Vicky Krieps : « Le film montre quelqu’un qui quitte sa cage et le prix qu’il faut payer pour sa liberté. »

Celle qui s’est fait connaitre en jeune épouse faussement candide dans « Phantom Thread » de Paul Thomas Anderson (2017) a incarné plusieurs fois des visages publics du passé : Sissi chez Marie Kreutzer, l’épouse de Karl Marx chez Raoul Peck, Anne d’Autriche chez Martin Bourboulon… Dans « Love Me Tender » d’Anna Cazenave Cambet (« De l’or pour les chiens »), Vicky Krieps incarne cette fois une figure contemporaine : l’écrivaine française Constance Debré. À Cannes, en mai, on a discuté avec elle de ce rôle détonant de mère de famille et avocate qui plaque tout pour sortir avec des femmes et écrire des romans.


Vicky Krieps
Vicky Krieps Photographie : © Julien Lienard pour TROISCOULEURS

Quelle est la première image qui vous est venue en commençant à préparer le film ?

C’était plutôt une idée, celle d’apnée [après avoir quitté son mari, joué par Antoine Reinartz, et son métier, l’héroïne se donne comme nouvelle discipline d’aller à la piscine tous les jours, ndlr], de devoir tenir le coup, continuer malgré tout. Le côté physique aussi. Parfois, le corps arrive à faire des choses que les mots ne permettent pas.

Vous aviez lu Love Me Tender, le roman de Constance Debré (publié en 2021), avant d’arriver sur le projet ?

J’ai reçu un mail avec les deux : une version du scénario et une version digitale du livre. J’ai mis du temps à les lire parce que j’ai des enfants et trop de projets… Dès les premières phrases du scénario, j’ai été prise. J’ai tout de suite ouvert le livre, pas pour comparer les mots mais plutôt l’esprit. J’y ai retrouvé la même chose. J’ai fini le scénario et ensuite le livre.

◣ On nous laisse penser qu’il faut à tout prix garder tout ça, le perpétuer, exceller dedans. Qu’il faut “réussir” son rôle. Alors qu’en fait, on peut aussi le quitter. ◢

Comment cette histoire a résonné en vous ?

C’était comme si je savais tout sans le savoir. Je savais exactement ce que cette femme traversait, sans avoir vécu la même chose. Elle parle de se libérer du rôle que la société nous donne. Et ça, c’est beaucoup plus universel, ça ne concerne pas que des femmes ou des mères. Hommes, femmes, enfants… on est tous enfermés dans cette cage pleine de règles, de définitions et de rôles. On nous laisse penser qu’il faut à tout prix garder tout ça, le perpétuer, exceller dedans. Qu’il faut « réussir » son rôle. Alors qu’en fait, on peut aussi le quitter. On peut être contre, on peut sentir que ce n’est pas vraiment ce qu’on est. Pourtant, les gens quittent rarement cette cage. Le film, c’est ça : ça montre quelqu’un quitter cette cage et le prix qu’il faut payer pour sa liberté. Je pense que c’est quelque chose que j’ai connu jeune, en tant que fille. Petite [elle est née en 1983 et a grandi au Luxembourg, ndlr], je ne comprenais pas pourquoi il fallait que je m’intéresse à mon apparence, paraître belle, ou pourquoi il fallait avoir un petit copain. « Oui mais Vicky, il faut essayer. » J’avais compris qu’il y avait un truc qui s’appelait l’amour, et que ça valait la peine d’attendre ça. Mais je ne comprenais pas pourquoi j’étais supposée “jouer”, être la copine de quelqu’un « pour essayer ». Je suis devenue mère assez tôt, j’avais 26 ans, et on me disait que je devais quitter le rôle de jeune actrice et prendre celui de jeune maman. J’ai refusé et ça a été tellement dur… Quand j’étais encore en couple avec le père [l’acteur allemand Jonas Laux, ndlr], c’était une lutte interminable pour expliquer pourquoi je voulais faire des films où je n’étais pas bien payée mais dans lesquels je croyais. Pourquoi je prenais en plus des cours – parce que j’étais curieuse de savoir ce qu’il y avait d’autres. Il ne comprenait pas. Quand je l’ai quitté, même chose : « Comment est-ce que tu peux faire ça ? » Il trouvait que j’étais égoïste, soi-disant parce que je voulais une grande carrière. Alors que la vérité, c’est que je sentais que je n’aimais pas cet homme, et que le plus honnête que je pouvais faire pour mes enfants, c’était de le quitter. Aujourd’hui on est très bons amis, donc ça s’est bien passé, mais les premières années étaient dures. Tout le monde me critiquait. Les profs à l’école de mon fils – il a dû quitter sa première école. On me reprochait de n’être jamais là, parce que je poursuivais ma carrière alors que j’aurais très bien pu faire de la télé en Allemagne. Je ne crois pas qu’un homme doive s’expliquer dans ce genre de cas…

Love Me Tender
Love Me Tender

Vous ne ressemblez pas physiquement à Constance Debré, mais on la retrouve à travers vos postures et votre interprétation. Comment avez-vous construit le rôle ?

