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Guillaume Brac : « Sans perdre de vue la détresse et la souffrance, on peut voir cette crise comme un moteur de comédie »

  • Esteban Jimenez
  • 2020-04-30

Auteur de films solaires prônant la liberté et le plaisir de la rencontre (Un monde sans femme, L’Île au trésor), Guillaume Brac avait forcément des choses à dire sur l’étrange période que nous traversons. En attendant la sortie prochaine de son nouveau film, À l’abordage, il nous a raconté sa vie de confiné à Paris, mais aussi ses espoirs et ses craintes pour le monde d’après.

Quelle image gardez-vous des premiers moments de la crise que nous traversons ?

A vrai dire, cette crise est restée longtemps assez lointaine et abstraite pour moi. Fin février, j’ai présenté À l’abordage, mon dernier film (qui devrait sortir bientôt, ndlr), au Festival de Berlin, avec plusieurs comédiens et membres de l’équipe, ainsi que ma compagne et notre bébé d’un an qui joue dedans. Ça a été un moment extrêmement joyeux. Le film a été projeté dans des salles magnifiques, devant des centaines de spectateurs. Cela paraît presque irréel aujourd’hui, pourtant c’était il y a seulement deux mois. Rétrospectivement, ça m’apparaît comme les derniers jours d’insouciance, avant que l’épidémie ne prenne l’ampleur que l’on sait.

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Image d’A l’abordage, le prochain film de Guillaume Brac

Après cela, il me restait encore deux semaines de mixage dans un auditorium à Lyon. Avec le mixeur et le monteur son, nous y sommes restés, d’une certaine façon, confinés dans le noir dix heures par jour. Les échos du monde extérieur nous parvenaient un peu assourdis. Ce n’est qu’en rentrant à Paris, le jour de la première allocution présidentielle, que j’ai vraiment pris conscience que quelque chose de grave était en train de se passer. J’ai la chance d’être relativement jeune, en bonne santé et de ne pas avoir de personne gravement atteinte dans mon entourage, j’ai donc à ce jour davantage été confronté à la question du confinement qu’à la maladie elle-même. Personnellement, je ne suis pas particulièrement à plaindre, mais je pense beaucoup à celles et ceux qui sont seuls, ou qui manquent cruellement d’espace. Curieusement, je crois que c’est ça qui me touche le plus dans cette crise.

 

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Dans vos deux premiers films Le Naufragé et Un monde sans femmes, le personnage de Sylvain vit seul dans une station balnéaire picarde, très calme hors saison. On comprend qu’il évolue dans une sorte de confinement tout au long de l’année et que cela lui pèse.

C’est vrai que dans Le Naufragé, qui se déroule en hiver, le personnage de Sylvain est seul, presque sans possibilité de rencontre. Certes, il peut sortir de chez lui, mais les rues sont désespérément vides. Il a un tel besoin de contact humain qu’il s’accroche à un cycliste égaré comme à une bouée. Dans Un monde sans femme, j’ai vraiment voulu filmer le retour de la vie, les rues et les plages que l’on a vues désertes se remplissent…

J’ai eu le temps de repenser à plusieurs de mes films, et je m’aperçois qu’ils résonnent d’une manière assez particulière en ce moment, notamment L’Île au trésor qui est un film entièrement tourné en extérieur, sur le plaisir de la rencontre, de la flânerie, sur la façon de se créer ou de maintenir des espaces de libertés dans un monde de plus en plus contraint, qui impose de plus en plus de règles et de limites…

 

Comment occupez-vous vos journées confinées ? Est-ce une période artistiquement fertile pour vous ?
Il y a sûrement des artistes pour qui cette période est féconde… Personnellement, je ne me sens pas du tout artiste en ce moment. Avec un enfant en bas âge toute la journée à la maison, le quotidien prend beaucoup de place et il ne reste que très peu de temps pour réfléchir ou rêver. C’est un peu frustrant et usant à la longue. Mais la présence d’un enfant apporte aussi énormément de joie et de vie, et contribue paradoxalement à rendre cette période plus supportable. J’ai un rapport très concret au cinéma. Tous mes films sont nés de la fréquentation de comédiens pour qui j’ai eu envie d’écrire, de la découverte de lieux que j’ai eu le désir filmer. Le fait d’être confiné dans un appartement à Paris, loin des gens, loin des lieux qui pourraient m’inspirer, ça assèche. Mes films naissent de l’étincelle du réel. Et en ce moment, le réel, je ne le vois que de très loin, de plus loin que je ne l’ai jamais vu…
Cette période renforce un sentiment que j’éprouve déjà en temps normal, celui, en tant qu’artiste – même si j’ai un peu de mal avec ce mot – d’être légèrement à côté ou en dehors du monde. En ce moment des gens meurent, d’autres se battent pour soigner les malades dans des conditions très difficiles, beaucoup continuent à travailler chaque jour en dépit du danger, simplement pour que nous puissions manger et garder notre confort. Il m’est difficile de ne pas éprouver un sentiment d’inutilité et d’impuissance, même s’il m’arrive aussi de me dire que les films, et donc également mes films, apportent un peu de réconfort à ceux qui les voient. Et dans cette période sans doute plus que jamais.

