Rebecca Marder : « J’étais pudique, dans un métier qui réclame de l’impudeur »

Dans « L’Étranger » de François Ozon (en salles le 29 octobre), Rebecca Marder, longtemps associée à la studieuse Comédie-Française, trouve un rôle charnel à la hauteur de son magnétisme fou. Portrait d’une actrice qui navigue aujourd’hui en eaux libres, et s’amuse à faire mentir les apparences.


Photographie : Julien Liénard pour TROISCOULEURS
Photographie : Julien Liénard pour TROISCOULEURS

De Rebecca Marder, on garde l’image d’un vertige. Dans Une jeune fille qui va bien (2022) de Sandrine Kiberlain, elle était Irène, une apprentie comédienne juive répétant Marivaux pendant l’occupation allemande. À plusieurs reprises, son personnage à la silhouette svelte s’évanouissait – chute bien réelle qu’elle s’amusait à reproduire ensuite sur scène, pour conjurer la peur de tomber. Quand on rencontre la comédienne, un matin de septembre, on se dit que ce tour d’illusionniste, à la fois vulnérable et fort, lui ressemble. Rebecca Marder entretient un rapport viscéral au jeu, l’ardeur de ceux qui préfèrent le cinéma à la vie.

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« Le plateau, c’est un endroit d’absolu, d’adrénaline. Le seul où je me sens utile, où je ne suis plus disponible pour personne. » La trentenaire a mis du temps à fendre l’armure, à fissurer son image cérébrale héritée de la Comédie-Française. Elle y a été pensionnaire de 2015 à 2021, après avoir été repérée par son directeur Éric Ruf lorsqu’elle avait 20 ans et étudiait au TNS. Côtoyer Molière, Anton Tchekhov et Marcel Proust sur les planches ne l’a pas intimidée – même si ces grands noms l’ont poursuivie malgré elle. « Cette apparence sage m’a pesée. J’allais en soirée, je dansais toute la nuit, on me disait : “Tu es fofolle, en fait.” J’étais pudique, dans un métier qui réclame de l’impudeur », avoue-t-elle.

LE CŒUR A SES RAISONS

Dans L’Étranger, adaptation du roman d’Albert Camus par François Ozon, Rebecca Marder fait justement preuve d’une grande sensualité. Elle y interprète Marie, la fiancée de Meursault (Benjamin Voisin), personnage à qui elle donne une rage solaire, un érotisme mutique. Pour la première fois, l’actrice se glisse dans un corps, n’intellectualise pas ce rôle très secret. « J’aime précisément L’Étranger pour ses énigmes, son style cru, au scalpel, son cynisme qui affleure – quelque chose là-dedans m’échappe, et ça me plaît », expliquel’actrice. Son cœur bat à l’instinct, carbure au mystère plutôt qu’à la raison. Elle a la parole généreuse, le débit rapide, comme si elle courait après ses idées, trop impatiente de les partager.

Si elle a été séduite par le scénario du film d’Ozon, c’est parce qu’il donne voix à des personnages féminins trop timidement esquissés par Camus. Dans cette nouvelle adaptation, Marie n’est plus la petite dactylo, la « copine de ». C’est elle qui prend conscience de la dimension morale du procès de Meursault, un homme condamné parce qu’il a décidé de ne plus jouer le jeu des conventions sociales. « Marie, c’est une femme visionnaire, qui se donne, mais prend aussi. Avec Meursault, elle vit un abandon charnel. Pour lui, ce sont les seuls moments de présence, de vérité. Elle éveille ça en lui parce que c’est une femme qui représente l’empathie, la révolte, l’indignation face au sort terrible qui l’attend. »

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Photo Carole Bethuel © Gaumont

Ce n’est pas la première fois que Rebecca Marder inspire aux cinéastes des personnages de femmes solides, parfois féroces, cramponnées à un idéal. Olivier Dahan l’a choisie pour incarner Simone Veil, de 15 à 37 ans, dans son biopic de la femme politique sorti en 2022. Chez Ozon, elle est une avocate frondeuse, porte-parole féministe, défiant une horde d’hommes patibulaires (Mon crime, 2023). Dans De grandes espérances de Sylvain Desclous (2022), une héroïne issue d’un milieu populaire, dont les idéaux politiques se brisent face à la réalité de la corruption. Dans Les Goûts et les Couleurs de Michel Leclerc (2022), une chanteuse qui fuit l’industrie du show-business pour conserver son intégrité. «J’ai eu la chance d’incarner des femmes avec des trajectoires de vie difficiles. Même si le sort s’acharne sur elles, elles puisent en elles pour trouver une force intérieure. Elles ne cherchent pas le pouvoir pour le pouvoir, mais pour changer le monde. Ce sont des humanistes, des idéalistes. » Quand on lui demande pourquoi les autres projettent sur elle un goût pour le combat, Rebecca Marder montre une modestie non feinte. Elle ne sait pas.

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EN TRANSE

D’où vient cette confiance dans la vie, dans les autres, à rebours du sarcasme ambiant ? Peut-être faut-il chercher du côté d’une enfance traversée à toute allure, avec un père contrebassiste – il l’a inscrite à toutes les activités artistiques possibles, lui a transmis le virus du chant, de la danse – et une mère critique de théâtre, inquiète de la vocation bohème de sa fille avant de s’y résigner. À moins que son besoin de ressentir plus intensément la vie par le prisme de l’art (« “Créer, c’est vivre deux fois.” Ce n’est pas de moi, mais de Camus », glisse-t-elle malicieusement) ne vienne de ses amours littéraires : Fiodor Dostoïevski, Christine Angot, Anne Berest, Carson McCullers, Malcolm Lowry. Et surtout Sylvia Plath, dont elle voudrait adapter l’unique roman, La Cloche de détresse (1963), chant de souffrance qui annonça le suicide de son autrice. Pour Rebecca Marder, ces auteurs sont des compagnons de vie qui la font voyager.

L ETRANGER F OZON 2 Photo Carole Bethuel c 2025 Foz Gaumont France 2 Cinema Macassar Productions
Photo Carole Bethuel © Gaumont

Elle explique lire pour se « dévêtir de son identité ». Elle sait déceler un scénario qui « sent le papier », c’est-à-dire trop écrit, trop peu incarné. Elle se souvient du choc sensoriel qu’elle a reçu en lisant les descriptions violentes de Crime et châtiment. D’une révélation lorsqu’on lui a confié la préface de Jeanne par Jeanne Moreau (un recueil de textes inédits de l’artiste, sorti en 2023). « Je n’ai pas quitté ma chambre, j’étais investie d’une mission. L’écriture m’a mise dans un état de transe. » Sous la forme d’un poème en prose, Rebecca Marder a écrit à propos de l’actrice française disparue en 2017 : « Lointaine et proche. Indomptable et docile. Appliquée et désinvolte. Ici, tendrement dure ; là, rudement tendre. Méthodiquement désordonnée. Libre mais actrice. » Une série de contradictions que Rebecca Marder, résistant à toute définition et bien plus sauvage qu’elle le laisse paraître, semble avoir faite sienne.

L’Étranger de François Ozon, Gaumont (2 h), sortie le 29 octobre