Je ne voulais pas rencontrer Constance, parce que j’avais compris qu’elle nous laissait beaucoup de liberté, et je trouvais ça très chouette. Par respect, je voulais garder cette distance. Et aussi, je crois très fort que notre tête n’a pas toujours les bonnes idées. Surtout pour un acteur, il faut oublier ce qu’on veut devenir pour devenir ce qui est plus vrai. Si je commence à vouloir être une meilleure actrice, à faire un personnage que les gens vont applaudir pour ma transformation, alors je quitte la vérité du livre, du scénario, du film. Je préfère prendre le risque de me tromper, de jouer quelqu’un qui a vraiment existé sans être “semblable”, mais en suivant une honnêteté, une justesse que j’ai sentie dans les mots. Mon corps répond inconsciemment à une logique qui vient de ce qui est dit. C’est un truc un peu animal, instinctif. C’est ce que j’ai fait ici, et je crois que ce n’était pas trop mal — j’étais même un peu plus proche d’elle, m’ont dit des gens qui la connaissent bien.

◣ Je n’ai jamais été en couple avec des femmes, donc je me suis demandé comment interpréter ça de la manière la plus juste et respectueuse — ne pas “faker”. ◢

Le film montre des scènes d’intimité et de sexe entre femmes, au fil des rencontres de l’héroïne. Ça reste rare aujourd’hui. Comment vous avez abordé cet aspect avec Anna Cazenave Cambet ?

J’essaie souvent d’oublier mon extérieur et d’être juste à l’intérieur. J’avais compris que, pour cette histoire, l’intimité était très importante. C’est un personnage qui n’arrive pas à vivre l’amour, qui est pourtant en elle très fort, mais qu’elle ne peut pas vivre dans les relations. Il y a une solitude. Et pour briser la solitude, il faut la chaleur humaine. Donc j’ai compris que ce serait important de suivre Anna là-dedans. Je lui ai fait confiance. Ça ne veut pas dire que je me sentais très à l’aise, mais j’ai réussi à m’oublier dans les scènes, à suivre mon instinct sensuel. Je n’ai jamais été en couple avec des femmes, donc je me suis demandé comment interpréter ça de la manière la plus juste et respectueuse — ne pas “faker”. Et j’ai trouvé à l’intérieur de moi cette idée de chaleur humaine. C’était évident. Le toucher des corps, des peaux, des êtres humains qui échangent une chaleur. Et ça, c’est à travers tous les genres, toutes les combinaisons, toutes les pratiques : il n’y a pas de règles.

Love Me Tender
Love Me Tender

La relation entre l’héroïne et son fils est très particulière, faite de distance et de proximité, puisque son ex-mari, jaloux et frustré, tente de lui en enlever la garde. Comment vous avez travaillé ça avec le jeune acteur, Viggo Ferreira-Redier ?

Il est tout petit. Ma priorité, c’était qu’il soit à l’aise. C’était ma mission : tout faire pour qu’il passe un bon moment. Et ça rejoint le personnage, parce qu’elle ne veut pas qu’il voie qu’elle souffre. Ce qui m’a vraiment touchée dans le livre, parce que j’ai deux enfants, c’est cette mère qui ose mettre l’amitié avec son enfant au-dessus de la maternité. Je pleure à chaque fois devant la scène où elle dit : « Je m’étais dit que j’allais le faire à ma manière ». Parce que moi aussi, je pensais faire pareil. Être honnête, être moi-même, et que ce serait bien pour les enfants. Je n’étais pas préparée à la critique qu’on m’a faite. Je voulais avant tout être amie avec mes enfants. Ce n’est pas parce que je refuse la maternité, ou que je fuis une responsabilité. Pas du tout. C’est que je leur donne la chance de choisir de m’aimer ou de ne pas m’aimer, de trouver ça cool ou pas, d’avoir une opinion, d’échanger.

Love Me Tender
Love Me Tender

◣ Je ne veux pas forcer mes enfants à regarder du cinéma d’auteur, mais j’essaie de transmettre ce que mon père m’a appris : la différence entre regarder un film vite fait et s’asseoir, éteindre les lumières, avoir un bon son, projeter.◢

Je crois que votre père était très cinéphile. Comment vous a-t-il transmis son amour du cinéma ? Et vous, que montrez-vous à vos enfants ?

Oui, mon père était passionné de cinéma [Bob Krieps a créé une petite entreprise pour acheter des vieilles copies de films européens de patrimoine, les restaurer et les revendre, ndlr]. Je réussis moins bien que lui, parce que je suis celle qui travaille, et ma mère nous gardait. Lui, il avait l’énergie pour dire : « Allez, on regarde un film ! » ou « On va marcher dans la forêt ». Moi, quand je rentre, je suis fatiguée. Mais par exemple, avec mon fils, j’ai un deal : on a un projecteur à la maison. Il n’a pas le droit aux jeux ni aux tablettes, mais après les devoirs, avant le dîner, il a le droit de regarder autant qu’il veut des DVD sur le projecteur. Et comme ça, dernièrement, on a regardé Crooklyn de Spike Lee. Il a adoré. Alors que c’est un film sur une fille, sur la famille, sans super-héros. Et puis on est allés voir les vieux Star Wars. Je ne veux pas forcer le cinéma d’auteur, mais j’essaie de transmettre ce que mon père m’a appris : la différence entre regarder un film vite fait et s’asseoir, éteindre les lumières, avoir un bon son, projeter. Aujourd’hui encore, mon père récupère des vieux DVD au recyclage, il trouve des trucs incroyables. Et maintenant c’est moi qui lui demande de me les prêter, parce que les VOD m’énervent : je ne trouve jamais la bonne langue. En Allemagne, tout est doublé… donc le DVD, c’est cool.

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