HISTOIRE DU CINÉ · « Un rêve plus long que la nuit » de Niki de Saint Phalle

En 1976, Niki de Saint Phalle (1930-2002), célèbre pour ses performances provocatrices d’action painting (les « Tirs ») ou ses sculptures courbes et joyeuses (la série des « Nanas »), signait son second film, « Un rêve plus long que la nuit ». Un conte de fées aussi fucked up qu’envoûtant, en forme de charge pétaradante contre le patriarcat, sur les pas d’une petite fille perdue dans un monde d’adultes.


Niki de Saint Phalle
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Six ans après Jacques Demy et son légendaire Peau d’âne (1970), dans lequel une jeune fille se déguise en âne pour échapper à un père voulant se marier avec elle, Niki de Saint Phalle allait encore plus loin en s’appropriant le conte de fées pour raconter la violence de ce que peut vivre une jeune fille dans un monde d’hommes. Investissant cette imagerie candide de son féminisme pour mieux tirer à vue sur la figure prédatrice du patriarche, elle inventait une forme hallucinée, entre trip psychédélique bien ancré dans son époque seventies et potache bricolé à la Monty Python. À l’époque où elle réalise le film, Niki de Saint Phalle, seule femme du groupe des nouveaux réalistes (avec entre autres Yves Klein, Arman, Jacques Villeglé, et Jean Tinguely avec qui elle collaborera énormément et qu’elle épousera en 1971), est aussi connue et insaisissable qu’Andy Warhol.

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Elle a déjà écrit, réalisé et produit un film, Daddy (1974), cosigné avec le réalisateur underground londonien Peter Whitehead, qui raconte la relation incestueuse entre une fille et son père – elle parlera pour la première fois explicitement du viol que lui a fait subir son père dans Mon secret, l’un de ses récits autobiographiques, publié en 1994. Dans Daddy, Niki de Saint Phalle réglait déjà ses comptes avec sa famille. Un rêve plus long que la nuit traite des mêmes thèmes graves, mais sur un mode plus allégorique, baroque, fantaisiste. L’artiste l’a pensé comme un conte surtout pas pour les enfants.

Dans ce récit d’initiation à l’Alice aux pays des merveilles, on suit Camélia qui, après que son père lui a lu une histoire du soir, bascule dans le royaume du Dragon, puis dans celui de la Sorcière. Un serpent exauce alors son vœu : devenir une grande personne. Observatrice sidérée d’un monde adulte dégénéré, Camélia, désormais jeune fille et campée par la fille de Niki de Saint Phalle, Laura Duke Condominas, fait tout un tas de rencontres qui vont la mettre à l’épreuve…

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MONSTRES ET COMPAGNIE

Il y a surtout ce personnage du père, interprété par Jean Tinguely, qui la fait basculer dans ce monde cauchemardesque en lui racontant une histoire avant de s’endormir. Dans ces royaumes inquiétants, il se transforme en Général Rose, un tyran va-t-en-guerre braillard, affublé d’une bite-pétard qui finit par exploser en confettis. En l’incarnant façon cartoon, le grimaçant Tinguely ridiculise l’image du patriarche avec trivialité, bouffonnerie, comme lorsque son personnage s’arme de bites-catapultes géantes tirant dans le vide, jusqu’à ce que toute son armée soit étendue dans le sang. Camélia tombe alors sur son propre cadavre de petite fille, étendu auprès de ceux de soldats et du Dragon, possible incarnation de l’enfance meurtrie.

Mais, chez Saint Phalle, le sordide côtoie la candeur, la violence la plus crue frise avec le grotesque et la comédie pétaradante. Preuve en est la dégaine de ce Dragon kitschissime, qui ressemble aux monstres des kaijū eiga japonais façon Godzilla, dans lesquels des acteurs déguisés en créatures gigantesques détruisent des villes en carton. Il fait penser à beaucoup d’œuvres de Niki de Saint Phalle, comme Le Dragon de Knokke, une sculpture monumentale réalisée entre 1973 et 1975 en Belgique, qui est aussi une maison de jeux pour enfants.

Il y a là toute l’ambiguïté de cette figure impressionnante, intimidante, incarnant les terreurs de l’enfance qu’on arrive à domestiquer en sachant les explorer. L’héroïne y parvient grâce à des adjuvants, comme ce personnage d’Oiseau, incarné par l’acteur qui deviendra ensuite producteur Humbert Balsan, qui rappelle la sculpture de Niki de Saint Phalle L’Oiseau amoureux (2000), figure tant protectrice qu’émancipatrice.

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MÉTAMORPHOSES

On avance comme le film dans un jeu de tarot, motif ésotérique majeur dans toute l’œuvre de Niki de Saint Phalle – jusqu’à l’impressionnant parc de sculptures monumentales qu’elle a créé de 1979 à 1993 en Toscane, Le Jardin des tarots. La première carte que tire la petite Camélia est celle de l’Ermite, l’être qui cherche. C’est à la fois elle, l’héroïne, qui s’avance dans ces royaumes obscurs et oniriques, mais aussi l’artiste, qui plonge dans sa psyché, et enfin nous, spectateurs, qui tentons de nous repérer dans ce labyrinthe à l’écran. Quant à la deuxième carte tirée, c’est celle de la Lune : on dit alors à Camélia qu’avec la Sorcière elle créera un monde extravagant. Transformer les forces obscures en quelque chose de beau et fou, c’est bien la devise de Niki de Saint Phalle, artiste alchimiste.

Car il y a d’abord quelque chose d’étouffant, d’irrespirable dans Un rêve plus long que la nuit, peut-être lié au fait que Niki de Saint Phalle a commencé à réfléchir au film alors qu’elle était en convalescence : en 1974, elle manque de mourir à cause d’un abcès pulmonaire qui lui vaudra de souffrir de problèmes respiratoires tout au long de sa vie. Cela tient d’abord aux décors des Sept Portes du Mystère que traverse Camélia, pour lesquelles Saint Phalle conçoit un mobilier cauchemardesque.

Une grande partie du tournage se déroule dans Le Cyclop, œuvre monumentale que Jean Tinguely a initiée en 1969 dans un bois de Milly-la-Forêt. Pour son film, Saint Phalle imagine que s’y loge une usine où on fait rôtir des baigneurs et où on casse des théières à la chaîne – Peter Whitehead imagine une musique percussive, cacophonique pour ce segment, comme pour donner la nausée. Camélia visite aussi un bordel, où l’artiste elle-même joue la maquerelle d’hommes-lézards destinés au bon plaisir de femmes bien nées. Les hommes s’y montrent particulièrement obscènes, le personnage du Général Rose en tête.

Mais Niki de Saint Phalle ne nous abandonne pas sur cette fin de l’innocence. Car Camélia finit par rencontrer le Miracologue, heureux propriétaire d’une lunette enchantée permettant de voir les miracles, les merveilles et les trésors de ce monde, que Saint Phalle retranscrit dans un mini-film d’animation naïf, fantasmagorique, aux couleurs chatoyantes. Quand Camélia demande au Miracologue si elle peut rester auprès de lui, il répond : « Ce n’est pas nécessaire, tu trouveras tous ces trésors sur ton chemin. Va voir. » Là est peut-être la morale intrépide du conte de Niki de Saint Phalle : célébrer l’élan vital qui pousse à explorer, à braver les risques, à transcender la mort, l’angoisse ou la douleur, pour trouver la joie.

Un rêve plus long que la nuit de Niki de Saint Phalle, mk2 Cinémas (1 h 22), sortie le 18 juin

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