Reportage : Oslo vu par Joachim Trier

À Oslo, l’été, le soleil ne se couche presque jamais. Dans ses films « Nouvelle Donne » (2008), « Oslo, 31 août » (2012), « Julie (en 12 chapitres) » (2021) et aujourd’hui « Valeur sentimentale », Grand Prix au dernier Festival de Cannes, Joachim Trier joue avec cette perte de repères, créant un portrait mélancolique, diffus et sensoriel de la capitale norvégienne, point d’ancrage de souvenirs épars, de regrets et de possibles. Guidé par le cinéaste, qu’on a interviewé sur place à notre arrivée, on a ensuite dérivé dans la ville pour sentir à quel point son cinéma y répond.


Joachim Trier
© Morten Skalstad pour TROISCOULEURS

Dans Valeur sentimentale, il y a cette séquence drôle où Gustav Borg (Stellan Skarsgård), cinéaste norvégien reconnu, dirige la jeune actrice américaine Rachel Kemp (Elle Fanning) dans sa propre maison de famille, une impressionnante bâtisse rouge et brun. En parallèle, ses deux filles (Renate Reinsve et Inga Ibsdotter Lilleaas) accueillent le retour de ce père longtemps absent avec une certaine défiance. Quand Rachel l’interroge sur son lien intime avec les lieux, Gustav lui désigne un tabouret : un objet très important pour lui, explique-t-il, car c’est là que sa mère s’est pendue il y a des décennies. Mais, juste après, on découvre qu’il s’agit d’un meuble Ikea tout bête, sans histoire, acheté trois ans plus tôt…

En partant à Oslo en juin dernier, on a pensé à cette scène, en se demandant si on ne risquait pas, en tentant une sorte de « Joachim Trier Tour », d’avoir le même regard biaisé que Rachel, d’écrire un article carte postale, de vouloir donner du sens à ce qui n’en a pas, ou de figer quelque chose d’une ville qui ne peut que nous échapper. Et puis on s’est souvenu du début de Nouvelle Donne (découvert par la société de distribution française Malavida en 2006), le premier long métrage de Trier – une sorte de statement anti-folklore. Sur l’avenue principale Karl-Johan, qui mène au Palais royal, le cinéaste filme au ralenti la parade du 17 mai, la fête nationale norvégienne. Les drapeaux rouges, les costumes traditionnels… Tout le défilé paraît englué, presque zombifié, sur les accords désenchantés de « New Dawn Fades » de Joy Division. « Faut qu’on se tire d’ici », lâchent les deux jeunes héros, des aspirants écrivains détachés, embarrassés par cette mise en scène patriotique, et qui, comme Trier au moment où il réalise ce film après son cursus à la National Film School de Londres, veulent proposer une vision plus inquiète et remuante de leur pays.

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JULIE 50 Verdens Verste Menneske © Oslo Pictures
© Oslo Pictures

JOACHIM TRIER SUMMER

« Plus jeune, je pensais que rien d’important ne pouvait venir d’ici », confie Joachim Trier, 51 ans, lorsqu’on le retrouve sur le toit-terrasse de Mer Film, la société de distribution norvégienne de Valeur sentimentale, au bord de l’Akerselva – cette rivière en cascades qui traverse Oslo. Ce qui frappe d’emblée, en arrivant dans la capitale, c’est une forme de douceur de vivre : l’omniprésence des espaces verts, le calme, cette lumière d’été dont Trier sait capter la pâleur ouatée, l’intimité qu’elle enveloppe. Une amie expatriée nous glisse que cette atmosphère bucolique est très limitée dans le temps. Selon elle, dès les premiers rayons de soleil, les Norvégiens vivent dans l’angoisse du prochain hiver, de ses nuits interminables (jusqu’à dix-heures d’obscurité en décembre, en raison de la latitude). Alors, dès que les beaux jours reviennent, tout le monde sort. « Il y a encore deux ou trois semaines, on a passé de la musique avec mes amis – ce sont les soirées Noble Dancer, que j’organise. C’était en extérieur, et cette lumière crépusculaire sans fin était incroyable », raconte Trier.

L’autre impression qui se dégage de la ville, c’est celle du confort matériel qui se reflète dans l’architecture monumentale de certains bâtiments. À l’image de l’opéra d’Oslo, au bord du fjord : une sorte d’iceberg géométrique de granit blanc et de marbre, percé de grandes baies vitrées, choisi par Trier pour son unique incursion dans le fantastique, Thelma (2017), dans lequel l’épure du décor devient particulièrement menaçante.

