
Dans votre jeunesse, vous avez étudié le théâtre et le journalisme avant de travailler en parallèle dans ces deux domaines. Aviez-vous l’impression d’avoir une double vie, comme votre personnage dans L’Agent secret ?
Je ne suis pas sûr qu’on puisse parler d’une double vie, car mes différents centres d’intérêt convergent. L’art et la politique fonctionnent ensemble et sont très semblables. Le rôle d’un artiste est selon moi très politique, et je gravite beaucoup autour de films aux sujets qui le sont, comme celui que j’ai réalisé moi-même en 2018, Marighella. L’Agent secret, Civil War ou Narcos ont aussi une approche politique, qui reflète la façon dont je vois ce que je fais. Ma passion pour le journalisme continue à se manifester dans mes choix d’acteur.
L’Agent secret, qui nous plonge dans un Brésil sous dictature, en 1977, porte sur la distorsion des faits et sur l’oubli. Qu’est-ce qui vous a amené à travailler avec Kleber Mendonça Filho ?
J’ai passé douze ans sans jouer de rôle en langue portugaise, ce qui est complètement fou ! J’avais rencontré Kleber à Cannes il y a vingt ans, en 2005, à l’époque où il était critique de cinéma. J’ai ensuite vu son premier long métrage, Les Bruits de Recife, et je me suis dit : « Mon Dieu, je dois absolument travailler avec ce type. » C’est du cinéma très politique et très brésilien, et sa connaissance de la grammaire cinématographique est démente. Kleber a aussi beaucoup de franc-parler. Il s’est, comme moi, beaucoup exprimé contre Jair Bolsonaro entre 2018 et 2022 [l’homme politique d’extrême droite a été président du Brésil de 2019 à 2023, ndlr]. Cette période nous a rapprochés, et le film est né dans ces circonstances. Pour moi, L’Agent secret parled’un homme qui reste en accord avec ses valeurs alors que tout ce qui se passe autour de lui est à l’opposé. C’est ce que Kleber et moi avons ressenti pendant les années Bolsonaro : nous voulions continuer à dire ce que nous pensions et à faire des films comme Marighella ou Bacurau [2019, ndlr] malgré le chaos politique qui nous entourait.
L’une des originalités de L’Agent secret, c’est que, alors que le héros mélancolique et mystérieux que vous incarnez vient chercher son fils à Recife, ses ennemis s’en prennent non seulement à lui, mais aussi aux services publics…
Oui, car la dictature n’était pas uniquement une dictature militaire, elle était aussi civile. Les hommes d’affaires, la presse et le pouvoir financier ont massivement soutenu la dictature, car ils ne voulaient pas d’un gouvernement avec une tendance politique de gauche. Dans L’Agent secret, j’aime l’idée que les ennemis ne sont pas les militaires mais juste des personnes dont le pouvoir se trouve habilité et renforcé par la dictature. Leur discours contre les services publics critique ce qui est souvent attaqué aujourd’hui par l’extrême droite. Elle trouve qu’il y a trop d’aides publiques et veut réduire les programmes sociaux : tout a besoin d’être petit pour elle, sauf la police ! Les attaques contre les universités, les services publics, les journalistes et les artistes finissent par former un tout. Kleber a écrit le scénario d’une façon vraiment brillante pour amener le film sur ce terrain-là.
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Le théâtre, que vous avez commencé à l’adolescence, était, pour vous, déjà lié à une vision politique ?
Non, j’étais trop jeune ! J’avais 15 ans. Et je n’ai pas commencé à faire du théâtre parce que je pensais que j’avais un talent particulier. Je voulais traîner avec un certain type de personnes. Je venais de la campagne brésilienne, et ma famille vivait dans une petite ville où étaient nés mes parents : Rodelas, dans l’État de Bahia, dans le Nordeste. Puis nous avons déménagé dans la capitale de Bahia, Salvador, qui est une grande ville. Mon père s’est débrouillé pour me mettre dans une école privée, nous avions déménagé pour que ma sœur et moi puissions étudier dans de bonnes écoles. Mais je ne me suis pas bien entendu avec les autres enfants, qui me prenaient pour un ovni. C’est un âge difficile, car c’est le moment où vous voulez être accepté par les gens de votre âge. Je n’avais pas beaucoup d’amis, et c’est seulement quand j’ai commencé à fréquenter des gens qui faisaient du théâtre que j’ai fait des rencontres intéressantes. Je voulais sortir avec ces filles, être ami avec ces types, discuter d’albums de musique et de films de Pedro Almodóvar… C’était le début des années 1990, et je découvrais un nouveau monde. Voilà comment j’ai démarré le théâtre. Mais je n’ai jamais considéré que c’était voué à divertir les gens et à leur faire oublier les problèmes du monde. J’ai toujours pensé que ce que faisaient les gens de théâtre était plus profond.
