Il paraît que votre désir de raconter des histoires vient de votre grand-mère. Vous pouvez nous en parler ?
Mes deux grands-mères ont été très importantes dans ma vie. Je leur ai dédié mon premier film, La ciénaga (2001), bien qu’elles soient décédées. Ma grand-mère maternelle était une femme argentine, catholique. Comme beaucoup de femmes de sa génération, elle n’avait visiblement pas la vie qu’elle aurait souhaitée. Les récits, le fait de se plonger dans des histoires, était une façon de s’échapper de la vie quotidienne, d’exister dans des univers plus proches de ce à quoi elle aspirait.
Dans la région du Nord de l’Argentine où j’ai grandi [Lucrecia Martel est née à Salta, au pied des Andes, dans un endroit très conservateur, marqué par la division entre les communautés. Ses trois premiers films sont regroupés sous le nom de la trilogie de Salta, du nom de sa ville d’origine, ndlr], il y a une habitude très saine : faire la sieste. Les gens rentrent de leur travail à midi, reprennent à 16 heures. Entre temps, il faut tenir les enfants tranquilles, les faire dormir, pour que les adultes se reposent.
Ma fratrie était nombreuse, alors ma grand-mère nous racontait des histoires au lit. On ne dormait pas, on l’écoutait, on buvait ses paroles, suspendus à ses lèvres. Notamment parce que ses histoires terrifiantes, horribles, nous mettaient en transe. La peur, la fascination pour les mots, tout vient de là. Un jour, mon père a mis fin à ce rituel qui provoquait des cauchemars…
La Ciénaga (a) Ad Viam
De quoi parlaient ces histoires ?
C’est là que résidait le talent de ma grand-mère. Ces histoires n’étaient pas des inventions, mais des choses lues, empruntées à la littérature. Elle adaptait ces fictions à notre environnement, les personnalisait, nous faisait croire que c’était arrivé à elle ou à d’autres, dans des recoins de la maison. C’était d’une grande efficacité. L’impact de ce procédé a déclenché ma vocation de cinéma.
Vous avez raconté que la structure narrative de vos films, souvent tortueuses, venait de vos conversations téléphoniques avec votre mère. Comment cela vous a-t-il inspiré exactement ?
Ma mère aimait beaucoup parler. En rentrant du cinéma, elle nous racontait les films. J’adorais écouter ces comptes-rendus. Là où beaucoup de gens craignent le spoiler, moi, je le cherche. J’adore qu’on me raconte les films, leur fin. Parfois, je préfère écouter les gens raconter les films plutôt que de les voir.
Je suis captivée par le récit oral. Il permet de projeter, de fantasmer entre les images. Quand ma mère revenait sur les films, j’avais la sensation qu’ils étaient au ralenti : elle s’arrêtait sur des détails, se perdait dans les descriptions du décor, des meubles, des scènes de sexe aussi… Je me souviendrai toujours de la façon dont elle nous avait dépeint les scènes charnelles de Fanny et Alexandre d’Ingmar Bergman. Ces récits très personnels, chaotiques, allaient dans tous les sens. Idem pour nos conversations téléphoniques. Ma mère me téléphonait pendant des heures, me citait des noms… En raccrochant, je me disais : « Qu’a-t-elle voulu me raconter au juste, quelle est la racine de ces digressions ? » Quelques jours passaient, et je finissais par percevoir la substance, le contenu très évocateur de ce qu’elle avait voulu me transmettre. La structure de La ciénaga est inspirée de cette parole fragmentaire, disjointe.
Lucrecia Martel (c) DR
Vos quatre films plongent d’ailleurs le spectateur dans des situations sensorielles sans les expliquer, jouent sur la désorientation par le hors champ, le décadrage. Pourquoi est-ce plus fort que d’imposer un récit efficace ?
Je suis persuadée que lorsqu’un film est construit sur une logique d’intrigue implacable, un arc narratif impitoyablement tendu, il n’en reste pas grand-chose dans l’esprit – seulement des bribes, presque rien. Alors que si cette architecture est anarchique, décousue, le spectateur entame un travail de rétrospection, de réminiscence. Il devra revenir sur le film, reparcourir son contenu. Son impact sur votre mémoire sera bien plus fort. La trace sera plus riche, fructueuse.
Dans la séquence d’ouverture de La Femme sans tête, la vérité de l’accident est laissée hors-champ mais surgit par le son : la musique laisse place au crissement de pneus, puis au bruit de la pluie qui s’abat sur les pare-chocs. Vous semblez avoir davantage foi en le son qu’en l’image. Pourquoi ?