Thelma
« Thelma » @ Le Pacte

Cette richesse de la Norvège était questionnée lors d’une performance de l’artiste écoféministe Kirsty Kross à laquelle on a assisté en débarquant. Au cœur d’un jardin, elle présentait sa propre version de la fête de Midsommar – célébration du solstice d’été dans les pays scandinaves. Arborant une couronne de plantes et tirant un chariot coloré, elle y distribuait des cartes figurant les stations pétrolières ayant fait la fortune du pays, alertant sur le désastre écologique engendré – comme dans Nouvelle Donne, le pittoresque en prend un coup.

Dans ses interviews, Joachim Trier évoque parfois sa conscience de parler d’une position privilégiée. « Dans Valeur sentimentale, je dépeins le déclin d’une certaine classe, une sorte de bourgeoisie culturelle. Il fut un temps où des familles comme la mienne pouvaient vivre dans des maisons magnifiques comme celles du film. Mais ce n’est plus le cas. Aujourd’hui, ce sont surtout des gens d’affaires, bien plus fortunés. » Il poursuit : « À l’écriture, j’ai beaucoup pensé à la maison familiale dans laquelle mes grands-parents avaient vécu. Ma mère y vivait encore récemment et s’apprêtait à la vendre. J’ai commencé à imaginer toutes les strates du temps qui avaient traversé ces pièces – la joie, le chagrin, les grands moments, les petits aussi. Je ressens la mémoire comme quelque chose de profondément lié à l’espace. »

JE ME SOUVIENS

Le motif de la maison en vente, bardée de cartons à déménager, comme si le passé était prêt à être définitivement soldé, se trouvait déjà à la fin d’Oslo, 31 août, quand Anders (Anders Danielsen Lie), sortant de désintox, revenait chez ses parents pour se piquer à l’héroïne. On apercevra cette même maison rouge – ou en tout cas une maison qui lui ressemble – en nous promenant sur les hauteurs de Stensparken, un parc dans le quartier où a grandi Joachim Trier.

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Bakc home
« Back Home » © Memento Films

Qu’est-ce qui nous traverse quand on redécouvre des lieux qui nous ont façonné et qui nous paraissent désormais vagues, lointains ? Le cinéma de Trier commence souvent au moment où des personnages qui ont fui reviennent – un de ses films s’intitule même Back Home (2015). « Dans ce film, Isabelle Huppert joue une photographe de guerre qui a tout sacrifié pour son travail. Dans Valeur sentimentale, le cinéaste n’a pas été assez présent dans la vie de ses filles. Je suis fasciné par cette question : comment revient-on vers sa famille quand on s’est donné tout entier à sa vocation ? J’ai essayé de trouver cet équilibre dans ma propre vie. Et j’ai l’impression que ces dernières années, je m’en suis approché. J’ai été quelqu’un d’agité pendant longtemps. Mais, parfois, cette impulsion entre en conflit avec le fait d’être simplement là. Être proche de quelqu’un. Être en couple, en famille », confie Trier, qui a lui-même deux enfants.

Le cinéaste parle là de ses personnages dévouant leur vie à l’art – mais d’autres n’ont pas la chance d’être portés par une cause. L’un des héros de Nouvelle Donne est un écrivain en panne, encore incarné par Anders Danielsen Lie. Après six mois passés en clinique à la suite d’un épisode psychotique, il demande à sa bande de l’emmener à Bygdøy, une péninsule à l’ouest d’Oslo, où ils avaient l’habitude de se baigner ensemble. Mais quelque chose a changé. Oui, il aurait pu, comme avant, pousser son pote dans l’eau pour faire rire les autres – c’est d’ailleurs ce que suggère un plan mental, entrecoupant la scène. Mais il ne le fait pas. Parce qu’il ne ressent plus rien. Et il imprègne l’endroit de tout ce vide.

Nouvelle donne
« Nouvelle donne » © Malavida

Si le cinéma de Trier arpente Oslo, ce n’est jamais de la flânerie ; c’est toujours de l’errance. « À Bygdøy, il y avait un autre endroit où j’allais, mais je n’ai pas voulu le filmer – c’était un lieu secret, tu traversais les bois et tu tombais dessus. On sautait dans l’eau depuis des falaises de douze mètres de hauteurs. » Joachim Trier nous a indiqué la position sur Maps – on y a croisé un groupe d’ados, un peu plus jeunes que les personnages de Nouvelle Donne, qui plongeaient. Le cinéaste nous a donné plein d’autres de ses adresses, des spots qui peuvent paraître anodins, ou bien des passages obligés mais qu’il filme toujours de manière inattendue. Comme l’impressionnante installation Vigeland, qui apparaît dans plusieurs de ses films, regroupant plus de deux cents sculptures et un monolithe, des corps nus et entassés signifiant la fragilité de la condition humaine, au centre du parc Frogner. Se détournant des statues, Trier préfère y saisir l’écho des voix que ses personnages font résonner dans le parc au petit matin, alors qu’il n’y a personne. « La Norvège est connue pour sa nature sauvage. Je la respecte, je la crains, je la trouve bouleversante. Mais je n’ai pas grandi dedans. J’ai grandi en ville, à Oslo, un peu à Copenhague, puis à Londres. Pour moi, les parcs étaient l’endroit où se déroulaient les conversations sérieuses. Là où on tombait amoureux, où on se quittait, où on restait silencieux. Des lieux de transition où se vivait la vraie vie émotionnelle. Je pense que c’est pour ça que j’y reviens dans mes films. »