Avez-vous vous-même le temps de regarder des films ?

Je n’ai de vrai plaisir à voir les films que dans une salle de cinéma. Mais j’ai installé un vidéoprojecteur chez moi, ce qui nous permet, avec ma compagne, de regarder un film presque chaque soir dans des conditions pas trop mauvaises. C’est un moment très précieux dans la journée. Le premier film que j’ai revu après le début du confinement, c’est Tendres Passions (1983) de James L. Brooks. Ça a été un plaisir intense, car le film, à la fois drôle et bouleversant, offre un spectre d’émotions très large. On a le sentiment de vivre quelque chose de très plein, comme un condensé d’existence. Un autre film que j’ai revu avec un immense plaisir, c’est Travolta et moi (1993) de Patricia Mazuy. J’ai découvert aussi le très beau That’s life de Blake Edwards et l’impressionnant Phénomènes de Night Shyamalan, qui résonne de façon troublante avec la situation que nous traversons.

Comment envisagez-vous le monde de la culture, et du cinéma, après cette crise ?

Je m’inquiète pour beaucoup d’entre nous. Comment les intermittents vont-ils pouvoir vivre dans les mois qui viennent avec toutes ces tournées théâtrales, ces festivals, ces concerts et ces tournages annulés ? Avec des mesures du gouvernement qui ne sont absolument pas suffisantes pour venir en aide à tous ceux qui se retrouvent brutalement privés de revenus ? Et cela vaut évidemment pour bien d’autres secteurs que celui de la culture, pour tous les travailleurs indépendants, les intérimaires, les précaires. C’est dramatique. Pour revenir au cinéma, il y a des projets de films qui probablement ne verront jamais le jour à cause de cette crise. Quand est-ce que les salles pourront rouvrir, est-ce que les spectateurs auront toujours le même désir de s’y rendre ?

À titre personnel, mon désir de faire des films a toujours été associé à la salle de cinéma et au grand écran. Les films qui m’ont marqué dans ma vie sont presque exclusivement ceux que j’ai découverts au cinéma. L’idée que peut-être un jour les films ne soient plus vus collectivement dans les salles, c’est quelque chose qui pourrait remettre en cause mon désir de faire ce métier. Je ne sais pas combien de temps des mesures de distanciation sociales devront être respectées, combien de temps on devra porter des masques. Peut-être que c’est seulement une parenthèse qui se refermera assez vite, on peut l’espérer. Je n’ai jamais eu de projets de science-fiction, mais la période actuelle déplace les lignes du réel et de l’imaginaire. Est-ce qu’à l’avenir on sera obligés de faire une comédie romantique avec des personnages masqués, quels enjeux dramatiques peuvent être induits par le fait de devoir rester à distance l’un de l’autre ? Ça pourrait devenir des vraies questions de cinéma dans les mois qui viennent.

Je me demande de quelle manière celles et ceux qui tourneront un film cette année ou l’année prochaine intégrerontfmoteur tout cela à leur récit. Plus concrètement, pourra-t-on encore tourner sans un protocole sanitaire étouffant ? Des infirmières ou des médecins sur le plateau, des équipes masquées, des distances à respecter, des périodes de quarantaine avant le tournage… Tout cela enlève beaucoup du plaisir presque enfantin de faire du cinéma.

Quand je repense à la manière dont nous avons tourné l’été dernier À l’abordage, qui est une sorte d’éloge de la rencontre, qui débute à Paris sur les quais de la Seine, un soir d’été, au milieu de la foule, avec des gens qui dansent. Et qui se poursuit en covoiturage, avec les trois personnages principaux |incarnés par Éric Nantchouang, Salif Cissé et Edouard Sulpice ndlr.] qui descendent dans la Drôme, jusqu’à un camping grouillant de vie… Ce film, où la fiction s’ancre en permanence dans le réel, serait complètement impossible à tourner cet été. D’une certaine façon, À l’abordage pourrait devenir un document d’archive, témoignant de ce qu’était la vie, libre et insouciante, avant le coronavirus. Ou d’une certaine façon de faire des films.