À notre époque, l’image donne l’illusion d’une vérité instantanée. Elle nous fait croire que l’on sait, parce qu’on a vu. L’image est un flash, une vision subliminale qui persuade, conforte un préjugé, une intuition. Mais l’image est rapide. Et vite penser, c’est mal penser. Ça ne demande aucun approfondissement, aucune remise en question. C’est de l’ordre d’une pensée de survie, comme lorsque l’on fuit un animal dangereux. Dans cette logique de l’instantané, l’image a pris une puissance immense. Mais cette vitesse qui conditionne nos vies – celle de la technologie, aussi – gagnerait à ralentir, à prendre de la distance. Le son appelle précisément à une réflexion plus lente. Pour appréhender notre environnement, et les autres, par le son, la respiration, il faudra plus de temps, de patience, une durée dilatée. Le son est une attitude face au monde.
La Femme sans tête (c) Ad Vitam
Dans La Ciénaga, une famille bourgeoise voit son apparente moralité vaciller sous le regard de ses enfants. Dans La Femme sans tête, vous vous inspirez d’un fait divers pour raconter comment une famille, en couvrant sa fille d’un délit de fuite en voiture, la transforme en monstre. D’où vient cette obsession de sortir vos personnages du déni ?
Quand on veut, dans un réflexe de survie, de réparation, effacer de notre esprit ce qui fait mal, on ne peut pas le faire de façon ciblée. Si vous vous disputez avec quelqu’un, vous ne pouvez pas supprimer uniquement ce souvenir. Il vous faudra l’évacuer entièrement de votre vie, faire comme si elle n’avait jamais existé. En même temps que cette personne, vous effacerez tous les endroits parcourus avec elle, les belles choses vécues, les idées qu’elle a suscitées. C’est comme une tache qui se répand. Elle devient un trou, car dans la vie, qu’a-t-on d’autre que le souvenir des êtres, des choses vécues, des relations ? Par le déni, on réduit la matière de sa vie. C’est précisément ce qui m’intéresse.
Dans La Femme sans tête, chaque détail mis de côté – le fait que l’héroïne élude qu’elle était à l’hôtel avec un homme, puis à l’hôpital, avant de faire disparaître des preuves -, chaque rejet en provoque un autre. En essayant de se protéger, le personnage efface sa vie entière, devenue un vaste mensonge. À ce titre, le déni est dangereux, c’est un venin puissant.
Faut-il y voir un lien avec l’histoire de l’Argentine, qui a toujours eu du mal à reconnaître son passé esclavagiste et dictatorial ?
Bien-sûr, je réfléchis à ce déni sur le plan de la communauté, de la société à laquelle j’appartiens. L’Argentine, dans toutes les phases de son passé, a eu des rejets massifs de son histoire [le pays, qui a aboli l’esclavage et le traite des populations africaines en 1853, a très mal intégré sa population afro-argentine, pourtant importante et influente culturellement, ndlr]. J’ai vécu pendant mon enfance la dictature militaire [qui débuta en 1976 avec le putsch du général Jorge Rafael Videla et pris fin en 1983, ndlr.] C’est un des thèmes majeurs de mon cinéma.
Une histoire me vient en tête, à ce propos. L’autre jour, ma compagne Julieta écoutait un documentaire sur l’histoire de Paris, qui expliquait comment de nombreuses statues équestres de généraux romains ayant conquis Paris, et dominé la Gaulle, ont été retirées de la capitale. J’ai pensé à toutes ces traces effacées, comme à ces images de statues de dictateurs qu’on a fait chuter en Amérique latine : Staline, Christophe Colomb. Pourquoi faire disparaître des personnages problématiques qui ont été célébrés à une époque, plutôt que questionner cette croyance antérieure ?
Peut-être que si les Français avaient gardé ces statues, ils auraient abordé autrement la question de leur propre domination. Une autre conscience du rôle de la colonisation dans l’histoire des peuples aurait sans doute émergé. Une ville où les statues ne seraient pas destituées, mais plutôt accompagnées d’autres statues expliquant leur contexte d’émergence, permettrait aux citoyens de connaître les couches successives de son pays. L’histoire est un palimpseste, pas une succession de gommages – intégrer cette conception nous rendrait tous meilleurs.
Lucrecia Martel, le cinéma hors de lui – rétrospective jusqu’au 1er décembre au Centre Pompidou
Portrait d’ouverture © Valeria Fiorini – courtesy of Rei Pictures