
On pourrait dire que votre film raconte à la fois l’histoire d’un succès et d’un échec. Car si Otto von Spreckelsen gagne le concours d’architecture pour l’Arche de la Défense, sa vision du projet va ensuite se frotter à des obstacles destructeurs. Est-ce ce double mouvement qui vous attirait ?
Ça faisait partie de ce qui rendait cette histoire et cette trajectoire inouïes, car on passe effectivement presque du conte de fées à la tragédie. Et ça m’attirait aussi de faire un film sur la création, sur le fait d’avoir une idée puis de se heurter au réel. Car c’est le réel qui broie finalement cet architecte. Le film [librement adapté du libre de Laurence Cossé, La Grande Arche, ndlr] parle également de notre époque et mêler ce destin individuel hors du commun avec quelque chose qui a un écho plus collectif m’intéressait. Un architecte construit au sein de la cité, ce qui convoque une dimension collective et politique.
Et ce récit se situe au mitan des années 1980, moment où il y a un basculement vers un ordre libéral et très pragmatique qui sonne la fin de la récréation et la fin de l’idéal romantique du premier septennat de François Mitterrand. Et on n’est en fait jamais sorti de ce nouveau régime, on y est toujours. Les années 1980 paraissent d’abord lointaines dans le film puis deviennent très proches quand la cohabitation advient. Il y avait là une arène assez riche où on peut mélanger les genres, faire une tragédie avec aussi une dimension drôle, savoureuse. Je voulais que le film ait cette tonalité-là.
Un des éléments savoureux du film est le fait de représenter des hommes politiques comme François Mitterrand ou Alain Juppé, incarnés par des acteurs…
Dès lors que je racontais cette histoire, qui est tellement liée aux grands projets mitterrandiens, il fallait que Mitterrand soit dans le film. Il s’est vraiment comporté en monarque bâtisseur et avait une relation personnelle avec l’architecte Otto von Spreckelsen. Mais la question était de savoir si on imitait fidèlement Mitterrand ou si on restait juste dans l’évocation. Et avec Michel Fau [qui joue dans le film le rôle de François Mitterrand, ndlr], on s’est vite dit qu’on souhaitait faire une évocation de Mitterrand. Ce fut pareil pour la reconstitution d’époque : il n’y a eu aucun fétichisme dans la démarche mais la volonté de retrouver un esprit. L’esprit des années Mitterrand et aussi l’esprit personnel de Mitterrand. C’est quand même amusant de jouer avec ces figures-là. Les années 1980, c’est mon enfance, et j’ai donc un rapport sensible et affectif à cette période, au-delà du fait que ces figures politiques soient situées à gauche ou à droite sur l’échiquier.
Il est intéressant aussi de voir les particularités politiques françaises, comme la cohabitation, à travers les yeux de cet architecte danois qui trouve ce système absurde…
Quand je fais ce film qui se passe dans les années 1980, c’est parce que la résonance avec aujourd’hui me paraît manifeste. Et le meilleur moyen de dépeindre son propre pays, avec ses vertus mais aussi ses travers, c’est par un regard distancié et neuf. Prendre quelqu’un qui vient d’un pays nordique était intéressant parce qu’il vient d’ailleurs, il arrive avec un autre prisme, il chausse des lunettes et ce qui nous paraît comme des évidences sont à ses yeux des incongruités. La cohabitation en fait partie. Il s’agit dans le film de questionner notre système politique sans distribuer les bons ou les mauvais points.
Je pense qu’il y avait dans les années Mitterrand un panache extraordinaire, une ambition architecturale et un projet merveilleux de changer la vie. Mais il a aussi renoncé à certaines idées, a dévoyé sa politique et il y a eu une certaine gabegie financière. Tout ça nuance le regard qui est porté sur cette époque qu’on présente dans sa complexité.
Une forte émotion s’exprime à travers ce personnage d’architecte, dont les espoirs vont peu à peu se fissurer. La séquence où il joue à l’orgue un prélude de Bach évoque la fin d’une bulle enchantée. Ce moment suspendu renvoie-t-il au Solaris d’Andreï Tarkovski, qui utilise le même morceau ?
Cette scène a en effet un côté enchanteur, avec en plus l’apparition d’un animal. Et ça coïncide avec ce prélude de Bach, dont je savais qu’il était dans Solaris. Mais c’est une référence trop écrasante pour qu’elle soit revendiquée. En réalité j’ai choisi ce prélude parce qu’il faisait partie de la batterie de morceaux que l’acteur [Claes Bang, ndlr] était capable de jouer. Il y a une solennité et cette métrique de Bach qui résonne avec la métrique de la pensée de cet architecte obnubilé par la forme géométrique du carré et du cube.