L’exode vers la nature est souvent le point de départ de vos films. Il faut quitter la ville pour se retrouver. Pensez-vous que notre rapport à la ville et à la ruralité va se retrouver bouleversé après cette période de confinement ?
C’est vrai que je n’ai jamais tellement eu le désir de filmer la ville ou en tout cas le quotidien. J’ai toujours été plus attiré par la parenthèse, l’échappée. Le paradoxe c’est que pour différentes raisons je suis resté confiné en ville au moment-même où beaucoup de Parisiens s’en allaient. J’habite dans le 13e arrondissement, un quartier avec beaucoup de tours et d’immeubles élevés : c’est à la fois assez émouvant et assez fascinant, le soir, quand les lumières s’allument. De chez moi, je vois des centaines de fenêtres, certaines proches, d’autres plus lointaines, qui sont autant de vies. Certaines fenêtres restent éteintes, parce que les gens sont partis. J’ai parfois l’impression que les gens sont comme pris au piège, enfermés, dans ces petits carrés de lumières, c’est très troublant. Mais il y a aussi quelque chose de réconfortant. La vie est toujours là, elle est juste un peu plus loin.
Évidemment, ce sentiment d’un piège qui se referme vaut aussi et surtout pour tous ceux qui sont actuellement confinés dans des grands ensembles, en banlieue parisienne, dans des espaces restreints. On sait que le confinement révèle énormément d’inégalités, qu’il les accentue… Le fait qu’il y ait les mêmes règles à respecter pour tout le monde est au fond assez injuste parce que personne n’est pas dans la même situation. Pour certains la règle est relativement facile à supporter, pour d’autres elle est terrible. Une autre réflexion qui m’habitait déjà et qui m’habite encore plus en ce moment, c’est la question du rapport à l’autre, de la méfiance, que la personne assise à côté de soi dans un transport en commun ou dans une salle de cinéma puisse être vue comme un danger potentiel, presque comme un ennemi, quelqu’un qui peut vous contaminer…
C’est assez effrayant et j’espère de tout cœur que c’est un sentiment qui ne s’installera pas durablement, celui de l’autre comme menace. Même si, finalement, le virus ne fait qu’accentuer une tendance qui était déjà bien amorcée : nous vivons dans un monde où l’autre ne suscite pas toujours la bienveillance et la curiosité, où il y avait déjà beaucoup de méfiance, de distance, de préjugés… Au fond le virus n’a peut-être fait que radicaliser les choses. L’île au trésor était déjà un film un peu utopique au moment où je l’ai tourné, il l’est encore plus aujourd’hui. Mais on peut aussi voir les choses de façon plus optimiste et se dire que l’on fait également plus attention à l’autre, que chaque micro-échange du quotidien avec un inconnu dans la rue, même masqué, prend une dimension nouvelle et précieuse dans ce contexte d’isolement. Je m’aperçois que je parle pour la première fois – au-delà de quelques phrases de politesse – à certains de mes voisins que je croisais depuis des années dans l’ascenseur.

Vos films se nourrissent du réel et vous vous refusez également de dissocier fermement la fiction du documentaire. Dans l’un des deux segments (Hanne et la fête nationale) de Contes de juillet, vous avez intégré l’attentat terroriste de Nice du 14 juillet 2016. Pensez-vous que cette pandémie peut et va influencer, de quelque manière que ce soit, vos prochains films ?

Mes films se déroulent toujours au présent. Quand j’ai intégré l’attentat de Nice c’est parce c’est arrivé pendant le tournage. Je ne l’aurais jamais utilisé un an plus tard comme un rebondissement dramatique. Évidemment que si je tourne un film dans un ou deux ans, dans un monde qui a changé et où cette pandémie aura laissé des traces, modifié les comportements, alors oui le film l’intégrera, il ne pourra pas l’éluder. Mais là, à l’heure actuelle, je ne sais pas… Comme j’ai besoin de faire des films assez vite, de les écrire, les préparer et les tourner dans un même mouvement, en quelques mois ou en tout cas avec un horizon suffisamment proche, il m’est difficile de me projeter au moment où l’on pourra de nouveau tourner des films dans des conditions à peu près normales.

Tout change tellement vite en ce moment. Mais d’une façon ou d’une autre, ce que l’on vit en ce moment se retrouvera nécessairement dans l’un de mes projets, c’est sûr. Peut-être même que je réussirai à en faire ressortir la dimension absurde et presque comique. Sans jamais perdre de vue la détresse et la souffrance de beaucoup d’entre nous, on peut aussi voir cette crise sanitaire comme un moteur de comédie. Les décisions erratiques de nos gouvernants, les règles de distanciation, les gestes barrières, le flicage des vacanciers : je pense que des cinéastes comme Benoît Forgeard, Antonin Peretjako, ou quelques autres, pourraient faire des comédies géniales autour de ça.
Les films de Guillaume Brac sont visibles en VOD :
Un monde sans femmes sur Universciné et Arte boutique
Tonnerre sur FilmoTV, Mycanal et MyTF1
L’Ile au trésor et Contes de juillet sur Universciné et OCS
Image de couverture : (c) Paloma Pineda pour TROISCOULEURS

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