Ce sont ces à-côtés qu’on voulait éprouver, parce qu’il a su nous connecter émotionnellement à toutes leurs vibrations, à toutes leurs couches d’histoires. « J’ai lu Je me souviens de Georges Perec très jeune [un recueil de bribes de souvenirs publié en 1978, ndlr]. Je m’en étais inspiré pour l’ouverture d’Oslo, 31 août. J’avais interviewé beaucoup de gens. Je leur demandais de dire « Je me souviens… », de me raconter un souvenir lié à Oslo. Et ils allaient très loin. Ce genre de fragmentation – je pense que c’est ça, les villes. J’ai toujours été intéressé par la manière dont les vies se croisent brièvement, la superposition d’expériences. »

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Oslo 31 aout
« Oslo, 31 août » © Memento Films Distribution

Le lieu qu’on voulait voir le plus – parce que c’est celui qui nous a le plus intimement touché dans son cinéma –, c’est justement le café d’Oslo, 31 août. Dans une séquence lancinante de mélancolie inspirée par Le Feu Follet (1963) de Louis Malle, il filme le malaise, le vertige d’Anders qui tente de se raccrocher au monde – dans des flous, il paraît s’effacer, tandis qu’une grande vitre le sépare des autres. On le suit écouter telle ou telle conversation dans le café, se laisser happer par une bribe de vie par-ci par-là, que Trier décide de suivre à travers des plans d’une pénétrante solitude : ici, un jeune homme languissant sur un banc ; là, une fille qui fait ses courses, soudain prise d’un poids. « Ce qui est triste, c’est que ce café a depuis été racheté par une chaîne suédoise. C’était un lieu très “Oslo”. Maintenant, il est plus banal. Et franchement, je ne suis pas fan de leur café. »

LE TRIER GAP

La grande vitre est toujours là, mais le mobilier a quelque chose de plus uniformisé, de plus froid qui dispose moins aux confidences. Et en effet leur café est peut-être un peu trop allongé. Joachim Trier nous dit que c’est aussi pour ça qu’il fait du cinéma, pour sonder des lieux avant qu’ils ne disparaissent. «C’est lié à l’espoir du souvenir – mais aussi à l’acceptation de l’oubli. »

C’est toujours un Oslo en mouvement qui apparaît dans ses films : il ne faut pas oublier qu’il a été skateur, et que ça a profondément marqué son appréhension de l’espace. « Pendant un moment, j’étais un peu gêné d’en parler. Tu sais, j’étais sponsorisé, je voyageais à travers le monde. J’étais à fond dedans, c’était une identité. Quand j’ai commencé à faire des films, je n’en parlais plus trop, je ne savais pas si ça avait vraiment compté. Mais c’est évident. Dans les années 1990, mes amis et moi, on se filmait faisant du skate avec un objectif fisheye, en contre-plongée. Il y avait un rythme, un flux. Dans mes films, j’essaye de retrouver ça. Je fais beaucoup de mouvements, des plans fluides avec des rails. J’adore cette sensation de glissement à travers l’espace, ce flottement, cet élan. » Il existe même un escalier au cœur d’Oslo, dans le quartier d’Aker Brygge, renommé le « Trier Gap » par des skateurs, car le cinéaste a été la seule personne à réussir à le prendre en ollie. Et on trouve que cette image du saut dans le vide correspond particulièrement bien à ses films, lui qui a toujours filmé Oslo comme une éventualité, une incertitude.

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Reportage : Oslo vu par Joachim Trier 8

Quand toute la ville se fige soudain dans Julie (en 12 chapitres) et que l’héroïne (Renate Reinsve) poursuit sa course, le cinéaste crée un espace liminaire où elle peut soudain dévier de sa propre vie. Sur la colline d’Ekeberg d’où elle contemple Oslo dans le tout premier plan du film – c’est d’ailleurs ici qu’Edvard Munch, autre peintre de paysages introspectifs angoissés, puisera l’inspiration pour son tableau Le Cri –, on devine que Julie voit la ville autrement que les personnages de Nouvelle Donne, qui voulaient absolument la fuir, la trouvant provinciale, ennuyeuse. «Oslo a énormément changé », confirme Joachim Trier. « Aujourd’hui, il y a une excitation, une attente.»

Valeur sentimentale de Joachim Trier (Memento Distribution, 2h13), sortie le 20 août