Maud Chirio, historienne : « Le film de Walter Salles est très habile sur le plan de la bataille mémorielle. »

[INTERVIEW] Dans « Je suis toujours là », le réalisateur brésilien (« Carnets de voyage », 2004, « Sur la route », 2012) raconte la véritable quête de vérité d’Eunice Piava (Fernanda Torres, Golden Globes de la meilleure actrice cette année). Une mère de famille dont le mari Rubens a été enlevé et tué par les forces de l’ordre après le coup d’Etat militaire à Rio de Janeiro, en 1964. Que dit ce film, énorme succès dans son pays d’origine, de la mémoire de la dictature ? On a posé la question à Maud Chirio, historienne du Brésil contemporain, venue présenter le film (qui sort en salles le 15 janvier) lors d’une Cinexploration au mk2 Institut, en décembre dernier.


Je suis toujours là de Walter Salles
Je suis toujours là de Walter Salles

Cet article fait partie de notre rubrique « La Consultation », l’analyse d’un(e) expert(e) sur un film qui fait l’actu.

Dans quel contexte politique et social s’inscrit le film de Walter Salles ?

L’histoire se passe sous la dictature militaire brésilienne, qui s’étend de 1964 à 1985. Il s’agit d’une dictature de sécurité nationale, d’un régime autoritaire répressif, comme il en existe quasiment sur tout le continent sud-américain entre les années 1960 et 1980.

Ces régimes se concentrent contre la menace de révolutions communistes, menées par des groupes armés, et plus généralement contre les régimes qui avancent vers davantage de réformes sociales, vers une démocratisation de la vie politique. C’est ce qui se produit en 1964 au Brésil, qui connaît un coup d’Etat dirigé contre le gouvernement démocratiquement élu de João Goulart, de gauche modérée, mené par des travaillistes.

Ce coup d’Etat s’instaure à l’argument d’une menace révolutionnaire. En réalité, il a pour but d’empêcher la perpétuation au pouvoir d’un gouvernement de gauche réformiste. Le régime instauré suite à ce coup d’Etat persécute des opposants, des intellectuels, des syndicalistes, des hommes politiques, des artistes, avec une pratique répressive fondée sur la torture systématique et l’emprisonnement de masse.

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Qui était Rubens Paiva, et pourquoi a-t-il été arrêté ?

Rubens Paiva était un député travailliste, parlementaire avant le coup d’Etat. Avec l’instauration de la dictature, son mandat et ses droits politiques sont supprimés, il s’exile d’abord puis revient au Brésil tout en faisant profil bas. Il continue d’avoir des actions de soutien envers les forces qui résistent au régime répressif, ce qui lui vaudra d’être identifié, arrêté, torturé. Il mourra sous la torture, dans des circonstances difficiles à préciser, longtemps restées obscures.

Comment les historiens ont-ils documenté sa disparition, et plus globalement celle de tous les résistants à la dictature ?

Il n’existait pas d’archives pour documenter cette mort. Bien sûr, l’Etat militaire niait la torture des opposants. Leur mort était maquillée en suicide, en mort naturelle, ou elle faisait l’objet d’une « légende » comme on le dit dans le vocabulaire du renseignement : il était établi qu’ils avaient été libérés, puis considérés comme disparus.

Pour Rubens Paiva, les autorités ont construit une mythologie selon laquelle il s’était échappé au cours d’un transfert lors de sa détention. Prouver qu’il avait succombé sous la torture a été un processus long de plus de 40 ans, une bataille judiciaire entamée par la famille sous et après la chute de la dictature, en 1945.

Après la création de la commission spéciale sur les morts et les disparus politiques créée en 1995, son meurtre a été reconnu sous la présidence de Fernando Henrique Cardoso.

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Je suis toujours là de Walter Salles
Je suis toujours là de Walter Salles

Que représente la figure de Rubens Paiva au Brésil aujourd’hui ?

Il a toujours été connu, dans le milieu des avocats, des défenseurs des droits de l’homme, mais ce n’est pas une icône. Au-delà de ces cercles, son histoire et celle de sa famille est peu connue.

Par contre, sa figure est assez singulière, car peu de parlementaires ont été tués sous la dictature militaire. Il déconstruit par sa mort le discours de l’extrême droite brésilienne, qui voudrait que tous les opposants politiques aient été des terroristes armés, des poseurs de bombe qui représentaient une menace.

Il n’incarne pas la « victime parfaite » pour le pouvoir militaire. Le cas de Rubens Paiva montre que la répression était plus large et visait à empêcher la reconstruction d’un mouvement social et syndical, bien au-delà des groupes armés de gauche.

