Lav Diaz : « L’idée du film est d’adopter un point de vue malaisien, indonésien et philippin sur Magellan »

Avec « Magellan », fresque faussement épique sur l’expédition du célèbre navigateur portugais au XVIe siècle, Lav Diaz (« Norte, la fin de l’histoire », 2013 ; « La Femme qui est partie », 2016) signe un film radical et renversant, qui démystifie plusieurs siècles d’imagerie coloniale. Rencontre avec l’iconoclaste cinéaste philippin.


Lav Diaz

Qu’est-ce que cela fait, en tant que cinéaste philippin, de raconter l’histoire de Magellan ? Ce film part-il d’un désir de se réapproprier son récit ?

La plupart de mes films sont des réappropriations. J’aime beaucoup ce terme : il s’agit de se réapproprier ce qu’ont été les Philippines auparavant, ce qu’a été notre culture, ce qu’on a perdu, ce qu’on nous a pris, etc. L’idée du film est d’opposer à l’idée que l’on se fait de Magellan (avec les livres, les films, les chansons) pour adopter le point de vue malaisien, indonésien et philippin, en plus de le figurer pour ce qu’il a été vraiment : une personne prise dans l’ethos de son époque, et au-delà de ça un être humain qui avait simplement besoin de se nourrir, qui cherchait à s’enrichir, qui voulait aimer sa femme et fonder une famille.

La partie sur le bateau suscite beaucoup d’attention. Le film promet avec elle un voyage épique. Vous servez-vous de cette iconographie comme un appât pour mettre en lumière ce qu’elle a dissimulé dans l’histoire ? Ou avez-vous aussi une sincère fascination pour Magellan lui-même ?

Les deux ! Le film suit son expédition historique [de Séville en 1519 jusqu’aux Philippines en 1521, avec un passage le long de l’Amérique du Sud puis à travers l’Océan Pacifique, ndlr], donc le bateau est important, mais aussi l’océan, les eaux remuantes, les vagues, avec lui au-dessus, comme une figure impériale. On ne peut pas s’échapper de cette perspective iconique. Cela fait partie intégrante de la période des expéditions coloniales. Vu que je ne peux pas m’en défaire, il ne me reste qu’à prendre la place d’un observateur, qui regarde les choses d’une manière à replacer Magellan comme faisant partie d’un univers qui le dépasse : dans la boue, l’eau et le vent qui souffle. Il s’agit de capter tous les éléments du tableau.

Le motif de la maladie ou de l’empoisonnement est fréquent dans votre cinéma. La façon dont l’équipage de Magellan contamine les paysages et les peuples indigènes m’a fait penser à l’inspecteur corrompu et malade de When the Waves Are Gone

Cette idée de la corruption, de l’empoisonnement des cultures indigènes par les colonisateurs, provient de l’idéologie de l’époque. Celle-ci reposait sur la notion de survie : pour rester en vie, les Européens doivent attaquer, extraire les richesses du monde entier, avec l’idée que s’ils ne font rien ils vont périr. Cette corruption vient de là, d’une entreprise impériale en collusion directe avec l’Église catholique et la riche noblesse. À l’époque, il y avait même l’idée de détruire un Islam en progression ; les chrétiens étaient déjà paranos. Tout était donc là il y a cinq siècles et depuis ça n’a pas changé. Maintenant, cette logique de la « survie » par l’attaque et l’éradication de l’autre, on l’appelle génocide, épuration ethnique et guerre d’anéantissement.

Vous cadrez vos scènes comme s’il s’agissait de tableaux vivants. Comment composez-vous ces images d’une beauté époustouflante ?

Le rapprochement avec les tableaux vivants n’est pas intentionnel. Cela vient plutôt d’un désir de ne pas filmer l’action comme un spectacle galvanisant, avec des gros plans et plein de raccords explosifs. Je suis effaré quand je vois ce genre de choses… Je veux montrer la violence comme quelque chose de viscéral, qu’on ressent dans nos tripes, donc frontalement, sans trop en faire. L’enjeu est de maintenir une certaine distance, mais aussi d’avoir du respect envers l’audience. Qui a besoin de voir une lance transpercer une gorge au ralenti ?

Il me semble que le film a été tourné avec une petite caméra numérique peu couteuse. Pourquoi ce choix ?

J’ai utilisé la caméra Panasonic Lumix GH7. Et j’aime beaucoup la série GH, que j’ai utilisée pour la plupart de mes films. Ce sont de petites caméras mais elles sont excellentes, et peuvent produire des images magnifiques. Mais de tout façon, qui a besoin de grosses caméras ? Pourquoi dépenser la moitié de son budget dans la location de matériel plutôt que le donner aux travailleurs ? On pourrait tripler le salaire des gens en arrêtant de louer de grosses caméras ou des éclairages. L’accessoiriste aussi veut vivre de son travail et nourrir sa famille, pas seulement les producteurs et les acteurs.

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« Magellan » de Lav Diaz (c) Nour films

Comment s’est déroulée votre collaboration avec Artur Tort, chef opérateur d’Albert Serra, qui co-produit le film ? Il y a un peu de Pacifiction dans Magellan

On s’est réparti le travail. J’ai par exemple filmé la partie philippine et lui la partie ibérique, en utilisant tous les deux la même caméra. Artur et Albert ont utilisé [sur Pacifiction, ndlr] les caméras Blackmagic, qui sont aussi petites que les GH de Panasonic. Et la méthode d’Artur se rapproche de la mienne : on a besoin que d’une seule autre personne avec soi pour filmer. En équipe réduite, on pose la caméra à un endroit précis et l’on observe… Il n’y a pas de storyboard, de planification, de calcul fait à l’avance sur où doit se placer telle ou telle lampe pour avoir tel ou tel rendu, avec un appareil technique imposant. C’est la manière la plus rigide, la plus immorale et la plus fasciste de faire du cinéma.

De quelle manière le peuple philippin appréhende-il aujourd’hui la figure de Magellan ?

C’est une figure très importante ici, et je ne pense pas que cela s’apprête à changer. Magellan fait partie de notre culture, il y a même des chansons à son sujet. On grandit avec ces récits, qui impliquent aussi Lapu-Lapu, le roi de l’île de Mactan, près de Cebu, qui aurait résisté en premier à la colonisation, voire qui aurait été celui ayant tué Magellan. Beaucoup de philippins en sont persuadés, et le film met en doute l’existence même de ce premier héros national. Car si je me base sur mes recherches, personne n’a été témoin du fait que Lapu-Lapu a tué Magellan, voire qu’il a existé tout court. C’est pourquoi ce dernier est présent dans le film sous la forme d’une rumeur. Il s’agit d’interroger la fabrique des mythes, pas seulement celui de Magellan. Je souhaite simplement que l’on adresse ces questions, pour explorer les failles et les lacunes de notre histoire.

Magellan de Lav Diaz, Nour Films (2 h 43)sortie le 31 décembre