Avez-vous été surpris par votre accès rapide à la célébrité ? Les succès de la telenovela Paraíso tropical, puis du film Tropa de elite de José Padilha (Ours d’or à Berlin en 2008) ont été gigantesques au Brésil…
Quand vous commencez à être connu, vous pensez au début à la perception que les gens ont de vous. Vous vous dites : « Qui suis-je pour ces personnes ? Que pensent-elles de moi ? » C’est sûrement là que se loge le narcissisme, quand vous vous préoccupez de ce qu’on pense de vous et que vous êtes excité par une critique positive. Mais, au fil du temps, on apprend à mieux gérer tout cela. La telenovela est un vrai point de repère culturel au Brésil. Le star-system brésilien est entièrement construit autour des novelas, et c’est comme ça que les acteurs deviennent célèbres. En jouant dans Paraíso tropical [diffusée à la télé brésilienne en 2007, cette télénovela où Wagner Moura joue un homme d’affaires arriviste a réalisé des audiences triomphales, ndlr], j’avais l’impression de devenir enfin un acteur brésilien ! L’attention et l’amour qu’on vous porte sont agréables, mais il ne faut pas que cela vous rentre trop dans le cerveau et vous fasse oublier pourquoi vous faites ce métier. C’est pour ça que je reviens au théâtre en ce moment [il va jouer en 2026 à Édimbourg, Amsterdam et Avignon dans une adaptation moderne de la pièce Un ennemi du peuple de Henrik Ibsen, mise en scène par Christiane Jatahy, ndlr]. Je crois que tout acteur de théâtre doit revenir à un moment sur les planches.
Après Tropa de elite et sa suite, où vous incarniez un policier brésilien, vous avez joué dans Elysium (2013), film de science-fiction américain réalisé par le Sud-Afro-Canadien Neill Blomkamp. Vous y interprétiez le rôle d’un rebelle aux activités clandestines. Comment cette première expérience hollywoodienne s’est-elle passée ?
C’était génial. J’avais l’impression de faire mon premier film américain avec le bon projet et au bon endroit. C’était aussi la position dans laquelle se trouvait Neill Blomkamp. J’avais adoré District 9 [premier long métrage du même réalisateur, sorti en 2009, ndlr], qui avait réussi l’exploit d’être un film populaire avec un vrai propos politique. District 9 est une métaphore très forte de l’apartheid en Afrique du Sud, tout comme Elysium est un film sur les différences sociales et le fossé entre riches et pauvres. Je me disais que le film était parfait pour moi, car c’était un projet hollywoodien qui permettait d’aborder des thématiques sociales dans la lignée de mes films brésiliens.

Vous avez ensuite joué dans la série Narcos (2015-2017) où vous incarnez le célèbre trafiquant de drogue colombien Pablo Escobar. Vous y tourniez pour la première fois en langue espagnole avec un rôle ayant nécessité une transformation physique et une importante prise de poids…
J’adore Narcos ! C’était là encore un projet qui me correspondait sur deux plans : c’est l’œuvre la plus populaire dans laquelle j’ai tourné, les gens l’ont vue aux quatre coins du monde – on m’en parle par exemple quand je vais en Arabie saoudite. Et c’était aussi un exercice de découverte personnelle. Je vivais en Colombie pendant le tournage et j’apprenais une nouvelle langue. Comme le Brésil est un pays très isolé en Amérique du Sud, du fait que nous parlons le portugais et pas l’espagnol, on a parfois l’impression de ne pas être reliés au reste du continent. Avec Narcos, j’avais l’occasion de travailler en espagnol avec des comédiens venus de Colombie, du Chili ou d’Argentine, et de traiter du narcotrafic, un sujet très important pour les pays qui produisent et exportent de la drogue comme le Brésil ou le Mexique. Cela fonctionnait à la fois pour ma carrière – même si je n’aime pas trop utiliser ce mot, car il s’agit tout simplement de ma vie – et pour mon identité de Sud-Américain.