Je suis toujours là de Walter Salles
Je suis toujours là de Walter Salles

La vraie héroïne du film, c’est Eunice Paiva : suite à la disparition de son mari, elle reprend des études de droit pour devenir avocate. En quoi est-ce judicieux de la mettre en avant ?

Eunice Paiva n’était pas connue non plus du grand public avant la sortie du film de Walter Salles. D’une façon générale, l’histoire des femmes dans la révolution brésilienne a été évincée, alors qu’elles ont été, individuellement, des figures très importantes pour obtenir la vérité sur les disparus. Eunice Paiva était reconnue comme une avocate et une militante des droits pour les populations autochtones, sans forcément que son nom soit associé, dans l’imaginaire collectif, à son mari Ruben.

« Les pays d’Amérique latine sont souvent perçus comme des espaces lointains. Pourtant, depuis les années 1960, il existe des espaces de circulation culturelle »

Dans le film, la révolte politique se nourrit de la découverte de la contre-culture européenne. Qu’est-ce que cela dit de l’atmosphère de l’époque ?

Le film montre la capacité de la gauche brésilienne à s’allier, dans un cadre démocratique, à des mouvements culturels qui éclosent dans les années 1960, de façon mondiale.

Les pays d’Amérique latine sont souvent perçus comme des espaces lointains, que l’on a tendance à ne pas considérer comme intégrés dans nos espaces culturels occidentaux. Pourtant, depuis les années 1960, il existe un intense espace de circulation politique et culturel, dans le champ des discours d’émancipation des minorités raciales, des luttes contre le racisme, du féminisme…

Au Brésil, en 1978, c’est la naissance du Mouvement noir unifié [créé sur le modèle de Black Power américain pour dénoncer le racisme contre les Noirs au Brésil, ndlr] qui va ensuite porter la constitution de 1988, très attentive à l’égalité de genre, aux droits des minorités, aux droits sociaux.

C’est le fruit d’un contexte globalisé, porté non pas par un militantisme, mais par des médiums culturels. Dans le film, on voit comment le Brésil est connecté, pas seulement à une mondialisation de la culture, mais à mondialisation porteuse d’un discours d’émancipation, relayée par la jeunesse.

Le film se passe essentiellement durant la dictature militaire, mais l’actrice, Fernanda Torres, a déclaré qu’il parlait plus que jamais du présent. Comment le comprenez-vous ?

Le film soulève des thématiques contemporaines. Ce qui suscite aujourd’hui encore la haine féroce des conservateurs d’extrême droite, c’est l’idée que même s’ils gagnent la bataille des armes, ils sont perdants dans la bataille culturelle. Quand bien même on empêche par les armes le renversement du pouvoir, la bataille de l’éduction, la guerre des cœurs et des esprits, est perdue.

Aujourd’hui, les extrêmes droites nous expliquent toujours que la guerre froide est finie, que le communisme est mort, mais qu’il a ressurgi sous la forme du féminisme, des droits des minorités. Ils appliquent le mot de « communisme » à tout ce qu’ils considèrent être des mouvements attentatoires à l’unité de la nation et à l’hégémonie d’un modèle de la famille chrétienne, sous domination patriarcale, dans un Occident blanc.

« Au Brésil, le film rencontre un énorme succès. Il a, et va continuer d’avoir, une importance majeure. »

De 2018 à 2022, le président d’extrême droite Jair Bolsonaro a largement effacé l’histoire de la dictature. Le film de Walter Salles a-t-il un rôle à jouer dans sa réappropriation par les Brésiliens ?

Au Brésil, le film est sorti le7 novembre dernier, et il rencontre un énorme succès [il cumule actuellement 11 millions de dollars de recettes, ndlr], bien au-delà des cercles de gauche. Il a, et va continuer d’avoir, une importance majeure.

Il remet la mémoire au centre du débat politique, de la société civile, et a déjà poussé les pouvoirs publics à reconnaître la culpabilité des autorités publiques dans la mort de Rubens : il va y avoir une reconnaissance officielle de la responsabilité de l’Etat en avril 2025.

Le film porte, de façon très calme, un discours qui décale le regard, va à l’encontre de celui porté par Jair Bolsonaro sur la dictature. Walter Salles a fait l’excellent choix de ne pas réaliser un film sur la gauche armée, plus connue du public, ce qui l’aurait placé sur le même plan que Bolsonaro sur le terrain de la guerre mémorielle.

Ce film va être un matériau largement diffusé dans les salles de classe, dont le discours est particulièrement intelligent, car il parle autrement de la dictature, en faisant appel à l’affect, à l’émotion, à la mémoire familiale. C’est un film très habile sur le plan de la bataille mémorielle.

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Je suis toujours là de Walter Salles, StudioCanal (2 h 15), sortie le 15 janvier