Kiyoshi Kurosawa : « Tout ce qui relève du pouvoir, je ne le vois pas d’un bon œil »

Emprise fantomatique du pouvoir, brutalité virale, capitalisme à outrance… Dans ses deux films qui sortent ce mois-ci, le moyen métrage « Chime » et le long « Cloud », le génial Kiyoshi Kurosawa (« Cure », « Kaïro »…) filme un monde où l’horreur est banale, tellement insidieuse qu’elle en devient encore plus terrifiante. Le maître japonais du film de genre nous parle de l’inquiétude du quotidien – avec sa quiétude habituelle.


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Kiyoshi Kurosawa photographié par Julien Liénard pour TROISCOULEURS

Dans Chime comme dans Cloud, nos peurs s’incarnent par l’im­matériel, l’insaisissable : un simple son de carillon qui hante un professeur de cuisine dans le premier, ou bien les transactions en ligne d’un revendeur de marchandises dans le second. Comment représenter ce qui nous échappe ?

Représenter ce qui est invisible à l’œil nu, c’est difficile à obtenir au cinéma. Mais, quand on y parvient, c’est extrêmement satisfaisant : c’est par ce genre de défi qu’on peut vraiment montrer la finesse de notre travail de mise en scène. Concrètement, il y a plusieurs manières de faire. L’idée, c’est de montrer que quelque chose d’invisible a une influence sur les protagonistes. Pour ça, on peut choisir de ne rien filmer directement, mais de suggérer une présence. Par exemple, une lumière se met à bouger, sans que l’on comprenne d’où elle vient ou pourquoi elle s’agite. À ce moment-là, le spectateur se dit qu’il y a quelque chose hors champ, et son imagination entre en jeu. Il commence à s’interroger, à s’inquiéter. Un autre procédé, peut-être plus simple, c’est de jouer avec les réactions des acteurs. On le voit dans Cloud comme dans Chime : parfois, un acteur va soudainement se déconcentrer, détourner légèrement son attention, réagir à quelque chose hors champ. Ce n’est pas spectaculaire, ce n’est pas une surprise manifeste. C’est plus subtil. Comme s’il avait entendu ou senti quelque chose. Et cette ambiguïté, ce flottement dans le regard ou l’attitude, suffit à faire sentir qu’une force extérieure influence le personnage.

Ce flottement dont vous parlez me semble aussi s’appliquer aux comportements parfois étranges, complètement inattendus de vos personnages – comme celui de Chime, qui tue quelqu’un de manière arbitraire et soudaine, sans que rien ait pu l’annoncer avant. Qu’est-ce qui vous intéresse là-dedans ?

C’est de me demander comment réagirait un être humain face à telle ou telle situation. Au cinéma, les acteurs savent très bien jouer la peur. Mais, dans la réalité, face à une expérience vraiment terrifiante, on commence souvent par ne pas comprendre ce qui nous arrive. Il y a comme un moment suspendu, le temps s’arrête, on reste figé. Et je me dis que ce serait sans doute plus réaliste de le représenter comme ça. Donc je donne souvent cette indication à mes acteurs : « Avant de jouer la peur ou la surprise, jouez d’abord ce moment d’incompréhension, ce délai dans la perception, ce moment de transition avant une émotion plus lisible. C’est là que s’incarne quelque chose de vrai. »

Dans Chime, un son tourmente les personnages de l’intérieur, les pousse à agir. Et vous, y a-t-il un son qui vous hante ?

Oui, mais pas au point d’en arriver à ce qu’il se passe dans Chime. Je n’ai pas de son qui me rendrait étrange ou me pousserait à faire des choses bizarres. Mais, comme tout le monde, je fais parfois cette expérience : entendre une musique et être aussitôt submergé par tous les souvenirs qui y sont associés, par une émotion qui n’a rien à voir avec la musique elle-même. Ça, oui, c’est quelque chose que je ressens souvent.

Dans Chime, vous jouez aussi beaucoup sur les ruptures entre l’image et le son, parfois de manière très abrupte. Comment fait-on peur avec du son ?

Pour ce film, j’ai travaillé sur une accumulation de sons complexes. Je me suis livré à plusieurs expérimentations, notamment des décalages. Devant l’école de cuisine où se déroule une partie du film, il y a un train qui passe. Parfois, on voit une lumière qui suggère son passage, mais on n’entend pas le bruit qu’il fait. À d’autres moments, on entend le son du train, mais la lumière ne l’accompagne pas. Ce sont toutes ces fausses pistes qui nourrissent le trouble.

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Dans Chime comme dans Cloud, des relations d’autorité – entre un professeur et ses élèves dans le premier ; entre un patron et son employé, qui se lance dans l’autoentreprise, dans le second – finissent par vriller. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ces rapports de pouvoir ? Leur bascule tragique vous semble-t-elle inévitable ?

