QUEER GAZE · Les mères lesbiennes déferlent (enfin) sur le cinéma français

Seules, en couple, enceintes, en plein combat pour la garde de leurs enfants… Les mamans lesbiennes ont déferlé sur nos écrans cet hiver, dans des récits aussi bouleversants que malins, qui dressent (enfin) un tableau varié et vivant de l’homoparentalité.


Les enfants vont bien photo
Les Enfants vont bien © Studio Canal

En ce moment au ciné, les mères lesbiennes sont partout. On les croisait d’abord fin novembre, au détour du très joli Des preuves d’amour d’Alice Douard, où un couple formé par Ella Rumpf et Monia Chokri se préparait à accueillir son premier enfant, mais aussi à l’adopter, PMA oblige. Dans Les Enfants vont bien de Nathan Ambrosioni, c’était ensuite à Camille Cottin de pouvoir compter sur le soutien de son ex (toujours Monia Chokri) pour s’occuper des deux enfants de sa sœur disparue. Enfin, dans Love Me Tender d’Anna Cazenave Cambet, Vicky Krieps bataillait pour la garde de son fils, après un coming out lesbien, une séparation difficile et une nouvelle rencontre (encore Monia Chokri !).

● ● À LIRE AUSSI ● ● Camille Cottin : « La famille est sublime si on peut la choisir, la construire »

Si ces trois films bouleversent autant, c’est aussi parce qu’au cinéma, malgré des avancées notables, la représentation des mères lesbiennes reste encore bien incertaine. S’ils sont davantage présents à l’écran, les personnages lesbiens sont rarement mères. On suit plutôt leur coming out ou la naissance d’une relation, et dans la plupart des cas, ce sont des trajectoires emplies de souffrance, qui finissent régulièrement par la mort de l’un des personnages – au point que l’on parle encore du « dead lesbian syndrom », la contrepartie féminine du « bury your gays », soit la tendance des films et séries à sacrifier ses personnages lesbiens sans raison. 

LES GRANDES ABSENTES DU CINÉMA

Quand les histoires de maternités lesbiennes existent, c’est plutôt du côté des séries : dans les années 1990, la télévision américaine s’attaque au sujet avec les personnages de Carol et Susan dans Friends, puis avec ceux de Bette et Tina dans The L Word et enfin, avec le couple emblématique formé par Arizona et Callie dans Grey’s Anatomy. Le cinéma, lui, reste frileux, et affiche sa préférence pour les hommes : le rapport annuel de l’association américaine GLAAD, consacré à la représentation des personnages LGBTQ+, constatait cette année les lesbiennes ne représentaient que 39% des personnages queer sur grand écran, contre 54% d’hommes gays. L’homoparentalité y est encore bien souvent l’apanage des hommes, la maternité lesbienne restant très furtive et douloureuse, à l’image du Carol de Todd Haynes, et il est rarement question de fonder sa propre famille.  « Il y a plus de garçons dans le cinéma queer et ils existent mieux, parce qu’il y a plus de scénaristes hommes, tout simplement », note Alice Douard, la réalisatrice des Preuves d’amour. « Mais c’est aussi assez récent d’être mère lesbienne de manière légale, et le cinéma est toujours un peu en retard aussi, donc ça devrait arriver. »

La sortie concomitante de ces trois films permet d’aller à l’encontre des statistiques

greys anatomy
Arizona et Callie dans Grey’s Anatomy

Justement, le moment semble venu. La sortie concomitante de ces trois films – totalement hasardeuse, selon les cinéastes ( qui expliquent aussi ne pas avoir eu conscience que Monia Chokri jouerait un personnage lesbien dans chacune de leurs œuvres) permet, une fois n’est pas coutume, d’aller à l’encontre des statistiques. Surtout, elle offre de la visibilité à des histoires que l’on voit peu, bien qu’elles constituent le quotidien de bon nombre de personnes queer. Love Me Tender est ainsi adapté d’un roman d’autofiction de Constance Debré, dans lequel cette dernière retrace son propre combat pour regagner le droit de voir son fils ; Alice Douard, elle aussi, a expérimenté ce qu’elle raconte à l’écran. « Le point de départ du film, c’est que j’ai vécu cette histoire, et que quand je la vivais, je n’avais aucune image à laquelle me raccrocher”, confie-t-elle. « On n’a pas beaucoup de place et le personnage de Céline n’existe pas au cinéma, mais moi, j’avais envie de le voir, parce que dans la vie, on est nombreuses. »

● ● À LIRE AUSSI ● ● Alice Douard : « On voulait que ce couple soit filmé avec beauté et cinéma, pas de manière naturaliste ou illustrative »

Leurs récits rappellent que la parentalité queer soulève des questions bien spécifiques, qui méritent leur propre espace narratif. « Se questionner sur avoir un enfant ou non quand on est une personne queer, c’est se demander si on est prêt à se battre pour avoir un enfant », rappelle Nathan Ambrosioni.  