Après les deux saisons de Narcos, vous avez coécrit, produit et réalisé Marighella (2021, inédit en France), dans lequel vous ne jouez pas. Pourquoi cette envie de passer derrière la caméra ?
Pour commencer, j’avais une admiration pour Carlos Marighella, dont je venais de lire une biographie. J’étais fasciné de voir à quel point l’histoire au Brésil avait toujours été racontée du point de vue des vainqueurs. On nous expose le point de vue portugais concernant l’arrivée des colons au Brésil au xvie siècle, mais jamais celui des natifs brésiliens ou des esclaves venus d’Afrique. Le Brésil a un problème avec la mémoire collective. Avec Marighella, je voulais mettre en avant le nom d’un homme qui avait été effacé de notre histoire. C’était le leadeur de la résistance armée contre la dictature [de 1964 à 1985, ndlr], et il a été tué en 1969 par la police. Alors que le film était sur le point de sortir, Jair Bolsonaro, qui a toujours vanté la dictature et ses tortionnaires, était président. Une œuvre sur Marighella ne lui plaisait pas du tout. On a présenté le film au Festival de Berlin en 2019, mais il n’a pas pu sortir au Brésil, car Bolsonaro a tout fait pour l’en empêcher. Le film est finalement sorti chez nous fin 2021, sous beaucoup de pression, car c’est un pays très polarisé, et le gouvernement était autoritaire. C’était un moment très violent au Brésil, avoir une opinion différente était risqué. Bolsonaro a heureusement été condamné depuis, et il dort maintenant en prison pour avoir commis un crime contre la démocratie brésilienne [le 11 septembre dernier, il a été reconnu coupable par le Tribunal suprême fédéral de la tentative de coup d’État de 2023 au Brésil et condamné à 27 ans et 3 mois d’emprisonnement. Il est incarcéré depuis le 22 novembre, ndlr].

Vous avez superposé vos casquettes de journaliste et d’acteur en jouant un reporter de guerre dans Civil War d’Alex Garland (2024), dystopie qui décrit un autre pays très divisé, les États-Unis…
J’avais très envie de travailler avec Alex Garland, et le scénario de Civil War était le plus contemporain que j’aie jamais lu. Je pense que la plus grosse menace sur les démocraties est la polarisation politique et la façon dont les gens accèdent aux informations. Il y a une décadence du journalisme en matière de modèle économique et d’importance symbolique. Quand des politiciens comme Trump ou Bolsonaro attaquent des journalistes en disant que ce sont des menteurs et que cela se fait sur fond de changements technologiques et d’IA, cela devient extrêmement dangereux. La pièce que je vais jouer, inspirée d’Un ennemi du peuple, raconte comment aujourd’hui, dans le monde, la vérité telle qu’on la connaissait est terminée. Cela m’effraie. Les faits n’importent plus, il n’y a que des versions alternatives de la réalité. Et ce phénomène mène à la polarisation, puisque tout le monde reste coincé dans sa bulle d’information. On vit tous dans des mondes différents. La communication devient impossible.
Vous avez remporté le Prix d’interprétation masculine au dernier Festival de Cannes pour L’Agent secret. Que vous procure l’accueil enthousiaste du film ?
Je suis tellement heureux ! C’est la récompense la plus importante que j’aie jamais reçue. C’est le Festival de Cannes, c’est énorme. Et je suis heureux aussi que ce prix m’ait été attribué pour un film brésilien. C’est un moment spécial pour le Brésil, notamment après le succès de Je suis toujours là [film de Walter Salles qui traite aussi de la dictature brésilienne et a reçu l’Oscar du meilleur film étranger en 2025, ndlr]. L’extrême droite brésilienne, même sans Bolsonaro, ne cesse de répandre fausses accusations, mensonges et fake news à propos du rôle de l’État dans le financement de l’art. Ils ont à un moment donné transformé les artistes en ennemis du peuple. C’est formidable de voir la culture et le cinéma du Brésil célébrés dans de grands festivals et concourir aux Oscars. Aucun pays ne se développe s’il ne soutient pas sa culture ni ses artistes. Vous le faites très bien ici, en France, et il faut continuer de le faire. Aujourd’hui, au Brésil, avec le président Lula [homme politique de gauche qui a assuré la présidence de 2003 à 2011 et a été réélu en 2023, ndlr], on a heureusement un gouvernement qui comprend l’importance de la culture.