Au-delà de Solaris, je trouve ce morceau magnifique, il crée une atmosphère qui correspond effectivement à la fin d’une bulle enchantée. Mitterrand disait à cet architecte qu’il devait sa gloire au seul trait de son dessin ; c’est une réussite qui ne devait rien à personne, à aucun calcul, à aucune stratégie, c’est une éducation rarissime au génie. On traverse donc l’enchantement d’Otto qui est élu uniquement à la faveur d’un dessin et qui est dans une idée de pureté par rapport à son travail, que symbolise cette église où il a tout dessiné. Mais un chantier d’une telle envergure que la Grande Arche va impliquer énormément d’autres paramètres et exiger de composer avec le réel. La question se pose alors de savoir jusqu’où on fait des compromis. Ce sont des compromissions impossibles et Otto va exploser en vol.
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Dans cette idée d’enchantement, il y a ce casting qui réunit plusieurs nationalités : Claes Bang est danois, Xavier Dolan québécois, Swann Arlaud français. Cette troupe incarne-t-elle aussi une sorte d’utopie qui va exploser?
Oui, c’est complètement la fin des utopies. On a dans le film des nationalités différentes mais aussi des langues différentes. Car à l’époque la France, à tort ou à raison, se situait et s’autoproclamait comme étant au centre de l’Europe, voire du monde. Mitterrand a tenu à organiser le bicentenaire de la Révolution française et les présidents du monde entier sont venus pour cet événement planétaire qui s’est tenu dans l’Arche. La France était une puissance mondiale et Mitterrand avait les moyens de sa vision, en tout cas au début de son septennat. Il a lancé des chantiers partout, comme la Pyramide du Louvre qu’on voit dans le film. J’aime bien ce mélange de langues et ces acteurs qui viennent d’horizons différents car cela correspond à l’effervescence de l’époque. J’ai rencontré plusieurs personnes ayant participé à ce chantier de l’Arche et toutes étaient profondément attachées à ce monument. Même les contradicteurs d’Otto l’étaient en fait pour le bien de l’Arche et pour réussir à faire l’Arche. Il fallait simplement que cet architecte l’entende. Il y a eu des rapports de force inévitables, mais il n’y avait aucun cynisme chez personne.
Avec ce portrait d’un architecte qui se rend à un moment dans les carrières de marbre de Carrare en Italie, on pense forcément à The Brutalist, même si l’approche est différente…
J’étais en tournage quand j’ai appris l’existence de The Brutalist, à l’été 2024. Puis j’ai vu le film en début d’année, pendant que j’étais à la fin de mon montage. Ça m’a rassuré de voir que les traitements sont radicalement différents. Je pense que The Brutalist est moins le portrait d’un architecte que celui d’un rescapé de la Shoah. Ça m’a ceci dit un peu contrarié de voir dans The Brutalist les carrières de marbre de Carrare. J’étais très heureux d’avoir tourné dans ces carrières, car c’est un milieu très fermé qui ouvre difficilement ses portes mais on avait justement réussi à trouver une porte d’entrée pour y filmer. Et quand j’ai vu The Brutalist, je me suis dit : « C’est pas possible, ils sont aussi allés à Carrare et ils ont tourné dans une carrière qui ressemble comme deux gouttes d’eau à la mienne. ! »
Dans mon film, le passage par Carrare est essentiel parce que je me focalise sur le personnage, qui est extrêmement théorique mais aussi très attaché à la matière. Je trouve assez beau de voir que, physiquement, Otto rencontre d’un coup ce qui sera la matière de son Arche.
Et Carrare dans mon film c’est une autre parenthèse enchantée : quand les difficultés commencent à advenir dans le processus très compliqué de fabrication, Otto retrouve à Carrare un idéal et une légèreté qu’il était en train de perdre à Paris. Là où dans The Brutalist, le personnage sombre totalement à Carrare.
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Après La Fille au bracelet et Borgo, avez-vous eu la sensation avec L’Inconnu de la Grande Arche de réaliser un film encore plus massif et ambitieux que les précédents ?
Je ne me le suis pas formulé comme ça. Mais en faisant ce projet il y avait l’ambition de parler de la France et de parler d’un système politique. Faire un film sur un architecte est quand même assez austère et assumer que mon personnage est obnubilé par la forme architecturale et perçoit le monde à travers son exercice d’architecte était un sacré pari. Mais c’est ce qui m’excitait aussi.
Je pense qu’on peut réussir un film si on s’autorise à le louper. Je savais que la partie n’était pas gagnée, mais j’avais envie de m’y frotter. Quand on a le désir d’une histoire, c’est joyeux d’y aller et on ne se dit pas qu’on y va parce que le film va avoir telle ou telle dimension. Là, c’était nouveau pour moi de faire un film d’époque et avec des effets spéciaux, parce qu’il fallait reconstituer un chantier. Donc le budget était d’un seul coup un peu plus élevé que ce que j’avais fait avant. Ce n’est cependant pas non plus un budget énorme et il fallait être intelligent pour avoir les effets spéciaux qu’on souhaitait. Je pense qu’on y est arrivé et que les effets spéciaux fonctionnent. On a bricolé mais on a bien bricolé.
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