Au cœur de leurs projets, on trouve aussi l’envie commune de lutter contre les clichés mortifères qui infusent encore le destin des personnes queer. « Je me suis dit que j’allais faire un film lesbien où les lesbiennes ne meurent pas », plaisante Alice Douard. « Surtout, je voulais faire un film d’amour et un film joyeux duquel on ressort bien, avec un espoir d’avenir. » Pour Nathan Ambrosioni, le réalisateur des Enfants vont bien il était aussi important de ne pas sensationnaliser l’homosexualité. « Au cinéma, à part notre sexualité ou l’oppression, la maladie et la mort, on ne vit rien, alors que les personnes queer se définissent par tellement d’autres choses », note-t-il. « C’était vraiment important pour moi de mettre en scène des personnages queer sans que ce soit un sujet, d’adopter un point de vue très doux et tendre pour mes personnages. C’est un drame familial, mais que je voulais à tout prix réconfortant et sécurisant. » 

PAS QUE DES MÈRES

Par-delà l’orientation sexuelle, ces trois films interrogent plus vastement ce que c’est d’être parent, et dynamitent les idées reçues sur la maternité. Dans Des preuves d’amour, Alice Douard n’hésite pas à mettre en scène les doutes et les questionnements de ses personnages, sur fond de relations tendues avec leurs propres familles. Les Enfants vont bien offre un portrait sans fard des difficultés parentales et du non-désir d’enfant ; Love Me Tender met en scène une héroïne, qui, si elle est mère, est aussi une amante, une fille, une amie et une coloc. Des idées encore taboues, qui permettent de faire advenir d’autres images des mères, moins culpabilisantes. 

● ● À LIRE AUSSI ● ● Vicky Krieps : « Le film montre quelqu’un qui quitte sa cage et le prix qu’il faut payer pour sa liberté. »

« Il faudrait qu’on arrête de juger le rapport des femmes à leur maternité et qu’on se débarrasse de l’image de la bonne mère » souligne Nathan Ambrosioni. « Je voulais montrer qu’on peut être parent sans être mère ni père, qu’on peut faire famille sans figure maternelle ni paternelle. » « Finalement, le film sort de la question de l’homoparentalité assez vite, pour questionner ce que c’est que d’être maman pour la première fois, ce que c’est que d’être maman tout court », explique pour sa part Alice Douard à propos de son travail. « Le sujet, c’est surtout un couple qui a un enfant pour la première fois, et ce que ça raconte, c’est qu’on fait toutes ce qu’on peut. »

Face à une réalité pas toujours encourageante, ces trois films ont aussi des allures de contre-attaque.

DES RÉCITS POLITIQUES

Malgré ces trois sorties réjouissantes, il ne faut pas se leurrer : les droits des personnes (et des parents) queer sont loin d’être acquis. L’association GLAAD notait cette année que la présence des héroïnes lesbiennes était pour la première fois en baisse dans les séries télévisées des chaînes américaines, alors même que les programmes LGBTQ+ peinent à être renouvelés. Dans la vraie vie, les attaques répétées de la première ministre italienne Giorgia Meloni contre les couples homoparentaux, et sa circulaire pour faire effacer le nom des mères non biologiques de l’acte de naissance de leurs enfants nés par PMA (une démarche qui, bien heureusement, a été jugée anticonstitutionnelle par le tribunal judiciaire), reflétaient les difficultés croissantes des personnes LGBTQ+, sur fond de montée de l’extrême droite. 

Face à cette réalité pas toujours encourageante, Love Me Tender, Les Enfants vont bien et Des preuves d’amour ont donc aussi des allures de contre-attaque. Le film d’Alice Douard s’ancre d’ailleurs dans un moment politique fort : les quelques mois qui suivent l’adoption du mariage pour tous par le gouvernement français, en 2013. « C’est la première chose qui a existé dans toute l’histoire en France pour nos droits, et ça n’a pas été raconté », note la réalisatrice. « Quand on est homosexuel.le.s, on connaît la fragilité de nos droits et la possibilité d’un retour en arrière. Pour moi, c’est d’autant plus important que ces récits-là existent, et qu’ils existent maintenant. » « J’étais agréablement surpris de voir les films sortir ensemble, comme un trouple queer », sourit Nathan Ambrosioni. « On est toujours des minorités et on est toujours oppressés, mais si en parallèle, on peut se raconter et se représenter positivement au cinéma, ça peut donner de l’espoir à de jeunes spectateurs qui ont du mal à accepter leur identité queer. Et ça, c’est politique. »

● ● À LIRE AUSSI ● ● QUEER GAZE · Cinéma lesbien : les réalisatrices face au mur de l’industrie