
Votre carte blanche à mk2 Institut porte sur l’engagement des artistes. Comment pensez-vous cette question dans votre propre travail ?
J’essaie de ne pas faire de compromis artistique dans l’expérience sensible que je propose. La forme est, selon moi, politique : tenter d’inventer des formes nouvelles, de ne pas être dans une narration classique, de créer des ruptures… Il ne s’agit pas pour moi de représenter le réel, mais de trouver son équivalence dans l’art. J’essaie d’identifier des manques dans le système social à partir de longues recherches.
La justice est mon sujet depuis trois ans, j’ai fait des œuvres plastiques et théâtrales autour de ça. J’ai une grande exigence vis-à-vis de l’immersion, de cette connaissance du sujet qui passe par la rencontre des professionnels de la justice, des personnes qui l’ont connue. J’ai passé un an dans des tribunaux à observer la manière dont la justice était rendue dans mon pays. Ensuite, la question fondamentale est celle de l’expérience que l’on propose au public. Pour prolonger cette expérience, j’organise des événements, des conférences, des performances liés au sujet, d’une nature plus militante.
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Dans Léviathan, vous explorez la comparution immédiate, une procédure pénale rapide qui permet de faire juger un prévenu dès la fin de sa garde à vue. Quel pouvoir prêtez-vous à la fiction pour réduire les inégalités et réparer des dysfonctionnements ?
C’est très important de ne pas me situer dans une démarche thérapeutique ou évangélique. J’essaie de ne pas appréhender la réception d’un spectacle par les spectateurs et spectatrices, parce que j’ai l’impression que c’est une forme de clientélisme. Cela m’effraie. Nous avons fait une longue tournée qui va s’achever cette année à l’Odéon– Théâtre de l’Europe ; plusieurs milliers de personnes auront vu le spectacle. Les gens ne connaissent pas la comparution immédiate, qui est pourtant le premier pourvoyeur d’incarcérations en France. Il y a la possibilité de porter à la connaissance d’un certain nombre de personnes des sujets peu connus. Et puis, j’ai l’impression que l’art peut créer un électrochoc sensible. Aussi, les auditions de comparution immédiate sont publiques, mais il n’y a jamais personne dans la salle. Or, je pense que la justice a besoin des civils. Le spectacle donne une possibilité de se réapproprier la justice ; nous déplaçons d’une certaine manière le tribunal à l’intérieur d’un théâtre. Bouleverser, déplacer les représentations, les transformer… je crois que c’est à cela que sert l’art depuis toujours.
Pour en parler à mk2 Institut, vous avez choisi le documentaire Toute la beauté et le sang versé de Laura Poitras (2023). Pourquoi ?
J’avais pensé à des films comme Les Maîtres fous de Jean Rouch, une œuvre anthropologique avec une expérience de transe autour de la colonisation, et à un documentaire de Rithy Panh où il filme son bourreau dans le camp de concentration S21 au Cambodge. Ces gens partent de faits réels, comme c’est mon cas, et montrent comment un ou une artiste va se servir de ce médium pour tenter de comprendre une situation, de la faire connaître et, d’une certaine manière, d’agir dessus. Je trouve très fort ce que propose Laura Poitras.
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Je pense aussi à Citizenfour, sur Edward Snowden [sorti en 2015, ndlr]. J’adore dans son cinéma le fait d’embarrasser. Je pense qu’il faut se méfier des positionnements d’artistes. Alors qu’embarrasser le calme, le confort, l’habitude, je trouve cela extrêmement excitant dans l’art. C’est ce que Poitras fait en adoptant parfois des positions assez dangereuses. Comme Nan Goldin. Je trouvais aussi intéressant un film de femme sur une artiste femme. Le documentaire montre à la fois l’œuvre photographique de Goldin, et tout ce que cette dernière a mené contre la famille Sackler, responsable de la crise des opioïdes aux États-Unis. Il y a des angles morts, bien sûr, elle ne peut pas tout résoudre, mais ce n’est pas ce qu’on demande à Goldin. Ça ouvre des brèches dans des luttes. Il faut s’en saisir et ne pas attendre que les artistes résolvent tout.
• Léviathan de Lorraine de Sagazan, aux Ateliers Berthier – Odéon-Théâtre de l’Europe, jusqu’au 23 mai
• Théâtre, cinéma : quand les artistes s’engagent, master class mk2 Institut,au mk2 Odéon (côté St Germain), le 20 mai, à 19 h 30