dix-huit mois d’affilée, c’était merveilleux. Mon vrai foyer, c’est Eressos. C’est là que je suis moi-même à 100 %, que se trouvent mes amies, mon bateau. Ailleurs, je suis une autre version de moi.
En Grèce, il n’y a toujours pas de chanteuses, écrivaines, actrices ouvertement lesbiennes. Rien. Même mes amies lesbiennes refusent de venir voir mon film de peur qu’on les associe à cela. Beaucoup de journalistes ont refusé d’en parler. C’est une société profondément homophobe, quoi qu’on veuille faire croire sur les réseaux sociaux. C’est pour cela que j’ai fait ce film : pour dire que nous existons. Pour dire : nous sommes là. »
Festival Cinémarges, qui fête ses 20 ans du 5 au 13 avril à Bordeaux
Projection de Lesvia mercredi 9 avril à 18h à la bibliothèque Mériadeck