Tout ce qui relève de l’autorité, du pouvoir, je ne le vois pas d’un très bon œil. Dans mon quotidien, j’essaie autant que possible de m’en tenir à l’écart. Pourtant, en tant que réalisateur, forcément, j’ai moi-même un pouvoir. Et je me dis parfois : « Est-ce que, sans le vouloir, j’impose quelque chose aux autres ? » C’est une pensée qui me fait froid dans le dos. J’ai aussi enseigné à l’université [il a été le mentor d’autres cinéastes comme Tetsuya Mariko, Takashi Shimizu… ndlr]. Et, même si je me disais qu’il n’y avait pas de hiérarchie entre les étudiants et moi, peut-être que, malgré moi, j’incarnais une figure d’autorité. Cette idée me dérange profondément. Et elle me travaille, même en dehors du cinéma.

Dans Cloud, le protagoniste achète des marchandises sur Internet pour tout de suite les revendre plus cher, dans une boucle sans fin – son succès va donner lieu à la vengeance sanglante de ses concurrents. Le capitalisme semble y apparaître dans toute son absurdité. Qu’en pensez-vous ?

Je ne cherchais pas à dénoncer frontalement le capitalisme, mais plutôt à interpeller : à quoi bon ? Tous ces gens accumulent de l’argent, mais pour quoi faire ? On dirait qu’ils ne s’intéressent qu’au processus lui-même : gagner de l’argent, le réinvestir dans de nouveaux profits. Ils sont comme enfermés dans ce cycle infernal et n’arrivent pas à en sortir. Le héros de Cloud vit comme ça : son quotidien se construit autour de l’idée de faire davantage de profit. Mais, une fois qu’il a gagné de l’argent, il ne l’utilise pas pour s’amuser, se détendre, prendre du plaisir. Non. Il le remet dans la machine. Son seul espoir semble être de voir le chiffre de son compte bancaire augmenter. Il y a beaucoup de gens qui mènent ce type de vie au Japon, c’est même caractéristique des jeunes Japonais d’aujourd’hui.

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« Cloud » de Kiyoshi Kurosawa (c) Nikkatsu

Cette logique de profit contamine même les relations amoureuses dans le film. Avez-vous volontairement forcé le trait, comme dans une fable moraliste ? Ou est-ce, pour vous, le reflet fidèle et sans compromis d’une réalité ?

Il y a un peu des deux. Dans la réalité, on croise rarement des gens qui iraient aussi loin pour faire du profit. Mais ce cynisme, cette manière de calculer tous les rapports humains, je crois qu’ils existent bel et bien. Même le personnage féminin – le seul du film – finit par révéler une forme de duplicité, une part diabolique : elle aussi est contaminée. Je ne voulais pas qu’elle soit épargnée simplement parce qu’elle est une femme. Je ne voulais pas d’un personnage féminin « pur », une belle âme qui incarnerait le salut. Oui, je pense qu’on peut voir Cloud comme une fable. Pourtant, j’ai tenu à garder une scène, même si elle semblait détonner avec cette logique. [Attention spoiler, ndlr.] C’est celle où, après la mort de sa compagne, le héros éclate en sanglots. À ce moment-là, on comprend que, malgré le fait qu’il ait sombré, qu’il soit devenu mauvais et diabolique, il rêvait d’un avenir heureux avec elle. Il l’aimait sincèrement. Même trahi par elle, il continue d’éprouver un amour pur. Et, même si son personnage va continuer à vivre l’enfer, il garde en lui une étincelle, un reste d’humanité. Je ne sais pas s’il pourra le préserver, mais si oui, alors ce sera une lueur d’espoir.

Vous figurez Internet comme un espace où la brutalité est exacerbée, mais aussi déréalisée. Dans Cloud, le héros subit une chasse à l’homme de la part de ses concurrents. Un personnage parle alors de cette traque comme d’un « jeu ». Pourtant, cette violence est réelle. Comment cet aspect vous interroge-t-il ?

Je me suis inspiré d’un fait divers qui a vraiment eu lieu au Japon. Un homme entretenait une rancune envers une femme qu’il ne connaissait pas vraiment, mais qui habitait près de chez lui. Pour une quelconque raison, il a lancé un appel sur Internet pour rassembler des gens dans tout le pays afin de l’agresser. Et il a réussi. Plusieurs personnes sont venues et ont fini par la tuer. Au départ, c’était un jeu, mais ce jeu a abouti à un meurtre. C’est exactement ce que je voulais montrer dans Cloud. Tant qu’on est sur Internet, tout semble sans conséquence. On peut appuyer sur reset. Mais, dans le monde réel, une fois que quelqu’un est tué, il n’y a pas de retour possible. Les personnages du film se retrouvent prisonniers d’un jeu qui ne peut finir que dans la mort. C’est cette mécanique-là que je voulais explorer : le basculement de l’illusion vers la fatalité.

Chime de Kiyoshi Kurosawa, Art House (45 min), sortie le 28 mai

Cloud de Kiyoshi Kurosawa, Art House (2 h 03), sortie le 4 juin